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Articles littéraires et philosophiques

Jean d’Ormesson : « Presque rien sur presque tout »

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Quel beau titre pour ce roman – mais est-ce un roman ? – publié en 1996.
Jean d’Ormesson y rend accessible au grand public la signification de la science actuelle de l’univers et tire les conséquences des dernières théories.

D’entrée de jeu, l’auteur annonce la couleur : sans l’homme, rien n’existerait. Page 9, il dit : « L’homme est la mesure de tout parce qu’il n’y a rien que par lui, à travers lui et pour lui. »
Nous connaissons déjà la conclusion : n’est-ce pas trop tôt ? Non, car elle est si étonnante que le lecteur a envie de lire la suite !

On pourrait appeler cette œuvre « roman scientifico-philosophico-poétique de l’Univers » : en effet, l’auteur contemple l’univers à la lumière de la science actuelle et tente des prises de conscience de ce que cela implique.  L’avant- bigbang, néant « habité », pourrait-on dire, puisqu’il produira de l’être : l’auteur se demande si on pourrait l’appeler « dieu ». Puis le bigbang, cette explosion créatrice, enfin l’après-bigbang, c’est-à-dire notre Univers, qui se déroule dans l’espace et le temps : il l’appelle L’ÊTRE.

Il en présente justement les cadres : l’espace et le temps. Evoque les grands événements : l’évolution, l’apparition de la vie : plantes, animaux, homme. Avec l’avènement de cet élément majeur : la conscience, qui changera tout.

En conséquence, de nombreux chapitres sont consacrés à l’homme chez qui advient cette conscience. Les dimensions principales de son activité : penser, parler, imaginer, croire, l’amour sont évoquées, et même… ses animaux préférés ! Mais pourquoi pas ? Acceptons le cheval, si souvent sacrifié au service de l’homme !
L’introduction nous ayant donc annoncé la conclusion, il reprendra ensuite l’aphorisme bien connu : « L’homme est la mesure de tout » dont il ne dit toujours pas la source.
Ceci, à dessein sans doute, puisqu’il utilise cette formule célèbre dans un sens tout à fait différent de celui des Sophistes. Pour Gorgias et Protagoras, qui limitaient les ambitions de Platon, l’homme ne peut connaître la vérité absolue : sa connaissance est relative à ce qu’il est lui-même et elle est très limitée.
Totale subversion ici : nous verrons que cette formule-caméléon prend un tout autre sens, voire opposé, sous la plume de notre auteur.

Il va montrer, d’une part, que l’homme est la condition de l’existence même de l’univers.
D’autre part, que l’homme, jusqu’à un certain degré, peut atteindre des vérités essentielles, est donc capable d’une connaissance vraie.

Je reprends le premier point :  l’homme est la condition de l’existence même de l’univers. En effet, celui-ci s’effondre s’il n’y a personne pour le penser. Supprimez toutes les consciences, (sans oublier la vôtre !) : l’univers s’évanouit.
” Le tout n’existe que parce qu’il existe des hommes pour le penser.” (p. 65)
 « D’un tout où les hommes n’auraient jamais apparu, on pourrait à peine dire – et qui d’ailleurs le dirait ? – qu’il eût jamais existé. » ( p. 65)
 Mais le plus étrange, c’est qu’il a fallu 15 milliards d’années pour que le Tout ait un sens, puisqu’il n’y a que l’homme qui puisse lui en donner un. La condition d’existence de l’univers est un produit même de l’univers :
« La pensée est un sous-produit du tout et c’est par elle que le monde existe ». (p. 369)
Donc « L’homme est la mesure de toute choses » prend un sens positif et révèle l’importance de l’homme, alors que les Sophistes le rappelaient à son insignifiance.
Cela ne veut pas dire pour autant que l’homme soit capable de connaitre l’essence même de l’Univers, la vérité sur l’Univers. L’image qu’il s’en fait peut-être à la mesure de ses capacités, relative à sa constitution. La mise en garde des Sophistes resterait ici encore valable.
Mais pas pour longtemps, car ensuite Jean d’Ormesson évoque un fait presque aussi sensationnel, et qui oblige à contester le rappel à l’ordre des Sophistes.
L’homme jusqu’à un certain degré peut atteindre des vérités essentielles. Il a inventé les mathématiques qui permettent d’établir des lois scientifiques vraies. Vraies, puisqu’elles permettent la prévision exacte de phénomènes naturels.
Ce qui veut dire que notre cerveau, ce produit de l’évolution animale, peut communiquer avec l’essence de l’univers.
Remarquons que tant que l’homme produisait des mythes pour expliquer les faits naturels ou même humains (par exemple la colère de Zeus pour expliquer le tonnerre ou les défaites militaires), il s’agissait de produits de l’imagination sans rapport avec la réalité. Mais lorsqu’un savant découvre une loi qui lui permet de prévoir sans erreur les phénomènes naturels, cela révèle une étrange connivence entre l’Univers et la pensée humaine.
Là est le grand mystère ; l’homme, ce produit tardif et infime de l’évolution, peut atteindre l’essence de l’Etre qui l’a produit !
Connaissance limitée, certes, mais qui ne cesse de croître et, surtout, qui est vraie.

