Artiste-peintre
Facebook

Essai: Du Père-Dieu à Dieu le Père

Je vais déroger un peu à mes analyses habituelles sur les œuvres ou leurs auteurs, car j’aimerais communiquer quelques réflexions au sujet de deux personnes qui ont choisi une vocation religieuse dans des conditions similaires, qui m’ont menée à des conclusions identiques quant à leurs motivations, notamment psychologiques.

La première, je l’ai bien connue ; je l’appellerai Marie afin de préserver son anonymat.

Famille aisée, belle demeure, le père exerce un bon métier.

Ce père était le roi de la maisonnée. Sa mère, une très gentille femme, soumise au tyran domestique. Seule fille entre deux garçons, Marie était au service des mâles, petits et grand. Par exemple, elle avait pour tâche de cirer les chaussures de ses frères.

Mais voilà qu’adulte, elle échappe aux mains du Tyran familial : Elle pratique consciencieusement la profession de secrétaire jusqu’à ses 21 ans. Puis, majeure (à l’époque la majorité était à cet âge), elle décide d’entrer au couvent, échappant ainsi définitivement à son maître de père.

Elle se permet ainsi de quitter en bonne conscience le dieu terrestre, mais pour mieux se soumettre au Dieu céleste. Une soumission totale remplace une soumission tout de même relative.

N’est-pas tomber de Charybde en Scylla ? Comment interpréter une telle “libération”?

J’y vois à la fois une satisfaction et une expiation : Satisfaction de se libérer du tyran terrestre, mais aussi, pour avoir osé le faire, expiation en se mettant complètement au service de l’autre Père.

Mais pourquoi se punir? Pourquoi ne peut-elle pas simplement se libérer? Pourquoi choisir une soumission plus totale à un Maître encore plus exigeant ?

C’est qu’elle doit expier sa fuite, son « insoumission ».

Petit enfant, elle a introjecté l’image d’un père tout-puissant, protecteur, auquel l’ensemble de la famille doit tout, et auquel elle voit sa mère soumise sans contestation. Cette image paternelle reste dans l’inconscient et charge sa fuite de culpabilité.

C’est ainsi que sa « libération » se solde par un sacrifice plus grand encore.

 

Deuxième cas: celui d’une femme que je nommerai Jeanne.

Famille aisée aussi, le père directeur de banque.

La mère est enseignante, mais quitte son métier assez tôt. Elle était gentille, de santé fragile, soumise elle-aussi, avec une tendance à la dépression.

Ici, le père-tyran cherche à diriger la vie de sa fille en lui imposant une profession: devenir médecin. Elle n’en a aucune envie, se soumet quand même, mais après trois ou quatre ans d’études médicales elle décroche et entre au couvent, échappant ainsi, et de la même manière, au tyran familial.

Pour se soumettre ici aussi à un autre maître, plus exigeant encore. Même phénomène de satisfaction et d’autopunition en même temps que chez Marie. Même culpabilité vis-à-vis d’un père protecteur et puissant dont l’image reste dominante dans l’inconscient du sujet.

Ce qui montre bien le caractère dirais-je secondaire de la vocation dans le cas de Jeanne, c’est le fait qu’elle est devenue religieuse plus tard dans la vie civile et qu’elle donnait… des cours de danse!

Voici deux destins parallèles où l’on voit que la femme ne s’autorise à se libérer d’un père-tyran qu’en payant un prix exorbitant : On quitte une sujétion pour en choisir une encore plus totale afin d’expier, se faire pardonner.

Ce sont deux cas qui m’ont semblé assez éloquents pour que j’ose cette hypothèse explicative.

Jean d’Ormesson : « Presque rien sur presque tout »

 Télécharger cet article au format PDF  pdf-icon2

 

Quel beau titre pour ce roman – mais est-ce un roman ? – publié en 1996.
Jean d’Ormesson y rend accessible au grand public la signification de la science actuelle de l’univers et tire les conséquences des dernières théories.

D’entrée de jeu, l’auteur annonce la couleur : sans l’homme, rien n’existerait. Page 9, il dit : « L’homme est la mesure de tout parce qu’il n’y a rien que par lui, à travers lui et pour lui. »
Nous connaissons déjà la conclusion : n’est-ce pas trop tôt ? Non, car elle est si étonnante que le lecteur a envie de lire la suite !

On pourrait appeler cette œuvre « roman scientifico-philosophico-poétique de l’Univers » : en effet, l’auteur contemple l’univers à la lumière de la science actuelle et tente des prises de conscience de ce que cela implique.  L’avant- bigbang, néant « habité », pourrait-on dire, puisqu’il produira de l’être : l’auteur se demande si on pourrait l’appeler « dieu ». Puis le bigbang, cette explosion créatrice, enfin l’après-bigbang, c’est-à-dire notre Univers, qui se déroule dans l’espace et le temps : il l’appelle L’ÊTRE.

Il en présente justement les cadres : l’espace et le temps. Evoque les grands événements : l’évolution, l’apparition de la vie : plantes, animaux, homme. Avec l’avènement de cet élément majeur : la conscience, qui changera tout.

En conséquence, de nombreux chapitres sont consacrés à l’homme chez qui advient cette conscience. Les dimensions principales de son activité : penser, parler, imaginer, croire, l’amour sont évoquées, et même… ses animaux préférés ! Mais pourquoi pas ? Acceptons le cheval, si souvent sacrifié au service de l’homme !
L’introduction nous ayant donc annoncé la conclusion, il reprendra ensuite l’aphorisme bien connu : « L’homme est la mesure de tout » dont il ne dit toujours pas la source.
Ceci, à dessein sans doute, puisqu’il utilise cette formule célèbre dans un sens tout à fait différent de celui des Sophistes. Pour Gorgias et Protagoras, qui limitaient les ambitions de Platon, l’homme ne peut connaître la vérité absolue : sa connaissance est relative à ce qu’il est lui-même et elle est très limitée.
Totale subversion ici : nous verrons que cette formule-caméléon prend un tout autre sens, voire opposé, sous la plume de notre auteur.

Il va montrer, d’une part, que l’homme est la condition de l’existence même de l’univers.
D’autre part, que l’homme, jusqu’à un certain degré, peut atteindre des vérités essentielles, est donc capable d’une connaissance vraie.

Je reprends le premier point :  l’homme est la condition de l’existence même de l’univers. En effet, celui-ci s’effondre s’il n’y a personne pour le penser. Supprimez toutes les consciences, (sans oublier la vôtre !) : l’univers s’évanouit.
” Le tout n’existe que parce qu’il existe des hommes pour le penser.” (p. 65)
 « D’un tout où les hommes n’auraient jamais apparu, on pourrait à peine dire – et qui d’ailleurs le dirait ? – qu’il eût jamais existé. » ( p. 65)
 Mais le plus étrange, c’est qu’il a fallu 15 milliards d’années pour que le Tout ait un sens, puisqu’il n’y a que l’homme qui puisse lui en donner un. La condition d’existence de l’univers est un produit même de l’univers :
« La pensée est un sous-produit du tout et c’est par elle que le monde existe ». (p. 369)
Donc « L’homme est la mesure de toute choses » prend un sens positif et révèle l’importance de l’homme, alors que les Sophistes le rappelaient à son insignifiance.
Cela ne veut pas dire pour autant que l’homme soit capable de connaitre l’essence même de l’Univers, la vérité sur l’Univers. L’image qu’il s’en fait peut-être à la mesure de ses capacités, relative à sa constitution. La mise en garde des Sophistes resterait ici encore valable.
Mais pas pour longtemps, car ensuite Jean d’Ormesson évoque un fait presque aussi sensationnel, et qui oblige à contester le rappel à l’ordre des Sophistes.
L’homme jusqu’à un certain degré peut atteindre des vérités essentielles. Il a inventé les mathématiques qui permettent d’établir des lois scientifiques vraies. Vraies, puisqu’elles permettent la prévision exacte de phénomènes naturels.
Ce qui veut dire que notre cerveau, ce produit de l’évolution animale, peut communiquer avec l’essence de l’univers.
Remarquons que tant que l’homme produisait des mythes pour expliquer les faits naturels ou même humains (par exemple la colère de Zeus pour expliquer le tonnerre ou les défaites militaires), il s’agissait de produits de l’imagination sans rapport avec la réalité. Mais lorsqu’un savant découvre une loi qui lui permet de prévoir sans erreur les phénomènes naturels, cela révèle une étrange connivence entre l’Univers et la pensée humaine.
Là est le grand mystère ; l’homme, ce produit tardif et infime de l’évolution, peut atteindre l’essence de l’Etre qui l’a produit !
Connaissance limitée, certes, mais qui ne cesse de croître et, surtout, qui est vraie.

REMARQUE : L’avènement de la science est daté d’habitude de GALILEE. En fait, ARCHIMEDE – on se rappelle le célèbre EUREKA –  avait établi les premières lois scientifiques, et ce n’est pas par hasard qu’il était mathématicien car l’Univers a partie liée avec les mathématiques. La science était donc née et l’on ne s’en est pas aperçu ! Il a fallu atteindre des centaines d’années pour la recréer.

Je reviens aux Sophistes : leur formule prend maintenant un sens complètement différent.
De négatif, ce jugement devient doublement positif. L’existence de l’Univers dépend de l’homme et l’homme peut le connaître.
Y aurait-il un lien caché entre le cerveau humain et l’Univers, lien qui donne à l’homme la possibilité de découvrir ses lois ?
Dans le court chapitre intitulé justement « LE LIEN CACHE », p. 284-5, l’auteur dit ceci :

” Il n’est pourtant pas acquis d’avance que le destin de l’homme soit de connaître l’univers et que le destin de l’univers soit d’être connu par l’homme. La clef secrète de l’affaire, c’est que l’homme ne peut jeter ses filets sur le tout et lui imposer ses catégories logiques’ et ses structures mathématiques que parce le tout se les laisse imposer. “Ce qu’il y a de plus incompréhensible, disait Einstein, c’est que le monde soit compréhensible.” Comment ne pas être tenté de sauter, peut être avec un peu de hardiesse et de précipitation, un pas métaphysique   Comment ne pas se laisser aller à rêver que l’homme était fait pour conquérir le tout et que le tout était fait pour être conquis par l’homme. »

En conclusion de ce qui précède, « L’homme est la mesure de toute chose » nous revient avec un sens tout différent, positif cette fois, opposé à la mise en garde des Sophistes. Étrangement, sans changer un mot. Ils nous disaient, je le rappelle, que l’homme ne peut rien connaitre vraiment, mais la science moderne nous dit le contraire.

Oui, nous sommes donc capables de connaissance vraie. Peut-être même connaissons-nous presque trop car ce changement des rapports de l’homme à l’Univers a deux conséquences graves.

La première : les hommes “accélèrent la marche du tout dans des proportions prodigieuses.” (p. 330)
Je rappelle que Claude Lévy Strauss l’avait signalé depuis longtemps : plus l’homme fait de découvertes et produit d’inventions, plus elles en suscitent d’autres et à une plus grande vitesse. Voyez, en électronique, chaque jour apparaissent de nouveaux appareils, produits de la science, qui rendent obsolètes ceux d’hier : on peut à peine suivre.
Et d’Ormesson constate que dans une certaine mesure l’homme n’est plus maitre de ses inventions : ses robots le dépasseront peut-être.

La seconde conséquence est que : « La direction de la planète est passée entre mes mains » (p.267 : c’est l’homme qui parle).
Voyez les changements climatiques dont les activités humaines sont responsables. Les déchets qui polluent la terre et les eaux et compromettent l’avenir des êtres vivants.
Les conquêtes de l’homme le mettent en danger. Trop de pouvoirs aux mains de l’apprenti-sorcier !

Donc, oui, « l’homme est la mesure de toutes choses », mais dans un sens tout différent de celui des Sophistes, ce que l’auteur ne précise jamais.

J’ai choisi d’exposer ce qui précède parce que c’est le sens qui est véhiculé à travers toute l’œuvre, on pourrait dire sa raison d’être. Mais il y a d’autres passages qui sont importants, ou écrits d’une manière si savoureuse !
J’aimerais donc en présenter quelques-uns.
D’abord une constatation remarquable : la tendance universelle à rassembler.
Parallèle à une tendance à se diversifier : deux constantes du devenir de l’Univers et même de l’homme.

Le cours de l’Univers tend, en effet, à rassembler et unir.

« Unir et rassembler, c’est la devise du tout. Rien n’échappe au tout, immense troupeau céleste gardé par les chiens de la nécessité et par le berger de la loi dans les pâturages sans fin de l’espace et du temps.
Il y a, à travers le tout, comme une contagion de l’union et du rassemblement. Il y a, de l’univers à l’atome, une cascade de touts subalternes et successifs. » (p. 286)

Il cite les galaxies, la terre, nos corps, la molécule…et continue :

« Rien de surprenant à voir l’homme chercher sans cesse à unir et à rassembler… L’histoire universelle est l’histoire d’ensembles successifs qui tendent vers l’unité … » (p. 286)

L’auteur présente encore une foule d’exemples : familles, tribus, villages, pays…
Et il évoque cette tendance, dans l’histoire universelle, à former des empires, à unifier des grands ensembles. Il cite les grands conquérants de l’histoire : les Gengis Kahn, Alexandre, les Romains, Napoléon… puis évoque le communisme et, comme expression actuelle de cette tendance, les tentatives d’union de l’Europe.

REMARQUE :  au-delà de cas psychologiques particuliers, d’ambitions personnelles, il y aurait donc cette tendance générale de l’Univers à unifier, à lier. Les grands conquérants sont les INSTRUMENTS d’une loi qui gouverne le Tout.
Serait-ce pour cela que les conquérants ne peuvent s’arrêter, contre toute logique, et se perdent : Alexandre va mourir aux Indes au lieu d’assurer son pouvoir sur l’Asie mineure, Napoléon va chercher littéralement sa Bérézina dans les vastes plaines de Russie impossibles à dominer… etc.
On pourrait ajouter, pour illustrer cette loi, la multiplication des associations de tout genre ainsi que le succès des réseaux sociaux.

Mais, parallèlement, il y a une tendance universelle à la diversification : le bigbang sépare les astres, les planètes, l’évolution n’est qu’une longue suite de distinctions successives et l’apogée est la création des langues, avec toutes leurs complexités grammaticales et lexicales.

REMARQUE : on pourrait illustrer ceci par la résistance des gens lorsqu’un gouvernement veut unifier les comportements individuels pour des raisons pratiques. Par exemple, l’école publique a permis d’uniformiser la langue française, mais il faut remarquer l’insistance des familles à apprendre aux enfants des langues locales qui ne servent plus à rien, afin de conserver les particularismes. On peut citer aussi le goût des traditions qui s’oppose au goût, aussi évident, du nouveau. Les humains résistent à réduire leur diversité et veulent sans cesse en créer d’autre : l’art actuel, par exemple, crée du nouveaux à n’importe quel prix, même à celui de la beauté !

Rassembler et distinguer semblent donc être des lois universelles de l’Etre. 

Je pense avoir exposé l’essentiel mais je citerais volontiers encore quelques bons passages.
La religion :” Le but premier de toute religion et de toute métaphysiques est de donner un sens à la catastrophe des origines et d’en donner un autre -ou le même – à la catastrophe de la fin. De notre fin à chacun de nous. Et de la fin du tout.” (p.337)
La religion : une des créations les plus universelles.  

Le temps : “Le temps est composé de trois parties inégales. Deux sont énormes et pour ainsi dire infinies, ou au moins indéfinies : le passé et l’avenir. La troisième est minuscule jusqu’ à l’inexistence: Le présent. On pourrait d’ailleurs soutenir qu’aucune de ces trois parties n’a vraiment d’existence: le passé, parce qu’il n’existe plus ; l’avenir, parce qu’il n’existe pas encore; Le présent, parce qu’il est à chaque instant, et malgré sa permanence, en train de s’évanouir. Tout est étrange dans le temps. …

Le passé est faible parce qu’il est mort. Le passé est très fort parce que personne, jamais, et même pas Dieu, ne pourra faire en sorte qu’il n’ait pas existé. Le passé est du temps tombé dans le néant et frappé d’éternité. ” (p. 48)
D’Ormesson montre ensuite qu’on peut changer le sens du passé – ce que font les historiens- mais non le passé lui-même.
Puis cette jolie phrase : ” Le passé a un bel avenir puisque sans cesse la présente tombe dans le passé et le gonfle ». 

Et encore sur le présent :

  1. 57: ” Le présent est toujours là, mais plutôt sur le mode de l’absence. Il est permanence et évanouissement, continuité et renouvellement. Rien n’est absent comme le présent. Rien de plus présent que cette absence.”  

Le Présent est coincé entre les deux machines énormes que sont le passé et l’avenir.

Et, plus loin :

” L’ennui est que nous passons notre vie entière sur cette crête irréelle, dans cette absence d’existence. Le tout se déploie dans cet évanouissement. L’univers subsiste dans un présent éternel qui s’effondre à chaque instant entre le passé et l’avenir. Nous habitons dans quelque chose qui n’a pas la moindre réalité et ce que nous appelons le réel est, sinon un mirage, du moins un piège métaphysique où tombe et brille tout ce qui existe. Le monde surgit dans cette convulsion de l’être sans la moindre épaisseur que nous appelons le présent. Toute la réalité du tout se tient à chaque instant en équilibre instable sur cette absence de réalité.” (p. 59)

D’une certaine manière, l’auteur se répète, mais il le fait si bien !

Encore quelques constatations savoureuses, juste pour le plaisir.
Pourquoi le bigbang ?

Le néant qui s’ennuyait s’est monté un spectacle.” (p. 22)

Ailleurs, il dit en substance : le néant fatigué de s’aimer se crée un vis-à-vis à aimer.
Il nous rappelle aussi, judicieusement, que nous ne sommes peut-être qu’un moment de l’évolution, qu’apparaîtra plus tard un être qui aura sur nous le même regard que nous avons sur l’algue bleue.

Et sur le feu :Il sert » à la cuisine et à l’apocalypse.”

Et encore une constatation que j’appellerais malicieuse ::

« Il est un peu gauche pour un homme de parler de la pensée, car il ne peut rien en dire qu’en se servant de la pensée… » (p.150)

Pour finir cette présentation, je me permettrai un commentaire puisqu’il s’agit d’une œuvre philosophique.
Une œuvre philosophique, en effet, a ses exigences.
D’abord, une exigence de précision. Je regrette que l’auteur, souvent, ne cite pas ses sources. Rendons à César…
« L’homme est la mesure de tout » célèbre adage des Sophistes, est employé, nous l’avons vu, comme un lieu commun, voire une idée de l’auteur.
Il aurait été intéressant, en outre, en rapportant l’adage à leurs auteurs, d’en rappeler le sens, et de montrer l’évolution de ce sens à la lumière des conquêtes de l’homme que d’Ormesson a mises au jour. (Ce que je n’ai pu m’empêcher de faire en passant, car je ne peux pas concevoir cet usage désinvolte d’une formule si célèbre).
L’auteur emploie aussi, deux fois, anonymement, comme si c’était un lieu commun connu depuis toujours, la célèbre phrase de LEIBNITZ : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »
Ce n’est pas un lieu commun : il a fallu attendre un philosophe du XVIIème siècle pour se poser cette question géniale !

En outre, une étude philosophique a une exigence de complétude.
L’auteur s’étend en de longues citations sans aucun intérêt, comme celle, sans fin, de cette blague de normaliens qui concoctent un texte savant mais loufoque complètement dénué de sens, ainsi qu’en énumérations d’exemples tout à fait inutiles. On dirait qu’il subit une véritable compulsion à ne rien laisser de côté lorsqu’il est sur une voie.
Mais d’autre part, on peut regretter des manques.
J’en signalerai deux.
Dans la description de l’homme, plusieurs chapitres sont consacrés à l’amour mais aucun à la haine, la violence, alors que c’est un élément important et endémique de l’histoire des hommes. Caïn, très tôt, avait donné le ton. Et encore à notre époque, les guerres et violences de tout genre continuent et nous menacent.
S’il avait lu, ou mieux lu, Freud – au lieu de l’évoquer pour rien deux ou trois fois avec condescendance sous la dénomination du « bon docteur Freud » – il n’y aurait pas cette immense lacune. A côté d’Eros, en l’homme, il y a Thanatos : l’amour, mais aussi la haine destructrice.
Il devait d’autant moins l’oublier qu’il attribue une mission trans-humaine, cosmique, à l’action des grands conquérants qui sont de grands tueurs ! Comme il le dit si bien : « La plupart de ceux dont on apprend les noms aux enfants des écoles relèvent des tribunaux. Tuer deux hommes : en prison. Tuer deux cent mille : sur le trône et dans les livres.” (p.264)

« Les grands hommes de l’histoire sont d’abord des assassins de génie. »

 Il y a une façon de tuer et de voler qui s’inscrit dans l’histoire, qui la fait progresser et qui la constitue.” (p. 265) 

Négliger cette dimension dans la description de l’homme est donc inacceptable.
Et pourquoi n’évoque-t-il pas les activités ludiques ?  Le jeu, les fêtes ne sont-ils pas aussi une dimension universelle de l’activité humaine, plus importante encore que le chien ou le chat ?
Le second manque concerne le langage auquel il consacre cependant plusieurs chapitres.
Pour illustrer cette loi universelle, « rassembler et unifier », l’auteur choisit le besoin de conquérir et d’imposer sa loi. Mais ce fait n’illustre que la moitié du processus, c’est-à-dire « rassembler-unifier », mais non « diversifier » qui lui est conjoint.
Ce serait même un contre-exemple car les conquérants ne diversifient pas, au contraire, généralement, ils tendent à laminer les particularismes des peuples conquis pour imposer leur loi.
Dans cette perspective, il se devait de mentionner le langage, une manifestation beaucoup plus représentative puisqu’elle rassemble et diversifie en même temps, et beaucoup plus générale puisqu’elle définit la spécificité de l’homme.
Il a fait de la prise de conscience par l’homme la condition même de l’existence de l’univers : or la prise de conscience n’existe que par le langage car la pensée n’existe que par la parole : lui-même le constate.
Il est donc bien plus important que les conquêtes et il illustre beaucoup mieux qu’elles la loi de l’Univers.
En effet, les langues, dans leur structure même, diversifient et rassemblent en même temps.
Qu’est-ce qu’une langue ?
Des lettres, des mots, des phrases : avec une trentaine de phonèmes, on peut faire une infinité de mots et donner du sens à leurs relations par la grammaire. Comme dans la nature, nous avons des atomes, des êtres et des lois qui régissent leurs rapports. Une langue est un petit univers : comme le grand, c’est un système à la fois clos et ouvert, capable d’évoluer en créant de nouveaux êtres obéissant aux mêmes lois.
En outre, le langage semble, beaucoup plus que les conquêtes militaires, généré par une loi universelle car il a été inventé par des hommes frustes qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient.
Il a fallu en effet des grammairiens pour mettre au clair les règles que les primitifs, les enfants et les ignorants appliquent sans les connaître, il a fallu les linguistes du XXème siècle pour en percer tous les secrets ! Le langage fonctionne en l’homme comme une loi de la nature. Il passe pour ainsi dire à travers lui !
Si d’Ormesson voit dans les conquérants des artisans au service de la grande loi de l’Univers, que dire des êtres parlants qui par leur parole sont la condition même d’existence de cet Univers !

La langue, cette création savante d’un minus habens, est donc une manifestation beaucoup plus évidente de la loi qui gouverne le Tout !
Cette loi qui régit toutes nos pensées et actions sensées, est explicitée comme canon de la beauté « richesse et harmonie » : les Anciens le savaient déjà. Nous exigeons qu’un roman, un tableau, une symphonie soient des entités riches et bien construites.

Pour conclure, il faut reconnaître, malgré les lacunes, importantes du point de vue philosophique, l’immense érudition de l’auteur et la qualité de son écriture.
Ce n’est pas une œuvre de vulgarisation, même si étymologiquement le mot semble convenir, puisqu’il y a passage de connaissances de spécialistes au public non spécialisé. Le mot ne convient pas ici car J. d’O ne simplifie pas : il traduit des notions scientifiques dans un style littéraire et en développe toutes les étonnantes conséquences.
Mais il aurait dû suivre la loi qui gouverne l’être : l’unité dans la diversité ! Ici, la diversité nuit à l’unité ! Il se noie dans l’une et manque parfois l’autre !
Un roman, puisqu’il l’appelle ainsi, très intéressant, mais un peu bavard peut-être aux yeux du philosophe ? Cependant, les longueurs sont justifiées sans doute pour le poète qui prend son temps pour s’étonner, s’extasier, et comme il ne peut mettre des blancs pendant qu’il le fait, il remplit des pages !

Jean d’Ormesson est un écrivain hautement médiatique, mais que restera-t-il de lui dans la postérité ? Entrera-t-il au panthéon des grands écrivains ?

Magda Szabó : La Porte

 Télécharger cet article au format PDF  pdf-icon2

 

emmanuel-kant

L’auteure décrit une expérience étonnante, détonante même, qu’elle ne comprend pas ! Garantie d’authenticité !

L’introduction du roman est un rêve butoir, rêve d’échec de l’auteure, sans rapport apparent avec le récit : elle est en danger devant une porte qu’elle ne parvient pas à ouvrir. Reprise du même rêve en conclusion. A ce stade, le sens est un mystère pour nous. On verra sa raison d’être à la fin.
Ensuite, tout le roman sera l’histoire d’une femme de ménage : EMERENCE.
Celle-ci a des comportements surprenants, opposés à ceux que l’on considère comme normaux chez une employée de maison et même chez chacun d’entre nous.
Elle jauge ses maîtres potentiels. Comme le dit l’auteure, c’est elle qui demande des références à ses futurs patrons. Emerence “s’enrôla“, dit-elle.
La maîtresse n’a pas de nom, seule le « maître » existe, a une identité. Dans ce genre de relation, d’habitude, ce sont les rapports avec la femme qui dominent car c’est elle qui organise la vie quotidienne.  En conséquence, l’auteure ne convoque pas Emerence quand elle a des invités car elle est gênée de n’être jamais nommée.
Mais de toute manière aucun des deux, ni maître ni maîtresse, ne commande.
Car, servante-maîtresse, elle impose ses conditions, d’abord ses rythmes de travail, même incommodes pour ses maîtres. Travail parfait, mais à ses heures. Dérangeante parfois. Elle décide de tout. Elle est même la vraie maitresse du chien de ses patrons. Elle réussit un chef-d’œuvre de dépendance indépendante
Elle ne supporte ni qu’on lui donne un ordre, même légitime, ni même qu’on lui demande un service. Elle n’obéit jamais directement, mais fait cependant ce qu’on souhaite, à condition d’en prendre elle-même l’initiative et de choisir la manière. Un exemple : lorsque sa maîtresse lui demande de venir un après-midi pour recevoir un colis, elle refuse grossièrement. Mais elle fait le poireau devant la porte sans le dire pour attendre ce colis (qu’elle rangera dans un placard, ce qui retardera sa découverte), et elle apporte un plat de choix à ses maîtres, comme une sorte de réparation.
Elle vit dans une maison fermée où personne n’entre jamais : elle reçoit son neveu régulièrement mais devant sa porte. Une partie de son appartement est close même à elle puisqu’elle a cloué des planches pour isoler une pièce.
Elle ne révèle rien d’elle-même, mais reçoit les confidences de tout son entourage. En particulier, elle ne dévoile jamais ses sentiments.

Mais la plus introvertie a un métier d’extravertie. Femme secrète, elle assume en effet un second travail: celui de concierge. La loge d’une concierge est, comme on le sait, presque un lieu public : toutes les nouvelles passent par elle, mais elle est exposée aussi à tous les contacts humains. Curieux métier pour une femme qui ne révèle rien d’elle-même : elle sait tout des autres qui semblent se confier volontiers, mais eux ne savent rien d’elle. Elle a des relations avec beaucoup de monde, mais à ses termes. En outre, on a l’impression qu’elle n’est pas la concierge seulement d’un immeuble mais de tout le quartier !
Elle est brusque, parfois insultante, même avec ses maîtres, mais ne semble pas avoir d’ennemis alors que sa manière de parler aux gens, de les invectiver parfois, devrait les dresser contre elle. Par exemple, dans l’histoire du chat accusé à tort ou à raison d’avoir tué les oiseaux d’un voisin, tout le monde est en sa faveur contre l’oiseleur, alors que personne n’a de relations vraiment personnelles avec elle puisqu’elle ne livre rien.
Elle s’excuse parfois mais avec une dignité, « une absence d’humilité et de remords » dit l’auteure, qui donnent à celle-ci l’impression qu’elle se moque d’elle.
Elle fait beaucoup de cadeaux même à ses maîtres et, par prédilection, des plats pour les malades. Et elle les impose ainsi que le sort qu’on doit leur faire : elle en reste la maitresse. L’épisode du chien à l’oreille cassée est exemplaire : elle quitte ses maîtres parce qu’ils n’ont pas aimé ce cadeau et l’ont discrètement caché. Puis l’auteure fait amende honorable, ressort le chien. Emerence sourit, comme heureuse, prend le chien et le jette à terre. Malgré sa concession en revenant travailler chez eux, elle se montre encore la maîtresse : ce qui comptait c’était qu’on lui obéisse.
Elle refuse par contre avec colère les cadeaux qu’on veut lui faire, mais peut cependant en exiger à ses conditions.

Donc elle domine en les refusant : recevoir un cadeau c’est devenir redevable. Elle domine en les exigeant parfois. Elle domine en les imposant à ses termes puisqu’elle garde la haute main sur le traitement qu’on leur réserve.
Elle a une vocation à aider les malades, les malheureux.
Mais elle refuse qu’on l’aide elle-même : très malade, elle travaille dans la neige, ne veut aucune aide. L’auteure l’invite à venir chez elle pour la soigner. Elle refuse avec colère. (Notons que ceux qui donnent, d’habitude, s’attendent à recevoir la même chose en cas de malheur : ici encore elle agit à contre-courant).
Elle est dite vieille -remarquons que jusqu’à la fin on ne révèle pas son âge-mais fait un travail quasi surhumain et, en plus, celui de concierge qu’elle semble pratiquer presque la nuit. Elle balaie la neige devant onze maisons, sert plusieurs personnes, cuisine des mets pour les malades, pour faire des cadeaux. Elle semble ne jamais dormir réellement. D’ailleurs, elle n’a pas même de lit !
Croyante ? d’une certaine manière, mais à ses termes. Elle travaille le dimanche, ne va pas à l’église. Brouillée depuis l’incident de la robe du soir. En effet, pendant la guerre, des Suédois ont fait des dons :  l’église les distribue. Emerence est au fond. On ne la connaît pas car elle ne vient pas à l’église. Finalement, on lui donne ce qui reste : une robe du soir. Elle la jette à terre avec fureur et depuis ce jour elle est contre la religion. Cependant, peut-être croyante, mais même Dieu ne doit pas la contraindre : elle se fait une interprétation très personnelle de l’Evangile. Jésus est un trublion mêlé à des affaires louches, je dirais presque que sa mère est bien débarrassée quand on le crucifie, il est respectable seulement parce que charpentier comme Joseph, son père.

Elle ne respecte en effet que les travailleurs manuels, méprise les intellectuels, les médecins surtout, ses maîtres font un métier de fainéants, elle les voit comme des parasites. Intelligente, elle refuse toute lecture.
Audacieuse, courageuse : personne ne peut l’intimider, mais elle est terrorisée par l’orage.
Amitié fidèle mais jamais assurée, ni assumée. Certaines actions semblent la révéler, mais elle ne la dévoile jamais, au contraire, quand on pourrait y croire, elle la dément par sa conduite. Comme si l’avoir montrée donnait prise sur elle.
L’amitié est donc parfois révélée puis déniée par le comportement, mais elle peut être aussi perverse.
Révélée puis déniée : quand l’auteure croit qu’elle est devenue son amie, elle la déçoit, elle redevient comme une étrangère. Par exemple, au moment où le mari de sa patronne est à l’hôpital entre la vie et la mort, Emerence passe la nuit avec elle, qui est désespérée, et elle lui raconte sa propre vie : cadeau exceptionnel car elle ne se raconte jamais. Ce fut efficace puisque l’auteure s’endormit tranquillement et recouvra sa sérénité. Démonstration d’amitié, mais le lendemain, Emerence montre une parfaite indifférence qui la dément et frustre l’auteure qui y croyait vraiment.
Cette amitié peut se révéler parfois perverse. Emerence aide Polett à se suicider. Il semble qu’une vraie amie aurait tenté de la dissuader. Pas du tout : avec le plus grand sang-froid, elle l’assiste dans l’organisation de sa mort.  Un autre exemple : elle choisit le Jour de Rameaux pour déstabiliser l’auteure : elle se trouve comme par hasard sur son chemin vers l’Eglise et lui dit des paroles qui troublent son recueillement.
Comment interpréter cette amitié ?  Ambivalence des sentiments: amour et haine en même temps ? Amour avec un élément de sadisme? Il y a eu un autre moment d’aveu, mais on peut le considérer comme une exception, un moment de faiblesse. À la fin, quand Emerence est à l’hôpital, elle prend la main de sa maîtresse et la met même dans sa bouche, -geste de bébé, il faut le noter- mais ici, on peut voir plutôt une régression accidentelle dans un moment de faiblesse. Car les jours suivants, lorsque l’auteure vient la voir, elle se voile le visage, signal de non-recevoir. Elle ne révèle donc pas ses sentiments, ou si elle semble le faire, elle entretient le doute, comme pour rester maîtresse de la situation.
Amour passionné des animaux : elle a recueilli neuf chats. Mais elle est cruelle avec le chien quand il n’obéit pas : elle doit pouvoir le dominer comme son entourage humain. Là aussi, à certains moments, elle paraît sadique.
Econome, elle amasse de l’argent pour faire un tombeau somptueux à sa famille, mais est indifférence à l’argent. Une fois on le lui vole, une autre fois, elle en donne pour une bonne cause :  elle recommence simplement à accumuler sans se plaindre.