REMARQUE : L’avènement de la science est daté d’habitude de GALILEE. En fait, ARCHIMEDE – on se rappelle le célèbre EUREKA –  avait établi les premières lois scientifiques, et ce n’est pas par hasard qu’il était mathématicien car l’Univers a partie liée avec les mathématiques. La science était donc née et l’on ne s’en est pas aperçu ! Il a fallu atteindre des centaines d’années pour la recréer.

Je reviens aux Sophistes : leur formule prend maintenant un sens complètement différent.
De négatif, ce jugement devient doublement positif. L’existence de l’Univers dépend de l’homme et l’homme peut le connaître.
Y aurait-il un lien caché entre le cerveau humain et l’Univers, lien qui donne à l’homme la possibilité de découvrir ses lois ?
Dans le court chapitre intitulé justement « LE LIEN CACHE », p. 284-5, l’auteur dit ceci :

” Il n’est pourtant pas acquis d’avance que le destin de l’homme soit de connaître l’univers et que le destin de l’univers soit d’être connu par l’homme. La clef secrète de l’affaire, c’est que l’homme ne peut jeter ses filets sur le tout et lui imposer ses catégories logiques’ et ses structures mathématiques que parce le tout se les laisse imposer. “Ce qu’il y a de plus incompréhensible, disait Einstein, c’est que le monde soit compréhensible.” Comment ne pas être tenté de sauter, peut être avec un peu de hardiesse et de précipitation, un pas métaphysique   Comment ne pas se laisser aller à rêver que l’homme était fait pour conquérir le tout et que le tout était fait pour être conquis par l’homme. »

En conclusion de ce qui précède, « L’homme est la mesure de toute chose » nous revient avec un sens tout différent, positif cette fois, opposé à la mise en garde des Sophistes. Étrangement, sans changer un mot. Ils nous disaient, je le rappelle, que l’homme ne peut rien connaitre vraiment, mais la science moderne nous dit le contraire.

Oui, nous sommes donc capables de connaissance vraie. Peut-être même connaissons-nous presque trop car ce changement des rapports de l’homme à l’Univers a deux conséquences graves.

La première : les hommes “accélèrent la marche du tout dans des proportions prodigieuses.” (p. 330)
Je rappelle que Claude Lévy Strauss l’avait signalé depuis longtemps : plus l’homme fait de découvertes et produit d’inventions, plus elles en suscitent d’autres et à une plus grande vitesse. Voyez, en électronique, chaque jour apparaissent de nouveaux appareils, produits de la science, qui rendent obsolètes ceux d’hier : on peut à peine suivre.
Et d’Ormesson constate que dans une certaine mesure l’homme n’est plus maitre de ses inventions : ses robots le dépasseront peut-être.

La seconde conséquence est que : « La direction de la planète est passée entre mes mains » (p.267 : c’est l’homme qui parle).
Voyez les changements climatiques dont les activités humaines sont responsables. Les déchets qui polluent la terre et les eaux et compromettent l’avenir des êtres vivants.
Les conquêtes de l’homme le mettent en danger. Trop de pouvoirs aux mains de l’apprenti-sorcier !

Donc, oui, « l’homme est la mesure de toutes choses », mais dans un sens tout différent de celui des Sophistes, ce que l’auteur ne précise jamais.

J’ai choisi d’exposer ce qui précède parce que c’est le sens qui est véhiculé à travers toute l’œuvre, on pourrait dire sa raison d’être. Mais il y a d’autres passages qui sont importants, ou écrits d’une manière si savoureuse !
J’aimerais donc en présenter quelques-uns.
D’abord une constatation remarquable : la tendance universelle à rassembler.
Parallèle à une tendance à se diversifier : deux constantes du devenir de l’Univers et même de l’homme.