Last but not least, elle a un rapport très singulier à la nourriture qui a une grande importance dans ses rapports humains.
Elle offre et sacrifie beaucoup de bons plats confectionnés par elle. Ils sont bien préparés, offerts avec apparat dans de la vaisselle de luxe, mais aussi parfois étrangement détruits. Le but de ces plats offerts semble double : soit ce sont des cadeaux, soit des signes de réparation.
Mais leur sens profond, c’est toujours une démonstration de puissance, de supériorité : en effet, elle oblige les autres envers elle, elle montre qu’à l’égal des riches elle peut offrir des cadeaux de qualité, mais en outre, elle s’en sert pour réparer sans s’humilier par des excuses
C’est le côté positif : elle donne généreusement. Mais il y a un côté négatif : elle détruit parfois ces mets avec fureur. C’est ce qu’elle fait lorque sa patronne lui rapporte les plats faits pour le visiteur inconnu qui ne s’était pas présenté : elle les saccage avec colère et les jette dans les toilettes : la pire offense faite à la nourriture. Geste important pour une besogneuse qui n’est pas riche et fait tout elle-même. En outre, geste qui a un caractère meurtrier : quand elle détruit ce qu’elle avait fait avec amour pour son visiteur, elle tue symboliquement ce visiteur défaillant. Mais c’est aussi suicidaire : elle se punit en détruisant le produit d’un dur travail.
Donc la nourriture à une grande importance pour elle, une valeur symbolique.
Elle est le vecteur de son amitié non exprimée puisqu’elle ne la déclare jamais, et de ses haines, puisqu’en la détruisant, elle « tue » symboliquement ceux qui la déçoivent. Dans ce cas, peut-être aussi vecteur de l’autopunition car elle sacrifie ses richesses et son travail.

Voilà à peu près son comportement.
Avant d’essayer de le comprendre, il est instructif de voir l’impact qu’il a sur les autres, quelle est leur l’attitude envers elle.
Sa conduite est faite pour rebuter, or elle est populaire à l’extrême. Sa brutalité n’empêche pas qu’on l’aime. Et tous, maitres, amis, famille, sont sous sa coupe, lui obéissent et sont attachés à elle. On s’étonne de la fidélité du colonel, par exemple, qui, me semble-t- il, ne reçoit rien et ne lui doit rien.
Les plus faibles sont dans un rapport de dépendance, d’obligés à bienfaitrice.
La personne sur laquelle elle a jeté son dévolu, sa maitresse, est plus que tous dominée de l’intérieur par Emerence. Celle-ci a investi son esprit et sa vie d’une manière incroyable, dans le cadre d’un simple rapport d’employée à patronne.
Emerence l’oblige, comme héritière élue, à faire des acrobaties -mission impossible-, et finalement sa maîtresse est encore criblée de remords : elle croit l’avoir tuée !
L’épisode de la Fête des Mères est exemplaire aussi, en particulier parce que l’auteure y voit le début d’une vraie amitié et accepte quelque chose qui nous paraît invraisemblable. A partir d’un certain moment en effet, chaque année, le jour de la Fête des Mères, Emerence entre, tôt, dans la chambre conjugale, accompagnée du chien déguisé avec une couronne et elle fait la fête à l’auteure. Cadeau plutôt dérangeant. J’y reviendrai lors de l’interprétation de sa conduite.
Ils semblent tous -surtout sa maîtresse- consentants sous sa domination.
Ce personnage nous interpelle et vaut la peine d’être analysé car l’auteure nous décrit une tranche de vie : l’avoir inventé n’aurait aucun intérêt. Essayons donc de l’analyser.
Les caractères dominants peuvent être résumés en trois points :

  • Tout doit dépendre de sa volonté : en fait, elle domine tout le monde.
  • Elle donne beaucoup, se sacrifie même, mais à ses conditions, ce qui est naturel puisque tout est soumis à sa volonté.
  • Elle est bonne et méchante, compatissante et cruelle : ses sentiments sont ambivalents.

Le premier point révèle qu’elle appartient au groupe des « pervers narcissiques ». Il nous suffira d’énumérer les caractères de ceux-ci, nous y reconnaîtrons tout de suite Emerence.
Le PN rejette toujours la faute sur les autres. Il n’a jamais tort, ne s’excuse jamais : aucune conscience du caractère pervers de sa conduite. Emerence n’a jamais tort, ne s’excuse jamais, ou en se moquant.
Il réussit à culpabiliser l’autre et à le faire sentir responsable de tout ce qui ne va pas entre eux. La victime entre dans son jeu d’une manière incompréhensible pour l’observateur. L’auteure se culpabilise et fait tout ce que veut Emerence.
Il est enjôleur et réussit à se faire aimer après des scènes qui devraient tuer tout amour normal. Il récupère sa victime après l’avoir annihilée. Emerence insulte sa victime mais cela ne conduit jamais à un renvoi, ni à une rupture.
Il isole sa proie en la coupant de toutes ses relations familiales et amicales. C’est la première caractéristique que tout le monde remarque, car pour les autres, le PN, cache bien son jeu, de manière que ce soit toujours l’autre qui paraisse avoir tort. Chez Emerence, on ne voit pas cela, elle l’isole symboliquement en ne la nommant jamais (le maître seulement est nommé) et peut-être aussi en lui prescrivant un rôle unique. (L’auteure n’ayant pas de relations familiales il n’y a pas lieu de les rompre)
Il n’a aucune empathie. Incapable de se mettre à la place des autres et de ressentir ce qu’ils sentent. Emerence semble indifférente quand on opère « le maître ». Impossible de dire si elle est vraiment capable d’amour : un tel geste apparaît quand elle passe la nuit tragique au chevet de sa maîtresse pendant que son mari est à l’hôpital. Mais juste après, elle déçoit celle-ci qui croyait qu’elles étaient devenues amies. On peut interpréter cette apparente charité comme la domination d’une personne en état de faiblesse qu’elle rend redevable par ce geste. Si elle a des sentiments, elle les cache : on ne peut pas avoir prise sur elle. Un autre exemple est celui de l’aide accordée à Polett lorsqu’elle l’aide froidement à se suicider

Le PN ne veut rien devoir à personne. Emerence ne veut pas de cadeaux, ni d’aide.
Il ne remercie pas. Emerence de même.
Le PN ne reconnaît de supériorité à personne. Emerence méprise les intellectuels, ne respecte que les travailleurs manuels, ses pairs. Elle met la religion à sa mesure : le Christ et St Joseph sont respectables parce qu’ouvriers.  Elle ne reconnait aucune supériorité spirituelle au Christ.
Elle dit que ses trois amies sont des idiotes et traite aussi sa patronne d’idiote.
Le PN met sa victime dans des situations sans issue, pour la soumettre, l’humilier. Emerence impose ses conditions de travail. Pire, elle fixe une tâche impossible à celle qu’elle choisit comme son héritière, puisque celle-ci ne peut la sauver en respectant les conditions fixées. En effet, elle seule a la clef de l’appartement de la vieille femme malade, en danger de mort, qui refuse d’en sortir : elle doit appeler à l’aide et la forcer sous le regard d’autrui : deux choses intolérables. Mais devait-elle la laisser mourir ?

Les PN sont des prédateurs, des exploiteurs.
Prédatrice, elle l’est : Elle dit elle-même : ” Je n’ai besoin de personne s’il n’est pas entièrement à moi “.
Exploiteuse ?  Non, car elle donne, mène une vie de sacrifice et de travail, ce qui ne rentre pas dans le cadre. Ici nous aurons besoin d’une autre explication. J’y viendrai.

Ce qui confirme le diagnostic PN, c’est le comportement typique de ses victimes.
La victime est toujours sûre d’avoir tort et s’interdit de riposter. L’auteure, sa victime, se laisse traiter comme un enfant obéissant. Un épisode typique. Elle décide un jour qu’elle va dire son fait à Emerence. Mais c’est celle-ci qui lui fait la leçon et elle éclate en sanglots. Elle dit elle-même que quelqu’un qui passerait par-là aurait pu croire qu’un enfant de la maternelle avait reçu une raclée. « J’étais congédiée » dit-elle. Puis Emerence la rappelle : elle revient puis la renvoie chez elle : elle repart.
Elle rêve de lui faire du bien, pendant que le PN continue inlassablement de la rendre folle. N’est-ce pas ce que fait Magda en acceptant la dure tâche de l’héritière ?
Elle a de grandes qualités (les PN choisissent généralement bien leur proie), mais elle doute d’elle-même, a une forte propension à se culpabiliser. On le voit ici « J’ai tué Emerence ». Celle-ci investit sa victime même au-delà de la mort. L’auteure se donne toujours tort et essaie de réparer.
L’envoûtement incompréhensible de la victime est indéniable lorsqu’elle considère que leur vraie amitié a commencé quand Emerence est venue chaque année pour la fête des Mères lui faire un cadeau. J’y reviens donc en l’analysant d’un peu plus près, car c’est typique d’un cadeau de PN.
Elle dérange sans vergogne le matin en entrant dans la chambre conjugale, elle créé une fête qui est une dérision car l’auteure n’a pas d’enfant et même le chien, déguisé d’une manière ridicule, qu’elle a recueilli, est plutôt l’enfant d’Emerence. En outre, si l’auteure n’acceptait pas la visite et le cadeau, Emerence la quitterait comme lorsque le couple n’a pas honoré le chien à l’oreille cassée. Et elle recommence chaque année, même si cela déplaît au mari. La femme, envoûtée accepte et considère que c’est une preuve d’amitié, le mari, non envoûté, est mécontent et les années suivantes, il quitte la chambre cette nuit-là.
Elle a même prise sur le couple en tant que tel car l’acceptation de la femme et le refus du mari risquent de créer un conflit entre eux.
Y a-t-il un cadeau plus vicieux, plus pervers ! Déplacé par la manière, le but, et le fait de l’imposer.
Encore d’autres cadeaux imposés. Emerence prend possession de leur intérieur, ce que nous avons de plus intime après notre propre personne. Elle y apporte des objets ramassés dans les encombrants qui doivent être placés et utilisés comme elle le veut. N’est-ce pas une magnifique possession symbolique de la personne qui l’accepte. Naturellement, comme en ce qui concerne la qualité de son travail, elle choisit des objets qui peuvent avoir de la valeur, et donc témoigner de la sienne propre. Se rappeler que tout ce qu’elle fait, nettoyage ou cuisine, est parfait, confirmant sa supériorité.
Un autre « cadeau » pervers. Le vendredi saint, Magda lui demande de faire des prunes. Elle les laisse là et cuisine un poulet pour le maître, qui, moins religieux, n’est pas mécontent.

La victime semble réellement envoûtée !

“Il n’y a rien à attendre de la fréquentation des pervers narcissiques, on peut seulement espérer d’en sortir indemne. » dit Paul-Claude Racamier (« Les perversions narcissiques »).

C’est une relation dangereuse dont la victime a peine à se délivrer et n’en sort pas facilement sans dommages.
(Pour la petite histoire, Picasso semble en avoir été un : voir Ariane Stassinopoulos : « Picasso créateur et destructeur »)
On a ici un beau cas extrême de PN. Même dans la situation subalterne qui est la sienne, elle réussit à dominer tout son entourage, ses patrons les premiers : tout se fait à ses conditions. Elle réussit à retourner la position de servante en une position de maitresse.
On peut comprendre son humiliation d’être tirée de sa crasse quand elle était malade : ce n’est qu’en lui cachant la vérité qu’on a pu la sauver pour un temps, à l’hôpital. Lorsqu’elle l’a apprise, elle a fait un geste suicidaire.

Mais en ce qui concerne EMERENCE, le « il n’y a rien à attendre » n’est pas vrai, malgré le tableau si complet d’une PN. Serait-elle quelque chose de plus ?
Les PN exploitent, elle, elle donne, à sa manière impérative certes, mais elle donne : elle est la servante de tous, même de ceux qui ne le demandent pas. A l’excès : travail parfait et excessif pour son âge, dons aux malades et même cadeaux à ses patrons : elle se tue de travail. Ce n’est plus ici le portrait d’une PN. Cette manière oblative de dominer demande absolument une explication.
Elle nous la donne elle-même en racontant son histoire : elle en dit peu, mais c’est assez.
Curieusement, elle révèle quelque chose de son passé à sa maitresse quand celle-ci attend dans l’anxiété le sort de son mari qui est à l’hôpital : comme je l’ai dit, un vrai et exceptionnel cadeau.
Fille d’un père menuisier, d’une mère cultivée. Le père meurt quand elle a trois ans, sa mère pour survivre se remarie avec le chef de leur atelier. Un frère aîné et après elle, deux jumeaux, fille et garçon. A la mort du père, l’aîné est recueilli par les grands-parents. Les trois autres enfants restent avec leur mère. EMERENCE est bonne à l’école, mais on l’en retire tôt pour la faire travailler.
Un jour, elle a alors une dizaine d’années, sa mère la rudoie, elle veut alors rejoindre le frère aîné chez les grands-parents Elle emmène les jumeaux. Surpris par un orage violent, les deux petits sont tués par la foudre, calcinés sous un arbre.
Sa mère accourt. Emerence voit, devant elle, sa mère se jeter dans un puits, de désespoir : scène terrible, hallucinante. Elle aurait pu peut-être la sauver, mais, sidérée, elle reste sans réaction. Un passant la recueille.  Son grand-père la prend mais la fait engager tout de suite comme servante, juste après l’enterrement. Elle a vécu tout cela « pétrifiée », comme dans un rêve. Elle voit ensuite encore les cadavres défigurés dans leurs cercueils.
Adulte, elle fait des économies pour leur construire un tombeau somptueux. Véritable œuvre de réparation.
On apprend aussi, par bribes, qu’elle a sauvé la petite-fille de grands-parents juifs, ses anciens patrons, en faisant croire que c’était sa propre fille, enfant naturelle, à son détriment puisqu’elle ruinait ainsi son honorabilité.

On peut sans grand risque en tirer qu’elle est culpabilisée jusqu’à l’os et passe sa vie à se punir et à réparer : d’où le mode oblatif de sa domination, mode oblatif, il faut le dire, par lequel elle assure encore mieux sa domination de PN sur les autres puisqu’elle se fait admirer et aimer.
Les jeunes enfants se croient la cause des malheurs familiaux et se culpabilisent : ils peuvent s’interdire la réussite et le bonheur ou plus positivement « réparer » par des conduites oblatives.
Elle a eu tout le paquet : père mort quand elle a trois ans, premier traumatisme culpabilisant.  Mais surtout, elle a « tué » ses frère et sœur et sa mère car c’est elle qui a pris l’initiative de quitter la maison. Elle fuyait la vie dure et le travail forcé. C’était déjà une faute contre la mère. Criminelle sur tous les terrains.
En conséquence, elle se punit et elle répare.
Elle se punit : elle fera à l’excès toute sa vie le travail forcé subalterne, le travail de servante qu’elle a voulu fuir, geste qui a coûté la vie à sa mère et ses frère et sœur. Vieille, elle travaille sans répit, et beaucoup de ses travaux ne lui rapportent rien. En outre, -et c’est ici aussi qu’on voit l’autopunition-  elle donne ses économies pour une bonne cause pendant la guerre, puis on la vole, et elle recommence simplement à s’échiner et accumuler.
Elle compromet toute attitude qui pourrait être gratifiante : déni d’une amitié qui s’installait entre sa maitresse et elle. Je l’ai attribuée à la haine qui habite les PN, incapables d’aimer vraiment, et au refus d’être dans la dépendance de quelqu’un, mais il est possible que ce trait soit surdéterminé. Elle n’a pas le droit d’être aimée, elle, la criminelle, alors elle détruit dans l’œuf tout ce qui peut être gratifiant.
Elle a eu un compagnon, une loque, et elle s’occupait d’un autre malheureux qu’elle a dû enterrer elle-même. Choix « masochiste » de ses hommes, qui a un caractère punitif tout en lui assurant la supériorité.
En outre, elle répare. Elle se sacrifie toute sa vie pour construire à sa famille détruite par elle un tombeau royal. Elle sauve un enfant juif, elle qui n’a pas pu sauver ses frère et sœur. Elle sanglote pour la première fois lorsque cet enfant, une fille, adulte, est attendue et ne vient pas (se rappeler tout le décorum pour la recevoir chez ses patrons) : c’est comme si elle avait échoué à la sauver. Mais la haine et la colère l’emportent et elle détruit symboliquement sa visiteuse en détruisant tous les plats préparés : ici c’est la PN mortifère, à qui quelque chose échappe, qui se manifeste.
Elle recueille les animaux errants : neuf chats chez elle. Elle s’occupe du chien de ses patrons qui sera autant le sien.
Ces sauvetages sont des actes symboliques qui tentent de faire revivre ses victimes.
J’ai quelque peu démoli la sainte Emerence : même les qualités que je lui reconnais sont des qualités qu’on peut dire « de rattrapage ».
Ici, je me permettrai une remarque à propos de nos qualités morales.
Nos plus belles qualités, comme la générosité, le dévouement, comme l’absence de jalousie, la modestie, l’abnégation, peuvent avoir deux sources.
Il y a une générosité dont on pourrait dire : « C’est de l’abondance du cœur que la bouche parle ». Elle est spontanée, son origine est l’amour qu’on a reçu soi-même dans son enfance. Celui qui a beaucoup reçu (pas trop néanmoins, se rappeler la « suffisamment bonne mère » de Winnicott) est capable de donner beaucoup : c’est une générosité spontanée qui coule de source quand rien ne s’y oppose, générosité issue de la pulsion primaire, EROS. Elle semble manquer chez les PN.
Mais il y a une deuxième source, venant de la culpabilité : c’est une générosité-réparation et une protection. On expie une faute imaginaire (les crimes que s’attribuent les jeunes enfants ne sont pas réels) en faisant des sacrifices, et on répare symboliquement en accomplissant des actions généreuses.
Ces qualités-là, « formations réactionnelles » ont souvent un caractère excessif et rigide.
D’où l’on voit que les plus belles qualités morales peuvent avoir des sources douteuses. L’oblativité d’Emerence semble être issue de la culpabilité, non de l’amour spontané du prochain, ce qui manque justement à une PN.
Mais la source de nos qualités n’enlève rien à leur valeur sociale et morale :  souvent les plus beaux dévouements, les plus utiles, ont des sources obscures, ils n’en restent pas moins admirables et très utiles socialement et ce n’est pas les diminuer qu’essayer d’être lucides. Il est possible que beaucoup de vocations religieuses aient cette source : la culpabilité.
Bref, Emérence doit sa complexité et sa singularité à cette conjugaison quasi impossible mais fort bien dominée par elle d’une PN et d’une personne profondément culpabilisée qui se sacrifie pour se punir et répare.
Bel exemple de maîtrise des contraires, mélange détonnant où la qualité réelle, le positif -en l’occurrence, l’oblativité- est au service du défaut, la perversion narcissique, puisqu’elle prête main forte à celle-ci, en assurant la domination sur les autres personnes. Cette Emerence est une figure quasi emblématique admirable.
Cela en fait un personnage aux dimensions d’une héroïne de tragédie antique, ce qui est très bien ressenti par l’auteure qui, périodiquement, évoque la tragédie grecque.