Le cours de l’Univers tend, en effet, à rassembler et unir.

« Unir et rassembler, c’est la devise du tout. Rien n’échappe au tout, immense troupeau céleste gardé par les chiens de la nécessité et par le berger de la loi dans les pâturages sans fin de l’espace et du temps.
Il y a, à travers le tout, comme une contagion de l’union et du rassemblement. Il y a, de l’univers à l’atome, une cascade de touts subalternes et successifs. » (p. 286)

Il cite les galaxies, la terre, nos corps, la molécule…et continue :

« Rien de surprenant à voir l’homme chercher sans cesse à unir et à rassembler… L’histoire universelle est l’histoire d’ensembles successifs qui tendent vers l’unité … » (p. 286)

L’auteur présente encore une foule d’exemples : familles, tribus, villages, pays…
Et il évoque cette tendance, dans l’histoire universelle, à former des empires, à unifier des grands ensembles. Il cite les grands conquérants de l’histoire : les Gengis Kahn, Alexandre, les Romains, Napoléon… puis évoque le communisme et, comme expression actuelle de cette tendance, les tentatives d’union de l’Europe.

REMARQUE :  au-delà de cas psychologiques particuliers, d’ambitions personnelles, il y aurait donc cette tendance générale de l’Univers à unifier, à lier. Les grands conquérants sont les INSTRUMENTS d’une loi qui gouverne le Tout.
Serait-ce pour cela que les conquérants ne peuvent s’arrêter, contre toute logique, et se perdent : Alexandre va mourir aux Indes au lieu d’assurer son pouvoir sur l’Asie mineure, Napoléon va chercher littéralement sa Bérézina dans les vastes plaines de Russie impossibles à dominer… etc.
On pourrait ajouter, pour illustrer cette loi, la multiplication des associations de tout genre ainsi que le succès des réseaux sociaux.

Mais, parallèlement, il y a une tendance universelle à la diversification : le bigbang sépare les astres, les planètes, l’évolution n’est qu’une longue suite de distinctions successives et l’apogée est la création des langues, avec toutes leurs complexités grammaticales et lexicales.

REMARQUE : on pourrait illustrer ceci par la résistance des gens lorsqu’un gouvernement veut unifier les comportements individuels pour des raisons pratiques. Par exemple, l’école publique a permis d’uniformiser la langue française, mais il faut remarquer l’insistance des familles à apprendre aux enfants des langues locales qui ne servent plus à rien, afin de conserver les particularismes. On peut citer aussi le goût des traditions qui s’oppose au goût, aussi évident, du nouveau. Les humains résistent à réduire leur diversité et veulent sans cesse en créer d’autre : l’art actuel, par exemple, crée du nouveaux à n’importe quel prix, même à celui de la beauté !

Rassembler et distinguer semblent donc être des lois universelles de l’Etre. 

Je pense avoir exposé l’essentiel mais je citerais volontiers encore quelques bons passages.
La religion :” Le but premier de toute religion et de toute métaphysiques est de donner un sens à la catastrophe des origines et d’en donner un autre -ou le même – à la catastrophe de la fin. De notre fin à chacun de nous. Et de la fin du tout.” (p.337)
La religion : une des créations les plus universelles.  

Le temps : “Le temps est composé de trois parties inégales. Deux sont énormes et pour ainsi dire infinies, ou au moins indéfinies : le passé et l’avenir. La troisième est minuscule jusqu’ à l’inexistence: Le présent. On pourrait d’ailleurs soutenir qu’aucune de ces trois parties n’a vraiment d’existence: le passé, parce qu’il n’existe plus ; l’avenir, parce qu’il n’existe pas encore; Le présent, parce qu’il est à chaque instant, et malgré sa permanence, en train de s’évanouir. Tout est étrange dans le temps. …

Le passé est faible parce qu’il est mort. Le passé est très fort parce que personne, jamais, et même pas Dieu, ne pourra faire en sorte qu’il n’ait pas existé. Le passé est du temps tombé dans le néant et frappé d’éternité. ” (p. 48)
D’Ormesson montre ensuite qu’on peut changer le sens du passé – ce que font les historiens- mais non le passé lui-même.
Puis cette jolie phrase : ” Le passé a un bel avenir puisque sans cesse la présente tombe dans le passé et le gonfle ». 

Et encore sur le présent :

  1. 57: ” Le présent est toujours là, mais plutôt sur le mode de l’absence. Il est permanence et évanouissement, continuité et renouvellement. Rien n’est absent comme le présent. Rien de plus présent que cette absence.”  

Le Présent est coincé entre les deux machines énormes que sont le passé et l’avenir.

Et, plus loin :

” L’ennui est que nous passons notre vie entière sur cette crête irréelle, dans cette absence d’existence. Le tout se déploie dans cet évanouissement. L’univers subsiste dans un présent éternel qui s’effondre à chaque instant entre le passé et l’avenir. Nous habitons dans quelque chose qui n’a pas la moindre réalité et ce que nous appelons le réel est, sinon un mirage, du moins un piège métaphysique où tombe et brille tout ce qui existe. Le monde surgit dans cette convulsion de l’être sans la moindre épaisseur que nous appelons le présent. Toute la réalité du tout se tient à chaque instant en équilibre instable sur cette absence de réalité.” (p. 59)

D’une certaine manière, l’auteur se répète, mais il le fait si bien !

Encore quelques constatations savoureuses, juste pour le plaisir.
Pourquoi le bigbang ?

Le néant qui s’ennuyait s’est monté un spectacle.” (p. 22)

Ailleurs, il dit en substance : le néant fatigué de s’aimer se crée un vis-à-vis à aimer.
Il nous rappelle aussi, judicieusement, que nous ne sommes peut-être qu’un moment de l’évolution, qu’apparaîtra plus tard un être qui aura sur nous le même regard que nous avons sur l’algue bleue.

Et sur le feu :Il sert » à la cuisine et à l’apocalypse.”

Et encore une constatation que j’appellerais malicieuse ::

« Il est un peu gauche pour un homme de parler de la pensée, car il ne peut rien en dire qu’en se servant de la pensée… » (p.150)

Pour finir cette présentation, je me permettrai un commentaire puisqu’il s’agit d’une œuvre philosophique.
Une œuvre philosophique, en effet, a ses exigences.
D’abord, une exigence de précision. Je regrette que l’auteur, souvent, ne cite pas ses sources. Rendons à César…
« L’homme est la mesure de tout » célèbre adage des Sophistes, est employé, nous l’avons vu, comme un lieu commun, voire une idée de l’auteur.
Il aurait été intéressant, en outre, en rapportant l’adage à leurs auteurs, d’en rappeler le sens, et de montrer l’évolution de ce sens à la lumière des conquêtes de l’homme que d’Ormesson a mises au jour. (Ce que je n’ai pu m’empêcher de faire en passant, car je ne peux pas concevoir cet usage désinvolte d’une formule si célèbre).
L’auteur emploie aussi, deux fois, anonymement, comme si c’était un lieu commun connu depuis toujours, la célèbre phrase de LEIBNITZ : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »
Ce n’est pas un lieu commun : il a fallu attendre un philosophe du XVIIème siècle pour se poser cette question géniale !

En outre, une étude philosophique a une exigence de complétude.
L’auteur s’étend en de longues citations sans aucun intérêt, comme celle, sans fin, de cette blague de normaliens qui concoctent un texte savant mais loufoque complètement dénué de sens, ainsi qu’en énumérations d’exemples tout à fait inutiles. On dirait qu’il subit une véritable compulsion à ne rien laisser de côté lorsqu’il est sur une voie.
Mais d’autre part, on peut regretter des manques.
J’en signalerai deux.
Dans la description de l’homme, plusieurs chapitres sont consacrés à l’amour mais aucun à la haine, la violence, alors que c’est un élément important et endémique de l’histoire des hommes. Caïn, très tôt, avait donné le ton. Et encore à notre époque, les guerres et violences de tout genre continuent et nous menacent.
S’il avait lu, ou mieux lu, Freud – au lieu de l’évoquer pour rien deux ou trois fois avec condescendance sous la dénomination du « bon docteur Freud » – il n’y aurait pas cette immense lacune. A côté d’Eros, en l’homme, il y a Thanatos : l’amour, mais aussi la haine destructrice.
Il devait d’autant moins l’oublier qu’il attribue une mission trans-humaine, cosmique, à l’action des grands conquérants qui sont de grands tueurs ! Comme il le dit si bien : « La plupart de ceux dont on apprend les noms aux enfants des écoles relèvent des tribunaux. Tuer deux hommes : en prison. Tuer deux cent mille : sur le trône et dans les livres.” (p.264)