Pour conclure, nous pouvons essayer de donner un sens à l’introduction, reprise dans le dernier chapitre, qui nous avait paru énigmatique : ce rêve récurrent où l’auteure, en danger, se voit butter contre une porte qui refuse de s’ouvrir.
Cette porte qu’elle cherche désespérément à ouvrir, c’est peut-être le mystère d’Emerence qui la subjugue, d’une certaine manière gouverne même sa vie. Emerence la hante par le remords, remords mystérieux et injustifié sur lequel elle butte comme sur cette porte qui ne s’ouvre pas.  Je ne sais pas si c’est ce que l’auteur croit nous dire mais cela a un sens : si elle avait compris qu’Emerence était une PN, elle aurait pu se libérer : elle aurait ouvert la porte. Elle reste subjuguée par le mystère de leur relation.
En fait, ce rêve, s’il n’est pas inventé, peut avoir un tout autre sens et avoir été utilisé à cause de l’association d’idée, association poétique, avec la porte d’Emerence en danger de mort qui doit et ne doit pas s’ouvrir. En tout cas, se non è vero, è ben trovato ! Cela encadre parfaitement le mystère d’Emerence.
Nous rencontrons donc le cas étrange d’un auteur qui décrit un long épisode d’envoûtement dont il est et reste dupe.
D’habitude, l’auteur prend la place de Dieu, celui qui voit et comprend. S’il se raconte, c’est avec un certain recul, une certaine objectivité, il prétend dire ce qui s’est réellement passé, il sait par exemple que la passion amoureuse qu’il décrit était fondée sur une illusion.
Ici l’auteure est aveugle, elle n’a aucun recul par rapport à cette expérience. Elle continue à s’illusionner sur le sens des actions d’Emerence et à se culpabiliser.
Aucun insight sur la nature de leur relation, ni sur ce qu’est vraiment Emerence.
Non seulement c’est vécu à travers le roman, mais c’est dit clairement à la fin. Elle considère que la bonté d’Emerence « est innée », alors que la sienne n’est qu’un produit de l’éducation. Absurde. Celle d’Emerence est « secondaire », une formation réactionnelle due à la culpabilité qui la dévore. Emerence est bourrée de haine refoulée. Et ses dons sont gâtés par le sadisme de la PN et le besoin de dominer. Se rappeler le caractère ambigu des cadeaux à ses maitres, cadeaux qu’elle gâte et pervertit systématiquement.
L’auteure reconnait que c’est Emerence qui réglait leur relation, mais elle s’y soumet comme si c’était justifié. Elle avait établi « qu’elle tiendrait le premier rôle dans la vie de ceux qui l’aimaient » :  on ne dit pas mieux ! Et l’auteure accepte de la faire passer même avant son mari.
À la fin, Emerence lui reproche de ne pas avoir acheté de maison pour y mettre les trésors qu’elle lui lèguerait, de ne pas avoir fait d’enfant, d’être incapable d’aimer. On croit rêver.
L’auteure la déifie et dit qu’elle n’avait besoin de personne : « Pure, invulnérable, le meilleur de nous-même, celle que nous aurions aimé être », « …ne demandant rien à personne » Au contraire, on ne peut être plus dépendant qu’elle, une PN démultipliée, qui doit s’asservir tout une cour et s’effondre si elle se montre impuissante devant les autres !
Une petite lueur d’intelligence de la situation, cependant, lorsqu’elle dit : « Années malsaines à tout point de vue ».

Pour finir en deux mots : l’oblativité d’Emerence rachète la PN, mais curieusement elle lui permet aussi de mieux l’affirmer et de donner le change aux âmes de bonne volonté comme se montre notre auteure.

Kant, « supporter » de l’art contemporain ?

 Télécharger cet article au format PDF  pdf-icon2

 

emmanuel-kant

Le beau est la qualité qui distingue un objet d’art d’un objet utilitaire, même si celui-ci peut avoir des qualités esthétiques. Plus exclusivement encore depuis que l’art est entré dans les musées et ne sert plus qu’à être contemplé.
Cependant ce BEAU est impossible à définir. Les philosophes s’y sont usé la matière grise et la meilleure définition, il me semble, qu’ils aient trouvée est celle d’Emmanuel KANT.
Les Anciens Grecs avaient essayé de lui donner un contenu : il liait le beau à l’harmonie des proportions, la « règle d’or » en est l’expression, mais c’est insuffisant et limitatif. KANT définit le beau comme : « ce qui plaît universellement sans concept ». « sans concept » : en fait, il ne se définit pas, il s’éprouve.

Mais voilà : puisque le beau est ce qui plaît, si une de ces monstruosités dénuées de sens de l’art contemporain plaît, elle doit être dite belle !
Le beau reste donc l’attribut d’une œuvre dite d’art, même lorsqu’il s’agit de détritus aménagés, de machine à faire de la merde. (Tout je monde connaît, pas même besoin de mentionner le nom de l’auteur !). Et même si le but de l’artiste n’est que de faire du jamais vu et du transgressif.
On pourra se demander si cela plaît réellement.  On peut le supposer puisque c’est le seul art subventionné par l’état et qui fait courir les foules.
Et d’ailleurs le transgressif séduit les transgresseurs en puissance qui y trouvent l’expression de leurs désirs secrets. (Voir CHASSEGUET-SMIRGEL dans « LA SUBLIMATION Les sentiers de la créations » J’y reviendrai). Donc les monstruosités de l’art contemporain doivent être dites « belles » ! CQFD

Emmanuel KANT s’est pris les pieds dans le tapis, je me demande ce qu’il en aurait pensé. Mais il n’a pas connu Duchamp ou Buren pour voir l’insuffisance de sa conception.
Il faut donc aujourd’hui trouver d’autres voies pour définir le BEAU !

Il y en a. C’est peut-être la psychanalyse qui nous donnera la clef.
Les désirs inconscients interdits de satisfaction s’expriment à travers les œuvres d’art par un processus de sublimation et de symbolisation. Il y a tout un travail mental, déguisement et élaboration, pour être admis à la conscience.
Lorsque Freud a inventé la psychanalyse, certains ont compris que l’œuvre d’art a sa source dans l’inconscient : les Surréalistes.
Mais ils ont voulu faire l’économie des processus de sublimation et aller chercher l’inspiration à sa source, ils ont voulu atteindre directement le trésor : d’où l’écriture automatique, qui prétendait exprimer les richesses de l’inconscient.
Echec, naturellement ! L’inconscient ne parle pas quand on le sollicite, il triche. Les « défenses du moi », qui empêchent l’accès à la conscience des désirs interdits, sont à l’œuvre. Les bribes de pensée et d’images décousues qui surgissent sont dénuées de sens et sans intérêt.
Et de fait, l’écriture automatique n’a produit aucun chef d’œuvre, ni même, il me semble, aucune œuvre littéraire qui se lise encore.
Une certaine vague artistique contemporaine a voulu cependant faire encore mieux en inventant la transgression.
Puisque les interdits empêchent la richesse intérieure d’accéder à la conscience, à bas les interdits ! Mais ces interdits-là ne se laissent pas abattre, on ne viole que les interdits conscients : ceux-ci ont certes un rapport avec les inconscients, puisque la société les impose au très jeune enfant qui les introjecte, mais ils n’en sont pas le double accessible. Donc échec. Les interdits restent quelque part, on n’accède pas plus à l’inconscient par la transgression que par l’écriture automatique.
Cependant un résultat apparent : on montre ce qu’il n’était pas permis de montrer…et l’on croit avoir trouvé l’or perdu. Et en tout cas on s’assure la notoriété !

Mais on arrive à ceci, si bien décrit par Julia Kristeva
Dans « Le Génie Féminin 2. Mélanie Klein », Julia KRISTEVA écrit en effet :
« Regardez les objets de l’imaginaire moderne, les expositions ou autres installations sorties des fabriques du « post coïtum animal triste » : n’est-ce pas le bazar des « objets internes », faits de seins, de lait, de fèces et d’urine, sur lesquels flottent les mots et les images de quelques phantasmes bien méchants et bien défensifs, schizo-parano-maniaques quand ils ne sont pas plus simplement dépressifs ?   UNE INVERSION DU PROCESSUS DE SYMBOLISATION. »

Processus de symbolisation, l’œuvre de la sublimation : cette alchimie mystérieuse opérée par le grand artiste qui donne non des produits bruts mais des produits hautement élaborés. L’art n’est pas le résultat d’une régression, mais celui d’un bond en avant pour reconstruire un objet paradisiaque perdu et ce faisant, se reconstruire soi-même. L’artiste reconstruit, se reconstruit et se comble.
Naturellement l’œuvre porte la marque du drame initial car l’être humain tend aussi à reproduire, élaboré, celui-ci.  Selon ce besoin humain que Freud a découvert : revivre et corriger symboliquement le traumatisme vécu précocement enfoui dans l’inconscient. (Se rappeler l’enfant à la bobine, qui joue à perdre et à retrouver sa mère trop souvent absente, en lançant la bobine loin de lui puis en la ramenant vers lui).
Nous avons vu que Kant est en défaut quand il définit l’art par le plaisir esthétique, mais ce plaisir existe-t-il réellement en face de ces monstruosités de l’art contemporain ?

Ici encore la psychanalyse nous donne une clef : dans l’article de CHASSEGUET-SMIRGEL : « LA SUBLIMATION Les sentiers de la création »,
J’y ai trouvé en effet une réponse à ma question : « Comment se fait-il qu’il y ait de vrais admirateurs et des acheteurs pour les nullités de l’art contemporains ? ». En effet, si l’artiste, lui, trouve son avantage à court-circuiter les chemins de la sublimation, pourquoi y a-t-il un public pour l’encenser ?
C’est que l’art du rien du tout- en format géant souvent – est celui du faux-semblant, celui des pervers.
Le pervers, souvent gâté par une mère séductrice, qui annihile le père, rate son Œdipe : il évite le difficile renoncement à la mère, l’identification au père pour accéder au stade génital. Il évite la menace de castration, il reste fixé au stade prégénital où le pénis fécal tout-puissant domine. Le pervers produit son pénis, merde couverte de papier d’argent et l’impose – doit l’imposer- comme le vrai : « Le pervers (et les structures apparentées) aura, de ce fait, un besoin impérieux d’imposer sa création. Il émerveillera le spectateur, l’auditeur ou le lecteur par ses acrobaties intellectuelles ou verbales, par une virtuosité technique, une ingéniosité et une astuce dans l’expression formelle, qui lui vaudront l’admiration béate qu’autrefois lui prodiguait sa mère, confirmant ainsi son rôle de partenaire sexuel adéquat, et la non-valeur paternelle corrélative. Notre illusionniste cherche ainsi, en illusionnant le public, à préserver sa propre illusion. » p.313
Fascinant parce que cela donne au spectateur le sentiment que la difficile évolution peut être contournée, évitée « et la complétude narcissique », l’abolition de l’écart entre Moi et notre Idéal, accomplie à moindres frais.
(Et l’auteur cite Molière comme un dénonciateur de tous les genres de faux : faux dévot, fausses savantes, faux nobles…, et le Phoenix comme le fantasme du pénis inchâtrable,)
« Celui qui est confronté au « faux » l’est ainsi et en même temps à une réussite particulière dans l’évitement du conflit et de la castration, c’est-à-dire à l’illusion même. » p.314
C’est sans doute cette fausse réussite qui séduit le public. D’autant plus que, sans besoin de génie, à bon marché, elle peut donner l’illusion au spectateur qu’il pourrait en faire autant s’il le voulait.
Comme confirmation de la pertinence de cette explication psychanalytique, je citerai ces faits apparemment contradictoires : le besoin de nouveauté et en même temps l’attachement quasi maniaque au passé.
N’est-ce pas étrange en effet que les hommes soient aussi attachés à la tradition qu’à la nouveauté ?
En effet, on voit avec quel soin on conserve des œuvres même mineures du passé. Il semble que le fait seul d’appartenir au passé leur confère une valeur absolue.  Mais en même temps on exige des artistes qu’ils soient des créateurs et nous offrent toujours du nouveau.
Peut-être cela vient-il du fait qu’à la source de l’art se trouve notre nostalgie du premier paradis de l’enfance, donc du passé, mais que, d’autre part, aucune œuvre d’art ne satisfaisant complètement ce désir de le retrouver, nous sommes condamnés à le recréer sans cesse. Le rocher de Sisyphe !

Il n’en reste pas moins, cher Kant, qu’on ne peut pas définir le BEAU à partir du sentiment qu’il inspire.
C’est dans une relation du sujet à l’objet que l’on a quelque chance de trouver une clef : une œuvre d’art n’est pas un produit faussement brut, issu de l’inconscient mais un produit de réparation, hautement travaillé.
Loin d’être l’expression des bas-fonds, elle est l’aboutissement d’un processus complexe et très élaboré qui vise à reconstruire un objet précieux perdu dans la première enfance, à se reconstruire soi-même et à s’offrir la jouissance sublimée de ses désirs interdits.
L’art dit contemporain, celui qui est à la mode, ne produit souvent que des déchets, des artefacts, des bribes des éléments inconscients qu’il prétend révéler, falsifiées par les défenses du moi.
Peut-être lui doit-on aussi des manipulateurs, des opportunistes. Ceux qui profitent de la tendance inaugurée avec succès par Duchamp (L’objet d’art est ce que l’artiste déclare être tel).  Andy Warhol ne croyait pas à la valeur de son art. Je me demande si Buren croit à la valeur de ses raies : en tout cas il en profite !

L’élaboration d’une œuvre d’art est un jeu sérieux et difficile qui produit une œuvre de salut.

Victor Hugo : « Aux premiers jours du Monde… »
Un magnifique poème méconnu

 Télécharger cet article au format PDF  pdf-icon2

 

victor-hugoCe très beau poème que vous pouvez lire ici est en effet trop peu connu : peut-être n’a-t-il pas la place qu’il mérite dans « LES CONTEMPLATIONS ».
Il est le dernier d’une suite de neuf, intitulée « LES MALHEUREUX ». Ces poèmes relatifs à la souffrance et au mal, sont parfois longs, verbeux et assez flous du point de vue philosophique. Il méritait d’être seul et aurait très bien pu inaugurer « LA LEGENDE DES SIECLES ».
C’est l’apothéose d’une suite qui illustre cette idée : le vrai malheur, ce n’est pas la pauvreté, la maladie, la mort : c’est le péché, le mal.
Je me suis permis de l’isoler de l’ensemble dont il est la conclusion. D’habitude, c’est une faute : respecter l’intention de l’auteur est impératif.  Mais je n’ai rencontré personne qui le connaisse. Je désire donc lui restituer sa valeur, montrer sa signification profonde et universelle, sa force et sa beauté.
Ce poème a une dimension philosophique, mais c’est une œuvre d’art complète, d’une grande richesse affective, visuelle et musicale. Rien d’abstrait ni de moralisant.

Tout au long du poème circule un contraste permanent entre la beauté et la grandeur de l’univers, et le malheur et la déréliction de l’homme. Mais plus que cela : constamment une rupture mais aussi un lien. Contradiction magnifiquement assumée :  rupture et lien sont évoqués dans un dramatique vis-à-vis :

« Aux premiers jours du monde, alors que la nuée,
Surprise, contemplait chaque chose créée,
Alors que sur le globe où le mal avait crû,
Flottait une lueur de l’éden disparu,
Quand tout encor semblait être rempli d’aurore,
Quand sur l’arbre du temps les ans venaient d’éclore, »…

D’entrée de jeu, nous sommes dans l’infini, dans le mystère des origines qui étonne encore (« alors que la nuée, surprise… »), dans l’immensité d’un spectacle qui donne de la grandeur au drame humain bientôt évoqué.
La suspension du mot « Surprise » au début du vers, après un enjambement, rend cette surprise saisissante.
Très vite, la beauté de l’univers est altérée, mais à peine, (ou au contraire exaltée par le contraste ?) par l’évocation de la chute de l’homme : « l’éden disparu ».
Le poète annonce la cause de la perte du paradis : « …le mal avait crû ». Il en fait un élément de la nature : « croître » donne une image de plante qui grandit.
En quelques mots l’essentiel est annoncé : l’éden, sa disparition, et la cause de celle-ci : le mal.
Tout au long du poème sont évoquées la connivence, la nature se faisant l’écho du malheur de l’homme, et en même temps cette opposition entre la nature, puissante, immuable et resplendissante, et l’homme, pécheur et mortel.