« Les grands hommes de l’histoire sont d’abord des assassins de génie. »

 Il y a une façon de tuer et de voler qui s’inscrit dans l’histoire, qui la fait progresser et qui la constitue.” (p. 265) 

Négliger cette dimension dans la description de l’homme est donc inacceptable.
Et pourquoi n’évoque-t-il pas les activités ludiques ?  Le jeu, les fêtes ne sont-ils pas aussi une dimension universelle de l’activité humaine, plus importante encore que le chien ou le chat ?
Le second manque concerne le langage auquel il consacre cependant plusieurs chapitres.
Pour illustrer cette loi universelle, « rassembler et unifier », l’auteur choisit le besoin de conquérir et d’imposer sa loi. Mais ce fait n’illustre que la moitié du processus, c’est-à-dire « rassembler-unifier », mais non « diversifier » qui lui est conjoint.
Ce serait même un contre-exemple car les conquérants ne diversifient pas, au contraire, généralement, ils tendent à laminer les particularismes des peuples conquis pour imposer leur loi.
Dans cette perspective, il se devait de mentionner le langage, une manifestation beaucoup plus représentative puisqu’elle rassemble et diversifie en même temps, et beaucoup plus générale puisqu’elle définit la spécificité de l’homme.
Il a fait de la prise de conscience par l’homme la condition même de l’existence de l’univers : or la prise de conscience n’existe que par le langage car la pensée n’existe que par la parole : lui-même le constate.
Il est donc bien plus important que les conquêtes et il illustre beaucoup mieux qu’elles la loi de l’Univers.
En effet, les langues, dans leur structure même, diversifient et rassemblent en même temps.
Qu’est-ce qu’une langue ?
Des lettres, des mots, des phrases : avec une trentaine de phonèmes, on peut faire une infinité de mots et donner du sens à leurs relations par la grammaire. Comme dans la nature, nous avons des atomes, des êtres et des lois qui régissent leurs rapports. Une langue est un petit univers : comme le grand, c’est un système à la fois clos et ouvert, capable d’évoluer en créant de nouveaux êtres obéissant aux mêmes lois.
En outre, le langage semble, beaucoup plus que les conquêtes militaires, généré par une loi universelle car il a été inventé par des hommes frustes qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient.
Il a fallu en effet des grammairiens pour mettre au clair les règles que les primitifs, les enfants et les ignorants appliquent sans les connaître, il a fallu les linguistes du XXème siècle pour en percer tous les secrets ! Le langage fonctionne en l’homme comme une loi de la nature. Il passe pour ainsi dire à travers lui !
Si d’Ormesson voit dans les conquérants des artisans au service de la grande loi de l’Univers, que dire des êtres parlants qui par leur parole sont la condition même d’existence de cet Univers !

La langue, cette création savante d’un minus habens, est donc une manifestation beaucoup plus évidente de la loi qui gouverne le Tout !
Cette loi qui régit toutes nos pensées et actions sensées, est explicitée comme canon de la beauté « richesse et harmonie » : les Anciens le savaient déjà. Nous exigeons qu’un roman, un tableau, une symphonie soient des entités riches et bien construites.

Pour conclure, il faut reconnaître, malgré les lacunes, importantes du point de vue philosophique, l’immense érudition de l’auteur et la qualité de son écriture.
Ce n’est pas une œuvre de vulgarisation, même si étymologiquement le mot semble convenir, puisqu’il y a passage de connaissances de spécialistes au public non spécialisé. Le mot ne convient pas ici car J. d’O ne simplifie pas : il traduit des notions scientifiques dans un style littéraire et en développe toutes les étonnantes conséquences.
Mais il aurait dû suivre la loi qui gouverne l’être : l’unité dans la diversité ! Ici, la diversité nuit à l’unité ! Il se noie dans l’une et manque parfois l’autre !
Un roman, puisqu’il l’appelle ainsi, très intéressant, mais un peu bavard peut-être aux yeux du philosophe ? Cependant, les longueurs sont justifiées sans doute pour le poète qui prend son temps pour s’étonner, s’extasier, et comme il ne peut mettre des blancs pendant qu’il le fait, il remplit des pages !

Jean d’Ormesson est un écrivain hautement médiatique, mais que restera-t-il de lui dans la postérité ? Entrera-t-il au panthéon des grands écrivains ?