« …où la chair avec l’esprit se fond » : on nous rappelle, justement, que la nature et l’homme sont intimement liés, qu’elle-même est altérée par la faute de celui-ci.
Et puis vient le grand envol évoquant cette fois la terre et la vie, par son mouvement rythmé, qui s’accélère :

« Et le désert, les bois, l’onde aux vastes rivages,
 Et les herbes des champs et les bêtes sauvages, » …

Mouvement de vie brusquement suspendu par le « Emus », isolé au début du vers suivant. Belle phrase musicale qui s’élance mais est arrêtée net par l’évocation proche, annoncée, des deux premiers humains.
Le poète choisit ensuite des éléments durs, immobiles : « et les rochers, ces ténébreux cachots ». En opposition avec les éléments mobiles, vivants, voilà trois termes à connotation négative, létale : la dureté, l’obscurité, l’enfermement, qui annoncent le malheur.
Et de nouveau, la suspension, au début d’un vers : « Voyaient » : voyaient quoi ? On nous laisse attendre, renforçant l’effet dramatique.
Puis, « d’un antre obscur » reprend en écho « …ces ténébreux cachots », et donne plus de force à l’annonce d’une tragédie.
Mais ces ténèbres sont associées à la grandeur :

« … couvert d’arbres si hauts
Que nos chênes auprès sembleraient des arbustes, » … 

L’antre est un cachot mais un noble cachot.
On nous a donc laissés en suspens un moment, puis le poète nous dévoile le spectacle offert à la nature : l’être humain, noble dans son malheur, sous la figure d’Adam et Eve : « …deux grands vieillards, nus, sinistres, augustes. »
Les adjectifs disent l’essentiel : « nus » évoque la honte (après la chute, Adam et Eve, ici non encore nommés, s’aperçoivent qu’ils sont nus) ; « sinistres » : annonce le malheur ; « augustes » : rappelle que Dieu a créé l’homme à son image.
Et le mot « vieillards » situe Adam et Eve dans le temps : ils ne sont plus au moment de l’éviction du paradis. Cela annonce une descendance.
Eve est évoquée la première, puis Adam « …par le travail meurtri » : ce mot nous rappelle que le travail, absent du paradis terrestre, est une punition.
Mais de quelle faute ? Rien n’est dit.
« Ayant la vision de Dieu sous sa paupière » : ces paroles évoquent le rapport d’Adam avec son créateur.
Après la présentation des héros du poème, leur action :

« Ils venaient tous les deux s’asseoir sur une pierre, » …

« La pierre » évoque la dureté, connote la souffrance, poursuit l’effet produit par « cachots » et « antre obscur ».
Et en face d’eux, la nature :

« En présence des monts fauves et soucieux
Et de l’éternité formidable des cieux. » 

Ces vers majestueux parlent encore une fois de la communion de la nature avec le destin de l’homme. Les montagnes sont sévères comme des juges : « monts fauves », et l’adjectif « soucieux » fait écho au malheur de l’homme.
Et encore une connotation de grandeur :

« Et de l’éternité formidable des cieux. »

En ajoutant, cette fois, une dimension temporelle : allusion à l’événement irréversible, qui condamne l’homme pour l’éternité !
Grandeur du spectacle, grandeur de l’homme déchu, éternité de la condamnation.

« Leur œil triste rendait la nature farouche ; » …

Réitération, mais toujours avec des images différentes, de la communion de la nature avec l’homme.
Et puis, la longue description de l’attitude d’Adam et Eve :

« Et là, sans qu’il sortît un souffle de leur bouche,
 Les mains sur leurs genoux et se tournant le dos,
Accablés comme ceux qui portent des fardeaux,
Sans autre mouvement de vie extérieure
Que de baisser plus bas la tête d’heure en heure, 
Dans une stupeur morne et fatale absorbés
Froids, livide, hagards, ils regardaient, courbés, » …

Toute une suite d’images d’immobilité qui évoquent la souffrance, la stupeur et la mort : le mouvement vers le bas, seul mouvement, évoque la chute vers le tombeau. De même, les adjectifs « froids, livides, hagards » font aussi penser à la mort.
Avec un détail étrange : « …et se tournant le dos » : une vision géniale qui annonce la conclusion : Adam et Eve ne pleurent pas le même malheur. Chacun est seul. Ils n’ont même pas la consolation de partager leur douleur.
Le passage descriptif, volontairement long, met tout le poids sur le malheur et la souffrance d’Adam et d’Eve.
Et toujours ce rappel de l’éternité de l’univers opposée à l’homme devenu mortel :

« Sous l’être illimité, sans figure et sans nombre, » …
La nature est témoin de cette condamnation, symbolisée par l’ombre. Et la chute du jour leur rappelle, chaque soir, le bonheur perdu. Ils regardaient :

« L’un, décroître le jour, et l’autre, grandir l’ombre. »

Ce vers majestueux, de même que « se tournant le dos », rappelle encore une fois, symboliquement, qu’Adam et Eve ne déplorent pas le même malheur.
Et puis, de nouveau, l’évocation de la nature grandiose et éternelle, par des vers merveilleux : ici la nature est étrangère au malheur de l’homme, comme pour souligner davantage celui-ci :

« Et, tandis que montaient les constellations,
Et que la première onde aux premiers alcyons
Donnait sous l’infini le long baiser nocturne,
Et qu’ainsi que des fleurs, tombant à flots d’une urne,
Les astres fourmillants emplissaient le ciel noir, » …
 
Le poète accuse cette opposition entre la splendeur de la nature et le malheur de l’homme. Opposition radicale ici, qui met en valeur la douleur de celui-ci en l’isolant : il est seul, on ne sent plus l’écho de son malheur dans la nature. Ici, le poète évoque le bonheur que l’homme a perdu.
Et ce « long baiser nocturne » fait rêver à l’amour et la joie, ce que ne connaissent plus les héros tragiques qui se tournent le dos.
Ensuite, dans les cinq derniers vers, le poète reprend, dans un grand élan lyrique, l’expression du tourment d’Adam et d’Eve :

« Ils songeaient, et, rêveurs, sans entendre, sans voir,
Sourds aux rumeurs des mers d’où l’ouragan s’élance,
Toute la nuit, dans l’ombre, ils pleuraient en silence ;
Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genre humain,
Le père sur Abel, la mère, sur Caïn. »

Le dernier vers, cinglant, lapidaire, révèle d’une manière magistrale le sens que les huit poèmes précédents laissaient apparaître peu à peu : le vrai malheur de l’homme, ce n’est pas la souffrance, c’est le mal.
Remarquons que le poète accorde la plus grande intelligence, ou l’intuition la plus profonde, à la mère. Le père pleure son fils, c’est humain. Mais, bien que perdre un enfant soit la pire épreuve pour une mère, Eve transcende son chagrin : elle pleure le mal. La sensibilité de la mère est à un niveau supérieur, qu’on pourrait dire métaphysique.
C’est assez surprenant, car d’habitude, c’est l’homme qu’on gratifie de la raison et la femme du sentiment. Eve est gâtée ! Elle le sera encore plus quand nous verrons le sens profond de ce poème.

Mais avant de conclure sur la portée philosophique de ce poème, je veux mettre en évidence ses qualités musicales exceptionnelles. Toutes les grandes œuvres poétiques ont, à divers degrés, ce caractère, c’est ce qui distingue la poésie de la prose, mais celle-ci est une véritable symphonie.

Le poème commence par un adagio majestueux pour exprimer l’infini de l’univers et l’infinie beauté des premiers temps de la création :

« Aux premiers jours du monde…
                                             … un silence profond, »

Puis le mouvement devient plus animé, plus rythmé, évoquant la terre et sa vie :

« Et le désert, les bois, l’onde aux vastes rivages,
Et les herbes des champs, et les bêtes sauvages, »

Ensuite, il s’arrête, comme pétrifié avec, en suspens, immobile ce : « Emus, » qui nous met en attente d’un évènement grave.
Et puis un lento annonce le drame, fait entrer majestueusement les personnages tragiques, et décrit leurs actes :

« Deux grands vieillards, nus, sinistres, augustes                          
                              …  et l’autre, grandir l’ombre.
Et de nouveau, en contraste poignant avec ce drame, un bel adagio aérien qui décrit la majesté du ciel nocturne, le bonheur de l’amour, les astres comme des fleurs :

« Et tandis que montaient les constellations… », 
                                                              …emplissaient le ciel noir, »

Puis reprise du lento majestueux accompagnant les actes d’Adam et Eve qui nous acheminent vers le dénouement.
Le dernier vers est sec (il faut noter l’absence de verbe), lapidaire, définitif : il tombe, comme un couperet et révèle tout le sens du poème :

« Le père sur Abel, la mère sur Caïn. ».

Tout son sens, justement : il y a bien plus dans cette œuvre que des sentiments.
Victor HUGO commet une véritable transgression, non en accordant une sagesse supérieure à Eve, ce qui subvertit déjà le récit biblique, mais en déplaçant le péché originel !
En effet, dans la GENESE, le mal qui pèsera sur toute l’humanité est commis par nos premiers parents : ici c’est Caïn le premier pécheur ! A aucun moment, le poète ne mentionne une faute d’Adam et d’Eve, ni un remords, qui seraient la cause de leur désespoir.  S’ils étaient les auteurs du premier péché, n’en serait-il
pas ainsi ?  Mais il n’y a rien de tel.
Victor Hugo a-t-il eu conscience du bouleversement qu’il opérait ? Il annule tout simplement une affirmation fondamentale de la Bible : le péché originel d’Adam et Eve, source de tous les maux de l’humanité !

Cependant cette subversion me paraît géniale.
Les récits de la Genèse ne peuvent plus être pris au pied de la lettre car la théorie de l’évolution rend éphémères les détails de la création.
Mais les poètes ont inventé de grands mythes qui contiennent une part de vérité : le mythe d’Œdipe par exemple, et aussi, justement, le mythe de la création de la Genèse.
Mais peut-être avec un autre sens que le sens traditionnel.

Adam et Eve n’ont pas péché : ils sont sortis de l’animalité en cueillant la pomme sur « l’arbre de la connaissance ». Ils ont accédé à la conscience. Fait fort bien illustré dans la Bible : ils se sont en effet aperçus qu’ils étaient nus, or l’animal ne s’aperçoit pas qu’il est nu et ne connaît pas la honte. Cette conscience, qui est présence à soi-même et au monde et ouvre l’accès à la liberté de choix et donc à l’erreur et à la faute, qui inaugure le mal.  Eve a ouvert la boite de Pandore. Mais Adam et Eve n’ont pas accompli le mal.
Victor Hugo, d’une manière géniale, a faussé le mythe du péché originel en déplaçant celui-ci, mais en lui donnant de ce fait ce qui me paraît être son vrai sens : l’accès de l’homme à l’esprit, prérogative divine, mais qui met en danger la faible créature.
Remarquons, et c’est un savoureux détail, que c’est Eve, en cueillant la pomme, qui a ouvert l’accès à la conscience et à la connaissance. Le machisme des nobles Patriarches s’est pris dans ses filets : en voulant la charger du péché originel, il en a fait l’initiatrice de l’intelligence humaine ! Ne nous étonnons pas alors qu’elle soit la première à avoir compris que le vrai malheur, c’est le mal !

Ce merveilleux poème, en déplaçant le péché originel, évoque, (Victor Hugo s’en rendait-il compte ?)  l’avènement de la conscience, de la faute, du remords et de la punition, bref, le passage de l’animal à l’homme, la rupture entre leurs destins .
Rupture mais lien aussi entre l’homme et la nature, exprimés à travers tout le poème comme je l’ai souligné dès le départ :   peut-on mieux dire, puisque nous savons aujourd’hui que l’homme, élément de la nature peut la transformer et même la détruire et qu’à l’origine est la conscience, ce péché originel ?
Les auteurs de la Genèse ont eu une intuition  féconde, mais  de  cette promotion
-l’accession de l’animal à l’humain- ils ont fait une faute imputable à nos premiers parents.
Que l’on soit croyant ou non, le récit de la Genèse, garde un sens profond et universel.

 


 

Stefan Zweig – Le plus public des écrivains, le plus secret des hommes publics

 Télécharger cet article au format PDF  pdf-icon2

 

stefan-zweigSTEFAN ZWEIG, pour la complexité de son caractère et ses dispositions extrêmes et parfois contradictoires, me semble damer le pion à tous les créateurs que j’ai présentés jusqu’ici.
Je ne résiste pas, malgré les difficultés, à la tentation de l’analyser. D’ailleurs, curieusement, malgré l’intérêt du personnage, je ne vois pas qu’on ait tenté de le faire. Sans doute parce que, si l’avenir psychologique d’un être humain se décide durant les toutes premières années de sa vie, nous ne savons rien ou presque de sa petite enfance. Elevé dans la nursery, à l’écart des activités de ses parents, il est fait par ses rapports avec des employées : nourrice et gouvernantes. Or de cela, on n’écrit rien.
Mais il est si intéressant, si énigmatique parfois, que je vais essayer de relever les traits caractéristiques de sa personnalité et de jeter un peu de lumière sur leur étiologie possible.

Ces traits, les voici.

Extraverti, convivial, sociable, il se lie très facilement, prend contact, jeune, avec les écrivains éminents. Avec audace, il n’hésite pas à les contacter le premier : Verhaeren, Romain Rolland, Freud et tant d’autres.
Et à peine sorti du lycée, il proposait ses poèmes aux journaux ! Ses poèmes ! Ce que d’habitude un jeune cache le plus soigneusement car il sent qu’il y exprime ce qu’il a de plus intime ! Alors qu’on dit que même célèbre il doutait de la valeur de ses œuvres ! Là encore, il montre une grande audace.
Plus tard, il fait des conférences, parle en public parfois presque en improvisant ; il fait une conférence en portugais alors qu’il ne maitrisait pas cette langue.
Il n’hésite pas à frapper à toutes les portes pour aider des amis et des personnes qui le lui demandent.
Non seulement il n’était pas timide mais il était particulièrement ouvert aux autres et audacieux.
Il a un besoin impératif de contacts humains. Il doit, toute sa vie, entretenir des rapports suivis avec de vrais amis.
D’une part, des amis éminents, surtout des écrivains, que j’ai évoqués plus haut. D’autre part, des jeunes amis, écrivains en herbe, qu’il aide souvent.
A certains moments il se montre suractif : il a une vite sociale très intense. Il invite des célébrités, fait de grandes réceptions chez lui. Il voyage d’une ville à l’autre, à l’étranger, multiplie les conférences et les rencontres.
Mais à d’autres moments, il devient timide, introverti et se retire du monde. Il ne supporte plus les autres : quelquefois, même au cours d’une réception organisée par lui-même ou au cours d’un concert, il quitte tout le monde et se retire.
Donald PRATER dit qu’il a horreur des feux de la rampe, alors qu’il est très souvent en représentation ! Et c’est vrai aussi.
Il subit des crises de dépression avec retraits dans la solitude. La maison qu’il achète sur le Kapuzinerberg lui assure une retraite idéale. Mais, où qu’il vive, il s’aménage un refuge où il se retire périodiquement.
PRATER évoque plusieurs fois sa timidité. Bizarre chez une personne aussi tournée vers les autres, aussi conviviale, mondaine, qui invitait, organisait des réceptions avec les grands de ce monde, qui voyageait partout. Mais cela se manifestait sans doute dans les crises de dépression ou à leur approche.
Et pendant sa période d’érémitisme, il écrit. Rien d’étonnant à ce qu’un écrivain s’isole pour écrire. Ce qui l’est, c’est que ses périodes de création semblent correspondre avec des périodes de dépression.
Il est très généreux : riche, il est toujours prêt à aider des amis, des écrivains et des compatriotes en difficulté. Au point qu’il était trop sollicité, voire exploité.
Généreux pour payer et aussi pour faire des démarches en leur faveur.
Il montre une extrême et constante modestie même lorsqu’il est célèbre et adulé. Il doute de la valeur de ses écrits, se considère comme inférieur aux écrivains qu’il admire, souvent ses propres amis. On peut parler d’un sentiment d’infériorité permanent.
Il éprouve un besoin impératif de voyager. Il a fait d’innombrables voyages, proches et lointains, et à son époque, ce n’était pas aussi facile qu’aujourd’hui. Besoin périodique de s’évader, d’aller voir ailleurs. Il se dépêche de partir après la perquisition des nazis chez lui par crainte de ne plus pouvoir quitter l’Autriche.
Mais il doit, d’une manière tout aussi impérative, revenir dans son pays. Il a été très affecté lorsque, pendant la guerre de 40, au Brésil, il ne voyait plus la possibilité de le faire.
Il manifeste une boulimie de connaissances en ce qui concerne ce qui est humain. Il pourrait dire : « Rien de ce qui est humain ne doit m’être étranger ».
Besoin qui s’exprime de trois manières.
Par une documentation démente qui apparaît particulièrement dans ses biographies : sur la personne, sur l’époque, sur le milieu.
Par un désir de tout voir, de tout connaître, quand il visite des pays étrangers, et il voudrait connaître tous les pays.
Et par un désir de posséder le passé dans ce qu’il en reste : il collectionne les archives, les autographes, les souvenirs d’écrivains et de compositeurs.
Mais ce gentleman bien élevé manifeste un machisme sans vergogne vis-à-vis des femmes réelles.
« Des femmes réelles », car il y a deux sortes de femmes : les réelles et les imaginaires.
Les premières, les réelles, pour le service, les secondes, les imaginaires, pour la création littéraire. Ces dernières ne sont pas les plus mal servies : on s’intéresse à elles pour leur personne !
Et parmi les réelles, les servantes, encore deux sortes. Ses femmes légitimes pour l’organisation de la vie : Friderike, et ensuite, Lotte, mais à un moindre degré car elle était souffrante, et donc pas assez bonne pour le service. Et pour le plaisir, les maîtresses, qui se succèdent.
Sa femme, Friderike, assure en effet toute l’organisation de la vie matérielle, et même plus, tout ce qui l’ennuie, tout ce qu’il ne peut faire à cause de sa vie errante, comme la réception du courrier, certaines démarches administratives. Par exemple, c’est Friderike qui se démène pour qu’il puisse rester en Suisse pendant la guerre de 14 en toute légalité. Elle organise aussi ses somptueuses réceptions.
Elle s’occupera de l’aménagement et de la vente (difficile) de la maison incommode, sur la colline, près de Salzbourg.
Elle doit assurer tout ce qui ne l’intéresse pas, lui, mais qui est nécessaire, surtout pour un écrivain célèbre.
Mais il critique son indépendance !
Lui qui aidait tout le monde, en divorçant au mauvais moment il l’empêche d’acquérir la nationalité anglaise.
Comme femme légitime, elle est plus disponible et plus obligée pour le service mais il ne semble pas lui avoir donné beaucoup de plaisir sur le plan sexuel.
De la vie de famille, il ne veut que les commodités, pas les charges.
Il n’a pas du tout l’esprit de famille : il se félicite que lui et son frère n’aient pas d’enfants.  Il tolère les filles de Friderike, mais elles ne doivent pas le déranger. Il n’aime pas qu’elles accompagnent leur mère en voyage. PRATER parle même de sentiments antifamiliaux. Il n’apprécie les relations familiales que pour les commodités.
Par ailleurs, il va même jusqu’au sadisme en racontant à Friderike ses aventures avec d’autres femmes.
Friderike est une femme multifonctions : factotum et confidente.
Étrange, cette exploitation éhontée d’une femme de grande qualité par un homme galant, sensible et bien élevé !
D’après Donald PRATER, il a fait un seul sacrifice pour elle en 25 ans ! A un certain moment, il quitte Paris pour la suivre.  Nous y reviendrons.
A propos de LOTTE, il se plaint que bien qu’il ait choisi une femme qui le soutienne, c’est lui qui doit la ménager car elle souffre d’asthme. Et il ne le fait pas toujours : en Amérique du Sud, il la surmène et dit …que cela lui fait du bien !

A côté des femmes utiles, nous avons mentionné les maîtresses, pour le plaisir. En effet il a eu de nombreuses aventures avec des femmes, mariées parfois, mais aussi des femmes légères. En tout cas, des femmes disponibles, mais surtout sans danger de passion.
Quant aux femmes imaginaires, celles de ses œuvres, il éprouve une fascination pour leurs passions amoureuses, alors qu’il les refuse dans la vie.
Ces passions sont des amours tragiques. Citons, entre autres : « Lettre d’une inconnue », « Le voyage dans le passé », « La pitié dangereuse ».
Si l’auteur exprime à son insu son fond secret, voire inconscient, curieusement il le fait vivre par l’autre sexe. Très intéressant.
Il y a donc un dédoublement entre l’homme et l’écrivain : ce qu’il écrit n’a rien à voir avec ce qu’il vit. D’ailleurs, il était embarrassé quand des lectrices s’émouvaient des belles passions tragiques qu’il avait dû vivre !
Et je termine sur ce qui est peut-être le plus important, en tout cas le plus singulier.
Bien qu’il ait une position politique qui ne se démentira jamais, il est incapable de s’engager dans une action.
Sa position est constante : il se veut citoyen européen, voire citoyen du monde. Erasme est son héros, son frère, son double. Ici je dois m’étendre un peu.
Erasme, citoyen du monde parfait : il est fils de personne car enfant illégitime d’un prêtre, ses parents sont morts jeunes, il échappe à sa famille qui le met au couvent, il s’exprime dans la langue universelle de l’époque, le latin, se libère de la tutelle du couvent, même des obligations de la prêtrise, proscrit la haine, refuse d’être lié à quoi que ce soit : le vrai frère spirituel de Zweig !
Pour revenir à celui-ci, il est incapable de haïr, il a même une phobie de la haine : il refuse donc tout engagement car engagement signifie hostilité et lutte.
Il ne militera jamais et sera embarrassé et négatif quand on le poussera à prendre position officiellement. Mais c’est malgré lui et il s’en voudra.

Voilà donc, il me semble, les traits dominants de sa personnalité.
Ils sont trop intéressants pour ne pas tenter une explication. Je l’exposerai sous trois rubriques :
Ses relations avec ses semblables, en général,
Ses relations particulières avec les femmes,
Ses relations particulières avec les hommes.

Ses relations avec ses semblables sont gouvernées principalement par la cyclothymie ou maniaco-dépression.
Celle-ci est bien connue mais on aimerait en savoir l’origine.
La tendance à la dépression est fréquente chez les écrivains et autres créateurs, et les suicides ne sont pas rares : la mélancolie bien connue du poète est le joli nom pour la dépression. Ce qui indiquerait bien que les créateurs souffrent un drame intérieur (le « deuil » évoqué par le psychanalyste Andrée GREEN). Ils conservent leur santé mentale lorsqu’ils peuvent créer et se recréer.
Mais ils ne sont pas tous des bipolaires caractérisés. Il s’agit ici d’une véritable pathologie.
Il faut remarquer en effet que Zweig a eu toutes les chances dans sa vie. Fils d’une bonne famille riche, il a, en outre, gagné lui-même de l’argent très tôt grâce à ses succès littéraires.
Bonne éducation : de la culture et plusieurs langues qui faciliteront ses rapports à l’étranger. Il a la chance d’échapper à la succession de son père pour gérer l’entreprise : son frère assurera. Bel homme, du succès très jeune. Amitiés avec les plus grands. Possibilité de voyager à son gré. Très bien reçu partout grâce à sa célébrité.
Il s’assure la femme idéale :  intelligente, cultivée et organisatrice, elle gère tout ce qui l’ennuie sans être encombrante. Autant de maîtresses qu’il veut, avec l’acceptation de sa femme.
Même pendant les guerres, s’il rencontre, certes, des difficultés, il échappe à tous les dangers sans perdre son honneur.
Et un succès mondial qui ne se dément jamais.
Donc, toutes les conditions du bonheur. Cependant il souffrira périodiquement de dépressions et il finira par se suicider.
Suicide qui est une démission, malgré la préparation et la mise en scène qui lui donnent du panache. Il se suicide au moment où il craint de ne plus pouvoir rentrer au bercail, cependant c’est aussi le moment où l’entrée en guerre des Etats-Unis pouvait légitimement lui redonner espoir.

Pour tenter d’expliquer sa bipolarité, il convient de rappeler les conditions qui en général, la font apparaitre.
La bipolarité est une disposition pathologique qui, d’après Mélanie Klein, peut être générée durant la période qu’elle appelle précisément « maniaco-dépressive », vers 7-8 mois.
Cette période advient après la période schizoïde, les premiers mois de la vie où le bébé encore inconscient vit dans l’instant. Il est complètement heureux quand il est comblé par sa mère, complètent malheureux et destructeur de l’image maternelle et de soi-même (car il ne fait qu’un avec elle) quand il est privé.
Avec l’éveil de la conscience, l’enfant commence à reconnaître sa mère, à comprendre que la « bonne » et la « mauvaise » mères sont une seule et même personne. Et lorsque dans sa rage il la détruit, il a peur ensuite de l’avoir perdue et essaie de la « réparer ». C’est l’origine de la culpabilité et du repentir, source de notre conscience morale, qui conduisent au désir de réparer.
D’ordinaire, la vraie mère est présente, elle confirme alors la réussite de l’enfant : il ne l’a pas détruite dans sa rage, il est rassuré puisqu’il la retrouve. Mais si un traumatisme advient dans cette période cruciale, par exemple, la mort, la disparition de la mère, qui confirme son « crime », l’enfant opère une régression partielle vers le stade antérieur et une certaine forme de schizoïdie s’installe : des périodes de dépression et d’excitation maniaque se succèdent.
C’est ce que l’on constate chez Stefan Zweig : des périodes de retrait et de marasme succédant à des périodes de vie survoltée. S’il n’est jamais arrivé à des manifestations qui exigent des soins psychiatriques, c’est peut-être simplement parce que, n’ayant pas de soucis d’argent, il pouvait choisir sa vie, vie mondaine ou érémitisme. Et le retrait dans la solitude le mettait, semble-t-il, dans les conditions idéales pour récupérer.

Mais quelle peut être l’origine de la cyclothymie chez Stefan Zweig ?
Nous ne le savons pas puisqu’il a été élevé par des employées dans la nursery.
Mais il est très plausible qu’à la fin de l’allaitement on ait renvoyé la nourrice et qu’on l’ait remplacée par une gouvernante, une éducatrice.
Cela équivaut à la mort d’une mère. Précisément à cette période sensible où l’enfant doit s’adapter à la perte de la mère nourricière qui donnait tout sans rien demander, et subir le sevrage, un autre passage difficile. Il est important que la même personne l’aide à opérer la transition. D’habitude la mère aide et rassure. Mais si la mère paradisiaque des premiers temps (ici la nourrice) disparaît, cela équivaut à sa mort.
C’est une perte particulièrement dangereuse à ce moment-là.
Cette pathologie rend compte de traits de caractère marquants de Zweig : les phases d’excitation et d’hyperactivité alternant avec les phases d’introversion et de retrait.
Mais certains s’opposent à la description de la cyclothymie, et d’autres ne peuvent être expliqués par elle.
Ceux qui s’y opposent sont le sentiment d’infériorité permanent et la grande activité créatrice initiée par les crises de dépression.
Ceux qui lui sont étrangers sont : la constante générosité, l’absence totale de jalousie vis-à-vis de ses pairs et l’interdit de la haine.

Je reprends ceux qui s’y opposent.
Le sentiment d’infériorité, l’excessive modestie malgré le succès s’opposent en effet à certains traits de la cyclothymie.
Dans les phases de manie, le sujet est euphorique, se croit supérieur. Il est hyperactif. Hyperactif, Zweig l’est, dans ces périodes où il court d’une ville à l’autre, fait des conférences, rencontre des personnalités, intervient pour ses amis. Il semble avoir une énergie, une vitalité, inépuisables. Mais il est toujours modeste, pénétré de son insuffisance, malgré ses succès précoces et jamais démentis, et malgré sa popularité.
Les maniaco-dépressifs éprouvent ce sentiment d’infériorité mais exclusivement durant la dépression. Celle-ci est un effet de la culpabilité qui est à l’origine de cette pathologie : la peur d’avoir détruit la « bonne mère » et de l’avoir perdue.
Mais dans les périodes de manie où le sujet croit retrouver le paradis perdu, ce sentiment d’infériorité disparaît. Chez lui, il semble permanent.
Et la grande activité créatrice initiée dans les crises de dépression est aussi étrange, car les cyclothymiques sont inactifs dans ces périodes. Lui, c’est là qu’il devient créateur.
Trait remarquable, car la création demande beaucoup d’énergie, d’autant plus que pour lui elle se doublait souvent d’un travail de documentation considérable, surtout en ce qui concerne les biographies. D’habitude, les écrivains ne sont pas capables de travailler dans ces périodes de marasme.

Parmi les traits étrangers à la cyclothymie pour lesquels une autre explication est requise, j’ai cité son excessive générosité, son dévouement sans bornes à ses amis, à des compatriotes pendant la guerre, à de jeunes écrivains. Il est aussi généreux financièrement que prêt à faire des démarches, à solliciter des puissants en leur faveur.
Il faut ajouter l’absence de jalousie – fait rare chez les artistes-, vis-à-vis de ses pairs, vis-à-vis des grands écrivains qu’il vénère, vis-à-vis des jeunes qu’il aide, en fait, à devenir ses rivaux.
Probablement aussi vis-à-vis de son frère aîné, mais il faut noter qu’aucun biographe ne parle de ses relations avec celui-ci, ni enfant, ni adulte. C’est étrange, mais on ne peut qu’en conclure qu’il n’a pas eu de problèmes ni de conflits importants avec lui.
Et enfin, n’oublions pas l’absence totale de haine, on pourrait dire la phobie de la haine, de la haine en général même chez les autres, sans rapport avec lui-même. Ce refus de toute haine, il le saluait chez Erasme, son double. Refus qui le pousse, lui, on l’a vu, à s’opposer à tout engagement.

De tout ceci, la cyclothymie ne rend pas compte : nous verrons plus clair lorsque nous aurons étudié, dans le cadre de ses relations avec les femmes, sa résolution de l’Œdipe et ses relations particulières avec sa mère.

En ce qui concerne   ses relations avec les femmes, il convient de rappeler les trois catégories de relations : avec les femmes-servantes, en l’occurrence sa femme légitime, avec les maitresses d’un jour, et avec les femmes imaginaires, celles de ses romans et nouvelles.
Les femmes servantes, d’abord : nous avons évoqué FRIDERIKE, sa première femme et à un moindre titre, LOTTE, puisqu’elle n’était pas assez bonne pour le service.
On pourrait expliquer cet usage par ses conditions de vie dans l’enfance puisqu’il a passé ses six premières années dans un monde à part avec des femmes, nourrice puis gouvernantes, en service.
Même s’il doit leur obéir puisqu’elles sont chargées de l’éduquer et donc ont un pouvoir sur lui, elles n’en restent pas moins des employées au service des parents. En outre, elles pourvoient à tout, elles assurent la vie matérielle. On ne lui demande pas d’aider comme dans les familles modestes. Il ne doit obéir et faire des efforts qu’en ce qui concerne son éducation.
On peut donc comprendre qu’il demande la même chose aux femmes de sa vie : s’occuper de tout ce qui est nécessaire à l’entretien de la vie et même ce qui est utile à sa carrière et qui l’ennuie, ou ce qu’il ne peut faire dans certaines circonstance (par exemple, s’occuper de son courrier quand il est absent). Les femmes qui   vivront avec lui seront des employées à part entière. Cela lui paraît normal.
Moins compréhensible est le fait qu’il leur ait accordé peu d’attentions amoureuses. Il les aimait plus comme des amies, des sœurs, des confidentes. Elles n’ont donné, ni reçu, beaucoup de satisfactions érotiques. Il y a divorce entre passion amoureuse et mariage, et même entre érotisme et mariage. Ceci demande une explication.

Le complément érotique, défaillant du côté des femmes légitimes, se réfugie du côté des maîtresses, mais la passion amoureuse, elle, n’a pas droit de cité.
Il préfère les femmes mariées, avec lesquelles on risque moins d’avoir des complications qu’avec des jeunes filles amoureuses. Il y a divorce entre érotisme et amour
Donc, mariage sans passion amoureuse, ni même plaisir sexuel, Plaisir sexuel sans risque de passion amoureuse. Dans la vie réelle, la passion amoureuse n’est nulle part !
Quant aux femmes imaginaires, celles des fictions, la passion amoureuse est leur privilège. Là, elle semble même l’obséder, mais elle se réfugie dans les livres !

Les deux premières relations, les relations vécues, sont liées à la résolution de l’Œdipe. La troisième, avec les héroïnes de ses œuvres, ne pourra être quelque peu éclairée qu’en élucidant aussi les particularités de sa relation à sa mère.

La résolution de l’Œdipe peut avoir échoué pour plusieurs raisons.
Une des premières peut être un trop grand attachement à une nourrice-mère sans doute très dévouée, attachement qui rend plus difficile l’épreuve du sevrage. L’enfant a vécu dans un paradis trop difficile à quitter : rappelons-nous la « bonne mère » de Winnicott qui ne doit pas être trop bonne.
Une autre raison peut-être celle que j’ai évoquée pour expliquer la bipolarité : cette nourrice, déjà trop bonne mère, a pu quitter l’enfant vers l’âge critique de la maniaco-dépression. Ce qui entraîne une régression partielle à la période de relation fusionnelle incestueuse avec la mère. Donc une difficulté particulière à renoncer à celle-ci.
Enfin, on peut supposer une insuffisante présence masculine, présence nécessaire pour que l’enfant s’identifie au père et renonce à sa mère comme objet d’amour exclusif et incestueux. Elevés dans la nursery, les enfants voyaient sans doute trop peu leur père qui restait tout à fait étranger à leurs activités.  L’attachement incestueux à sa nourrice (mère ou pas, peu importe, le bébé n’en sait rien) n’a pas eu à affronter la présence d’un homme, porteur de la Loi : l’interdit de l’inceste.
Cet amour est, certes, refoulé puisque l’enfant est inconscient durant les premiers mois de sa vie (refoulement primaire), mais il n’a pas subi le refoulement secondaire qui apparaît lorsque le petit garçon prend conscience de la présence de son père à qui appartient sa mère.
Il dira lui-même qu’il a refusé de s’identifier au père, à l’homme d’affaires, l’industriel, métier qu’il détestait. Naturellement il ne s’est rien passé de tel. Il « rationalise » après coup, car le jeune enfant s’identifie, ou non, à la divinité paternelle sans le savoir, sans choisir. A deux ans, il n’est pas capable de connaître ni de juger l’activité de son père, un père qui par ailleurs, d’après BONA, était « … bienveillant, doux et modeste ». Il n’a simplement pas eu l’occasion de s’identifier à son père.
Mais cette affirmation illustre en tout cas qu’il a manqué cette identification, élément majeur de la résolution de l’Œdipe.
Ce défaut d’identification signifie que son désir inconscient d’amour garde un caractère incestueux mais est interdit de réalisation.
Désir puissant, et interdit aussi puissant, puisqu’il ne connaitra pas (refusera même de connaître) la passion amoureuse, qui est une transposition sur une femme étrangère de l’amour initial pour la mère.
Par exemple, Flaubert, qui souffrait pour d’autres raison d’un même interdit de l’inceste, était capable de passion, mais sans rapport sexuel. Se rappeler Louise Collet : l’amour devait rester platonique.
C’est plus souvent le cas, mais chez Zweig l’interdit arrive à un degré extrême : l’amour, même platonique, serait déjà un inceste.
Je crois pouvoir expliquer un épisode très significatif de sa relation avec Friderike que j’ai cité plus haut. PRATER évoque le seul sacrifice qu’il ait jamais fait pour elle : il a quitté Paris à un certain moment pour la suivre. Sacrifice ? Non, sauve qui peut !
La relation avec Marcelle, sa maîtresse à ce moment-là, devenait trop intense, même de son côté à lui.  Il a fui la passion amoureuse qui lui est interdite. Friderike l’a protégé de…l’amour.
Il lui racontait d’ailleurs ses aventures, même sa relation plus amoureuse avec Marcelle : attitude assez grossière et inattendue pour un homme si raffiné. Je me demande si ce n’est pas encore, sans qu’il en ait conscience, une réassurance pour lui-même : barrière confirmée entre l’amour (coupable pour la mère) et le sexe. Il se rassure en affirmant devant témoin que ce qu’il fait n’a rien à voir avec de l’amour. Ce pouvait être pour rassurer Friderike, mais en fait, c’était surtout pour se rassurer lui-même.

Une autre conséquence de ce défaut d’identification à un homme : sa personnalité, son idiosyncrasie affective, sont éminemment féminines. Ce qui explique l’expression littéraire si réussie des passions féminines, passions amoureuses qu’il n’a jamais vécues, ni comme homme, ni comme femme naturellement, mais dont il parle comme s’il les connaissait. Mais nous y reviendrons.

Maintenant j’aimerais essayer de répondre à cette question :  pourquoi l’amour-passion qu’il s’interdit dans la vie est-il si présent dans ses œuvres ?
C’est ici, peut-être, qu’il convient de faire entrer en scène ses relations très particulières avec sa mère.
Rappelons que le jeune enfant avant 7-8 mois ne reconnaît pas ses proches : la nourrice est pour le bébé un ensemble de bonnes sensations et non une personne.
Ce qui veut dire que les bonnes sensations venant de la nourrice et celles qui viennent de sa mère se confondent durant les premiers mois.
J’ai déjà supposé qu’il a eu une très bonne nourrice-mère : pour chercher à reconstruire par la création un paradis perdu, il faut d’abord avoir eu un paradis. On le constate chez beaucoup d’artistes : un bonheur initial et un « deuil » de ce bonheur.
Il a donc lui-même reçu beaucoup d’amour, sinon il ne serait pas capable de cette belle énergie positive, socialement bénéfique, qu’il déploie dans les périodes de « manie ».
Mais revenons à sa vraie mère.
Elle aimait ses enfants et le leur montrait, mais ne les élevait pas. Elle venait les cajoler, les embrasser puis s’en allait vers ses activités personnelles qui semblent avoir été des activités mondaines, car Stefan avait gardé le souvenir suivant : il était fasciné par le glissement des robes de soie de sa mère, dit Dominique BONA dans sa biographie.
Quelle image offre-t-elle ? Une promesse d’amour, un rêve, une déception.
Une promesse d’amour puisqu’elle les aimait réellement et leur montrait sa tendresse. Même un maximum d’amour, paradisiaque, sans ombre, puisque, ne les élevant pas, elle n’avait pas l’occasion de les gronder ou de les punir. Elle représentait un paradis.
Un rêve aussi, celui d’un ailleurs merveilleux, inconnu : où allait-elle, si bien parée ?  Dans quel monde enchanté et mystérieux allait cette mère toute aimante qui ne grondait jamais ? Monde d’autant plus enchanté et mystérieux qu’il était chargé de poésie à cause de l’origine de cette mère : elle vient d’ailleurs, d’Italie, issue de parents banquiers, mot mystérieux aussi car son père à lui était un industriel, mais mot prestigieux car elle vantait le nom de sa famille.
Une véritable fée venue d’ailleurs qui partait chaque jour vers un ailleurs qu’il confondait peut-être avec celui dont elle venait, dans la beauté de sa robe froufroutante dont Stefan avait gardé un si vif souvenir.
Tous ces caractères, chez lui, pouvaient donc se mêler avec l’image de paradis fusionnel donnée par la nourrice, car les paradis mystérieux, perdus ou inaccessibles, entrevus durant les toutes premières années, se rejoignent dans l’inconscient du petit enfant.
Mais c’était aussi une déception quotidienne : une belle apparition féérique, certes, mais elle s’en va, ne reste pas avec les enfants :  seulement une promesse d’un bonheur qu’elle ne donne jamais.
L’image de cette mère elle-même, offerte et refusée, désirée et inaccessible, peut fusionner avec l’image maternelle primitive liée à la nourrice, aimée et perdue.
S’il en est ainsi, le traumatisme de la perte de la mère initiale est renouvelé chaque jour : la vraie mère vient donner un peu de paradis puis le retire. Elle peut ne pas revenir, elle peut être perdue comme la nourrice. Un « deuil » suivi d’une menace de « deuil ».
Ce peut être une cause de haine (le traumatisme renouvelé des abandons), mais constamment refoulée car dangereuse puisque cette haine a causé la perte de la « bonne » mère, la nourrice perdue qu’il faut « réparer », recréer même, pour retrouver le paradis et se refaire soi-même. Et les retours de la mère restent une promesse de paradis, même si elle est toujours déçue.

Cette constellation, au cœur de laquelle sont la mère perdue, retrouvée, toujours en danger d’être perdue, et la nourrice perdue, peut expliquer plusieurs traits, très particuliers, de Stefan Zweig.
Son besoin de voyages, d’aller périodiquement voir ailleurs, besoin véritablement compulsif. Il a été pris de panique quand il a vu le moment où il ne pourrait plus quitter l’Autriche et s’est dépêché de partir. Il va chercher la mère paradisiaque dans ces lointains mystérieux qui lui appartiennent.
Mais ses voyages sont un leurre puisqu’ils ne peuvent redonner le paradis perdu, c’est donc toujours à recommencer.

Et cela explique aussi son besoin impératif de revenir au bercail, en Autriche. Est-ce que ceci ne montre pas que c’est bien l’image maternelle qui est en cause ? Car le lieu d’origine, celui où on a passé son enfance, est lié à cette image (la mère-patrie). Il a été tout aussi paniqué à l’idée de ne plus pouvoir revenir au bercail qu’à l’idée de ne plus pouvoir partir. Il se rassure périodiquement en retournant aux sources. La « bonne mère » est toujours là, il ne l’a pas tuée.
Au Brésil, pendant la guerre, il se désespérait à l’idée que la mère patrie était définitivement perdue pour lui : qui sait si ce n’est pas l’impossibilité de ce retour symbolique à la mère qui a été l’une des causes de son suicide ?

Mais surtout, cette fusion entre la nourrice, mère perdue, et sa vraie mère, en danger d’être perdue, expliquerait bien l’interdit de la haine, ce trait dominant de son caractère.
Il craint d’avoir détruit la « bonne mère », nous l’avons dit, amalgame entre sa nourrice et sa mère. Celle-ci, la vraie, part constamment et revient. Ses départs réveillent le traumatisme de la perte de la nourrice ; et la souffrance réveille le désir de « tuer » la mère, mais si ce désir la tuait et qu’elle ne revienne pas, comme la première ? Et là, la panique lui interdit toute forme de haine. Interdit de la haine pour conserver sa mère, puisqu’elle a détruit la première. Il faut se rappeler que la logique ne règne pas dans l’inconscient : ces deux figures maternelles se confondent en une figure menacée, qui porte l’empreinte de la mère perdue et de la mère menacée de perte.
Une des conséquences est cette panique à l’idée de s’engager pour une idéologie, ce qui forcément impliquerait opposition et hostilité. Ce n’est pas un choix volontaire, mais un refus viscéral qu’il se reprochait d’ailleurs.
Je rappelle qu’il a une telle peur de la haine qu’il ne peut pas même supporter l’idée de l’hostilité des autres, comme si elle pouvait réveiller la sienne. Il fait tout pour l’éviter et susciter des sentiments positifs chez son prochain.
Cette horreur de la haine des autres, est fort bien exprimée dans l’œuvre intitulée : « « Une jeunesse gâchée ». Ici, un étudiant se suicide parce que ses maîtres et camarades se moquent de lui à l’Université. Peut-on mieux dire que la haine tue ?
L’action positive pour conjurer la haine est, elle aussi, clairement révélée dans une autre œuvre : « Un homme qu’on n’oublie pas ». Cet homme riche qui, au lieu de mettre son argent à la Caisse d’Epargne, le dépense en dons et aides aux autres : il achète en quelque sorte leur amour, préférant se procurer auprès de son entourage « un avoir d’obligations morales ». Il le dit lui-même ! Mais cet avoir, est-ce autre chose que la reconnaissance et l’amitié ?
C’est lui, cet homme généreux qui agit pour conjurer la haine, la sienne et celle des autres, et susciter l’amour.
Rien n’indiquant des conflits avec son frère, on a le droit de supposer qu’avec lui aussi il a constamment entretenu de bonnes relations. Vu le contexte psychologique, le contraire est quasi impensable.
Cet interdit absolu, qui condamne toute haine et la lui rend insupportable, pourrait expliquer aussi son profond chagrin lorsque, proscrit comme écrivain juif, il ne pouvait plus éditer en allemand chez lui, en Autriche. Cependant il n’en souffrait pas professionnellement : il pouvait éditer en langue allemande en Suisse, dans les pays nordiques. En outre, il était polyglotte lui-même, et ses livres étaient traduits dans toutes les langues. Mais il ne supportait sans doute pas que sa langue maternelle, symbole de la mère, soit polluée par la haine, dans les discours haineux des nazis et dans le fait d’être interdite. Et ceci dans son propre pays, lui-même symbole maternel. La haine, qui lui est interdite, qui a tué la « bonne mère » est liée maintenant à ce qu’il a de plus cher : elle menace ce à quoi il tient le plus : cette langue maternelle qui est celle même de ses œuvres.
Plus qu’un désagrément, cela représente pour lui un véritable danger.
Mais s’il doit refouler ainsi toute hostilité et éviter de susciter celle des autres, cela signifie que cette haine est en lui, destructrice et menaçante, même si elle n’est pas consciente.
De ce fait, elle suscite une immense culpabilité et une sorte de panique.
En bref, il a « tué » sa nourrice, il ne peut pas risquer de « tuer » la mère qui lui reste malgré les frustrations qu’elle lui inflige. Cette culpabilité le porte à se punir : bonheur interdit.
En effet, il s’auto-punit quasi constamment. Il n’a pas le droit d’être heureux même quand tout lui sourit, surtout quand tout lui sourit ! Il se sent inférieur et se déprécie en permanence, comme s’il disait : « Je suis un criminel, je ne vaux rien, je n’ai pas droit au bonheur ». « Privilégié et malheureux de l’être » comme l’écrit si bien BONA. Il disait lui-même qu’il n’était heureux qu’en écrivant, alors qu’il a eu toutes les chances dans sa vie !
Mais regardez dans quelle situation contradictoire il se trouve !
Il mérite qu’on le haïsse pour le punir, mais il a tellement peur de la haine qu’il suscite un amour qu’il ne mérite pas, mais dont il a absolument besoin pour se rassurer ! Alors il s’interdit d’en jouir en étant humble et modeste, en détestant le succès ! Ce sont les ruses de l’inconscient pour satisfaire des besoins contradictoires.

La culpabilité appartient, certes, au syndrome de la cyclothymie, mais ici il y a vraiment un supplément issu d’une autre source, puisqu’elle tue même l’euphorie de la période maniaque. Elle envahit toute sa conduite.
Cette autre source, nous l’avons vu, ce sont les rapports très ambivalents avec sa mère, haïe, aimée et menacée.
Mais l’interdit de la haine ne suffit pas, il faut plus : développer des qualités positives, ce qu’on appelle des « formations réactionnelles » : par exemple, cette belle générosité, en argent et en interventions, dont nous avons parlé plus haut.

Ici, je me permettrai une remarque à propos de nos qualités morales.
Nos plus belles qualités, comme la générosité, le dévouement, comme l’absence de jalousie, la modestie, l’abnégation, peuvent avoir deux sources.
Il y a une générosité dont on pourrait dire : « C’est du cœur que la bouche parle ». Elle est spontanée, son origine est l’amour qu’on a reçu soi-même dans son enfance. Celui qui a beaucoup reçu est capable de donner beaucoup. Une générosité spontanée qui coule de source, quand rien ne s’y oppose, issue de la pulsion primaire, EROS.
Mais il y a une deuxième source, issue de la culpabilité : c’est une générosité-réparation et une protection. On expie une faute imaginaire en faisant des sacrifices, et on répare symboliquement en accomplissant des actions bénéfiques. La qualité morale est un garde-fou contre cette haine destructrice refoulée mais toujours présente et menaçante dans l’inconscient.
Ces qualités-là, dites « formations réactionnelles » ou « défenses du moi », ont souvent un caractère un peu excessif.
D’où l’on voit que les plus belles qualités morales peuvent avoir des sources douteuses. La modestie de Stefan, la promptitude à aider tout le monde, sa générosité presque excessive en argent et en interventions, peuvent être en partie issues de la culpabilité, non de l’amour spontané du prochain (par exemple, cet amour est assez défaillant en ce qui concerne sa femme).
Mais la source de nos qualités n’enlève rien à leur valeur sociale et morale.
Souvent les plus beaux dévouements, les activités oblatives les plus utiles, ont des sources obscures : ils n’en restent pas moins admirables et ce n’est pas les diminuer qu’essayer d’être lucides. Il est possible que beaucoup de vocations religieuses aient cette source : la culpabilité.

Mais je n’ai pas fini à propos de sa mère. Maintenant nous abordons l’essentiel : la fonction créatrice, l’écriture.
On peut expliquer par ce lien amoureux mais menacé à sa mère, le retour à l’écriture salvatrice lorsqu’il revient vers sa retraite, dans son pays, même s’il y revient durant des périodes de dépression, d’habitude peu propices à la création.
Dans ces périodes, il craint d’avoir détruit la « bonne mère », ce qui provoque sa propre destruction. Or la mère-patrie est un symbole maternel. Ce retour au bercail le rassure : il ne l’a pas « tuée », il ne l’a pas perdue.
Il avait un tel besoin d’un « sein maternel » qu’il a fait acheter par Friderike la maison-refuge sur le Kapuzinerberg, difficile d’accès, où il se réservait son appartement séparé du milieu familial. Et s’il s’installe dans un autre pays, il se ménage une seconde résidence, isolée, où il trouve la paix pour écrire.
Je m’étonnais qu’il puisse être créateur dans ses périodes de dépression.
C’est peut-être différent : il n’écrit pas vraiment dans la dépression car le retour au sein maternel amorce la sortie de la crise, puisqu’il retrouve, symboliquement, vivante, la mère menacée : c’est alors qu’il est capable de reprendre l’œuvre salvatrice en écrivant. Il retrouve une sorte de bonheur, peut-être le seul qu’il connaisse : ne dit-il pas qu’il n’éprouve de bonheur qu’en écrivant ?
C’est dans l’acte d’écrire qu’il recouvre complètement la santé mentale, guérison déjà amorcée par le retour aux sources.
Mais l’acte est plus important que le résultat, il le dit lui-même. Et c’est vrai pour deux raisons.
Il se reconstruit dans l’acte même de créer. Mais l’œuvre accomplie ne suffit pas. Le résultat est un leurre : l’œuvre ne recrée pas réellement, elle ne le fait que pendant l’acte même d’écrire. C’est donc toujours à recommencer : on ne refait pas son inconscient.
En outre, pour lui, le résultat compte peu, gêne même, puisqu’il croit ne pas mériter le succès et que celui-ci le culpabilise.
Ce qui ne veut pas du tout dire que le résultat soit sans importance, que l’acte seul compte. Car cette recréation de la mère et de soi-même, même si elle est éphémère, pour être efficace, doit être approuvée… par la mère !
Pourquoi les artistes courent-ils après le succès, en jouissent-t-ils intensément ? Parce que la foule, le public, symboles maternels, les approuvent. Pourquoi ne se contentent-ils pas d’avoir créé pour être heureux ? Si c’était seulement l’acte créateur qui comptait, il suffirait de continuer à écrire, à composer ou à peindre pour soi-même.
Pour que l’acte de création soit rédempteur, il doit être agréé par un symbole maternel.
Et même notre Stefan, qui souffre du succès qu’il ne mérite pas, en avait besoin : s’il ne l’avait pas rencontré, et très tôt, il se serait peut-être suicidé bien avant. En fait, le succès lui pesait parce qu’il pensait ne pas le mériter, à cause sa culpabilité envahissante. Mais il lui était indispensable, vital, même s’il s’interdisait d’en jouir.

La relation à sa mère permet de comprendre aussi pourquoi les amours malheureuses sont le thème récurrent de ses fictions.
Ces amours ont un lien avec l’amour refoulé à caractère incestueux pour la mère (la nourrice-mère et sa vraie mère). Cet amour refoulé, très fort et privé totalement d’expression dans la vie puisqu’interdit, doit trouver un exutoire : c’est la fiction. Une fiction qui plonge ses racines dans les désirs interdits mais rendus acceptables, déculpabilisés par la sublimation qu’opère la création artistique.
Cependant, même cet amour de fiction reste tellement touché par l’interdit qu’il ne peut le faire vivre par un homme, et qu’il est voué à l’échec. Je reviens sur ces deux points.
Il ne peut le faire vivre par un homme, comme lui, ce serait peut-être encore trop proche d’une réalisation coupable : il le transfère dans des êtres féminins, plus à distance de lui-même.
Cependant, pas tellement à distance, puisque d’une manière rusée il retrouve l’expression de soi-même : n’est-il pas lui-même très « femme » par l’identification au monde féminin de sa petite enfance ? C’est encore une des ruses de l’inconscient : c’est lui et ce n’est pas lui !
Second point : les grandes passions évoquées, même attribuées à des femmes, sont vouées à l’échec. Voyons quelques exemples.
« Le voyage dans le passé » : les amoureux, séparés assez vite par le destin, se retrouvent, des années plus tard, libres de s’aimer, mais ne font rien. La préface du traducteur dit que cela peut signifier que la passion ne dure pas éternellement. Peut-être, mais cela me paraît un peu banal. Je penserais plutôt qu’une sorte d’interdit paralyse les amants.
Il faut remarquer dans ce roman, en outre, que l’amante est la femme du patron du jeune homme, plus mûre que lui, susceptible d’avoir des enfants : donc une figure maternelle. Passion plus révélatrice du désir profond de l’auteur, mais aussi plus radicalement condamnée.
Dans la « Lettre d’une inconnue », l’interdit de l’inceste qui plane sur l’aventure amoureuse est plus subtilement exprimé : les protagonistes ont des relations sexuelles mais la barrière invisible est dans le fait que l’homme ne sait pas qu’elle est amoureuse et que pour lui la relation est de celles qu’on peut avoir avec une prostituée. Son amour à elle, secret, est en outre condamné, puni de plusieurs manières : l’enfant qu’elle a eu de lui à son insu vient de mourir et elle dit écrire cette lettre au moment de mourir elle-même. On ne fait pas mieux dans la punition !
Dans « La pitié dangereuse », la jeune fille amoureuse n’est pas payée de retour, on a seulement pitié d’elle et finalement elle se suicide.
L’amour-passion, amour interdit dans sa vie, ne peut trouver son expression que dans l’écriture, mais là encore, elle n’échappe pas à la censure. Cet amour ne peut qu’échouer tragiquement. Tout grand amour est un inceste !

Nous avons étudié ses relations avec les femmes. C’est le point nodal de toute son idiosyncrasie affective. Mais étant donné l’importance des amis pour lui, nous sommes amenés à évoquer leur rôle et à nous poser la question de son identité sexuelle.

Dans le cadre de ses relations avec les hommes on peut en effet se demander : était-il homosexuel ? Question pertinente car le terrain était propice.
Je rappelle que son évolution vers la maturité sexuelle a été en effet deux fois compromise.
D’abord parce qu’il semble avoir opéré une régression durant la phase maniaco-dépressive, régression qui a entravé le développement affectif normal, donc vers la maturité sexuelle, vers la résolution de l’Œdipe. Régression qui fait désirer le retour à la période fusionnelle, désir d’un amour touché par le tabou de l’inceste, donc interdit. Nous avons vu qu’il est effectivement interdit d’amour.
Si Zweig fuit la possibilité d’une telle chose dans ses relations féminines, c’est qu’elle est un danger permanent. Il semble que toute passion pour lui soit proche d’un inceste.
Evolution compromise une seconde fois parce qu’il s’est identifié à des femmes, dans la nursery, durant ses premières années : son idiosyncrasie affective a, en effet, un caractère dominant féminin. Comme nous l’avons dit, son père ne semble pas avoir été assez présent :  les enfants vivaient en effet dans un monde de femmes.
La question de l’homosexualité a été posée pour Flaubert, elle peut l’être pour lui aussi. Et plus encore, à cause de la qualité particulière et encore plus limitée de ses rapports amoureux avec les femmes : Flaubert pouvait aimer passionnément mais platoniquement. Cet amour existait mais divorcé de la sexualité. Zweig n’a tout simplement pas le droit d’aimer, même platoniquement.
Cependant il n’était pas homosexuel, mais peut-être un homosexuel refoulé. Homosexualité dont la dimension proprement sexuelle est refoulée et sublimée, transformée en quelque chose de supérieur : l’amitié.
Il a eu en effet de nombreuses et constantes amitiés masculines, qui semblaient vitales pour lui.
D’une part, avec des hommes célèbres généralement plus âgés que lui, qu’il admirait et jugeait supérieurs : Verhaeren, Romain Roland, Jules Romains, Richard Strauss, Rilke et bien d’autres. Il allait souvent voir ses amis, au prix de longs voyages. Il entretenait une correspondance suivie avec certains. Ils lui étaient indispensables et il leur était très fidèle.
D’autre part, avec de jeunes écrivains qu’il aidait généreusement, rivaux potentiels cependant.
Il avait donc un besoin permanent d’amis masculins : il disait préférer, comme amis, les hommes aux femmes.
Voyons quelles significations peuvent avoir ces liens.
Les grands hommes dont l’amitié lui a été si nécessaire durant toute sa vie peuvent être vus comme des objets d’amour sublimés, satisfaisant ainsi une homosexualité latente. De cette homosexualité, on peut trouver une expression discrète dans une œuvre : « La confusion des sentiments » (1927). L’histoire de ce professeur d’Université, amoureux silencieux et souffrant d’un de ses étudiants.
Curieusement le « je » qui raconte est le jeune homme, objet de cet amour, mais le sujet principal, c’est l’histoire du professeur : le devenir et l’expression de son amour pour le jeune homme.
Peut-être Zweig a-t-il été lui aussi, soit jeune amoureux silencieux d’un de ses amis éminents, ou bien, plus âgé, amoureux silencieux d’un de ces jeunes écrivains qu’il aidait ?
Mais ces amis peuvent être aussi, en ce qui concerne les écrivains célèbres, des modèles masculins pour étayer un psychisme toujours menacé d’effondrement.
Les héros des BIOGRAPHIES semblaient avoir la même fonction : il s’identifiait à ERASME, comme nous l’avons vu.
Il semble se reconstruire dans la résurrection des grands hommes.
Mais, chose curieuse, il a écrit beaucoup de biographies en choisissant de préférence des grands vaincus de la vie : à quelqu’un qui lui proposait d’écrire celle d’un grand nom brésilien, il a refusé, disant qu’il préférait les héros vaincus. Il est lui-même toujours un vaincu en puissance !
En ce qui concerne les jeunes écrivains, son empressement à fréquenter et à soutenir des rivaux potentiels, peut être surdéterminé. Car aider ses rivaux n’est pas naturel. Serait-ce une défense du « moi » contre le désir de les tuer ? Tuer qui ?  Ce qu’ils représentent : son frère.
Je ferai l’hypothèse qu’il a refoulé une jalousie fraternelle dangereuse parce qu’elle menaçait de mort son frère. De même que la haine menaçait de mort sa nourrice-mère. Haïr ou être jaloux est dangereux et prohibé, je l’ai montré abondamment.
Il protège son frère de la haine liée à la jalousie fraternelle par une formation réactionnelle, manifestée par des actions positives en faveur de ses jeunes amis.  Il les aide à publier, les promeut, parfois les soutient financièrement. Ces actions bénéfiques maintiennent en vie ce frère constamment menacé de destruction par sa haine (comme sa mère, comme lui-même).
Nous avons déjà noté que ses relatons fraternelles sont sans histoire.
Cependant rappelons que les bonnes relations fraternelles ne vont pas de soi : tous les petits enfants sont jaloux et élaborent leur jalousie, bien ou mal.
Et plus tard, les conditions ne favorisaient pas d’emblée la bonne entente : Stefan ne voulait rien avoir à faire avec la profession de son père qui était aussi celle de son frère et il devait cependant avoir des relations suivies avec ce frère qui tenait les cordons de la bourse. Cela aurait pu être l’occasion de conflits. Or, rien n’indique de telles choses.
En conclusion, avoir des amis est naturel, mais c’est l’importance qu’il leur accorde et l’absence totale de jalousie qui le sont moins, et le fait qu’ils soient nombreux et indispensables.
Ils le sont, pour renforcer son moi toujours en voie de destruction, pour maintenir en vie un frère menacé par sa haine et, peut-être, pour satisfaire, en les sublimant, des désirs homosexuels.

Il semble que nous ayons jeté une lumière sur les particularités les plus remarquables de notre auteur.
Il en reste une inexpliquée : le besoin de collectionner. Il collectionne en effet avec passion des manuscrits d’écrivains et de musiciens célèbres.
Et, chose curieuse, ici aussi, comme dans la création littéraire, il attache plus d’importance à l’acte qu’au résultat. Lorsque les nazis lui prendront ses collections, il en souffrira peu. Étrange pourtant, chez une personne qui perd une fortune et qui a recherché ces documents avec une telle passion !
On peut rapprocher ce besoin de collectionner de son besoin insatiable de savoir. Quand il préparait une biographie, il devait consulter des tonnes de livres et de documents.
On peut le rapprocher aussi du désir de tout connaître d’un pays quand il le visitait. Dans tous les domaines qui l’intéressaient, il lui était nécessaire que rien ne lui échappe, pourquoi ?
Le besoin de créer constamment, comme nous l’avons vu, est facile à expliquer. En effet, le résultat est éphémère, c’est un leurre : il ne peut satisfaire le désir inconscient de reconstruire l’image maternelle toujours menacée et soi-même. Pour tous les artistes, c’est toujours à recommencer : le rocher de Sisyphe. Mais cette boulimie de documentation, que nous avions déjà rencontrée chez FLAUBERT, ne va pas de soi.
Comme tout ce qui est excessif, on pourrait presque dire « totalitaire » chez lui, cela indique un vide, une menace permanente de perte de soi-même, qu’il doit constamment conjurer, en s’assurant qu’il n’a rien oublié.
Par ailleurs, l’indifférence à la perte comme au devenir de ses œuvres, qui s’explique déjà puisque c’est l’acte de créer qui compte, peut être surdéterminée : il n’a en effet, nous l’avons vu, pas le droit de jouir du succès. La perte le punit et allège sa culpabilité.
Nous avons vu que celle-ci semble être le leitmotiv de sa vie psychique. Et pour quelqu’un qui a été béni des dieux depuis sa naissance, qui a tout réussi très tôt, cette chance imméritée augmente le fardeau de la culpabilité et ne peut que déboucher sur des conduites autopunitives.
Il finira d’ailleurs par s’infliger la punition suprême, qui est aussi une délivrance : le suicide. Il y était prédestiné : Donald PRATER s’étonne qu’il ne se soit pas suicidé plus tôt.
Mais nous avons vu que cet être fragile avait aussi une force immense qu’il déployait dans ses périodes positives, force qui montre qu’il avait reçu beaucoup d’amour dans sa petite enfance.

Pour résumer et conclure, je vois en effet une personne qui a eu une très bonne mère durant la première période de sa vie mais qui l’a perdue à un âge critique, probablement durant la période maniaco-dépressive.
Mais la mère primitive de la période fusionnelle est un mélange de la nourrice et de la vraie mère. La nourrice perdue menace donc aussi la mère de perte, et l’angoisse est entretenue par les départs de cette mère qui promet et ne tient pas, l’angoisse mais aussi l’espoir, puisqu’elle réapparaît.
L’espoir, mais à condition de ne pas la « tuer » comme l’autre. D’où l’interdit de haïr, et toutes les actions généreuses qui font barrage à l’irruption dangereuse de cette haine refoulée, et qui ont souvent un caractère de sacrifice, d’expiation.
En outre, son « moi », constamment en danger, menacé par la haine qui a « tué » la bonne mère » a besoin de soutiens humains, positifs eux aussi comme les bonnes actions : ce sont ces amitiés ferventes qu’il entretient constamment, sans parler des liens avec les grands auteurs du passé.
Et naturellement, il doit recréer à répétition cette image maternelle bénéfique menacée et ceci est le rôle de la création littéraire.
Donc un cyclothymique, culpabilisé jusqu’à l’os et menacé de mort psychique qui multiplie les contacts humains et crée pour se sauver.
Cas très particulier qui lui donne une grande complexité et une grande originalité sur le plan psychologique comme sur le plan de la création littéraire.
Je finirai sur ce détail : pour lui, l’homme est le jouet de la femme. Etrange, pour quelqu’un qui ne fait qu’utiliser les femmes !  Cependant, intuition géniale. Oui il est le jouet de la femme car il semble avoir été fait complètement par les premières femmes de sa vie !


Bibliographie :

Dominique Prater : « Stefan Zweig », Paris, La table ronde 1988
Catherine Sauvat : « Stefan Zweig »,  Paris, Folio biographies 2006
Dominique Bona :   « Stefan Zweig », Paris , Grasset 2010
Stefan Zweig : « Romans, nouvelles et récits », tomes I et II, trad. : Jean-Pierre Lefebvre, 2013

 

Gustave Flaubert, enfant de remplacement

 Télécharger cet article au format PDF  pdf-icon2

 

gustave-flaubertGustave Flaubert, une mine d’or pour la psychologie ! Je m’étonne qu’aucun psychanalyste n’ait étudié systématiquement un si beau cas.
En fait, on a analysé, de différents points de vue, pas seulement littéraires, certaines œuvres, comme « Saint Julien l’hospitalier », tellement ce récit quasi onirique révèle son auteur, mais, à ma connaissance, on n’a pas étudié celui-ci, d’un point de vue psychanalytique, à travers toutes ses œuvres et sa vie.
Je prendrai la liberté, bien que non spécialiste, d’utiliser ici les concepts de la psychanalyse. Il me semble pouvoir ainsi jeter une lumière sur le caractère de Flaubert, sur des faits importants de sa vie ainsi que sur ses choix artistiques : la cohérence de l’explication est son seul mérite.

En fait, et c’est connu, Jean-Paul SARTRE a fait une étude quasi-psychanalytique, (en fait sous l’égide de la psychanalyse existentialiste) et pour tout le monde semble-t-il, avec les 3000 pages de « L’idiot de la famille » !
C’est à partir de lui que je me situerai. Je m’appuierai sur deux biographies : celle de Michel WINOCK : « Flaubert » et celle de Pierre-Marc DE BIASI : « Gustave Flaubert : une manière spéciale de vivre ».
Flaubert est si « énorme », si bourré de particularités bizarres et de contradictions, que SARTRE devait chercher une clef et il a cru la trouver : c’est ingénieux et cohérent. Mais c’est insuffisant, et à force de l’être, cela en devient faux. Il a trouvé la clef dans la remarque du père faite à l’enfant qui avait du mal à apprendre à lire. Son père l’aurait taxé d’« idiot de la famille » et Flaubert aurait assumé, se serait choisi « l’idiot de la famille » : refus de la vie bourgeoise, de la profession bourgeoise, de la bienséance bourgeoise, refus de gagner sa vie, de se marier. Il se fera, volontairement, le raté, le hors-la-loi, de la famille. En quelque sorte un mal-aimé qui aurait changé de trottoir !
Cela paraît vrai à cause de la fascination de Flaubert pour la bêtise, qu’il introjecte et rejette à la fois, cette bêtise qui est sienne puisque c’est lui, l’idiot.

Mais SARTRE ne remonte pas aux sources.

Si le jugement du père est si important, c’est qu’il renforce une disposition d’esprit préexistante. En effet, à sept-huit ans, les jeux sont faits : un enfant réagit à un traumatisme avec ce qu’il est déjà, avec ce que l’a fait son passé, avec ses forces et ses faiblesses.
C’est là que nous devons chercher. On s’arrête au traumatisme cité parce qu’on n’en voit pas d’autre chez ce bel enfant qui a grandi dans une bonne famille et dans les meilleures conditions.
Je reprendrai donc les choses à zéro.
Gustave est encore plus intéressant que ses livres. Il est fait de contradictions à un point rare !

On pourrait dire, même post-mortem : en effet quel auteur moderne est aussi célèbre en ayant publié si peu ? Tout le monde connaît Flaubert et « Madame Bovary », il est presque l’émule d’Homère, de Dante, il est aussi connu du grand public, même sans être lu, que Shakespeare ou V. Hugo.

Il est en effet pétri de contradictions.

C’est un colosse aux pieds d’argile : un gaillard faible, qui souffre de crises nerveuses débilitantes.
Au lycée, très bon élève mais perturbateur : il se fait renvoyer malgré son excellence.
Un ermite et un mondain, un ascète et un jouisseur.
Un sédentaire et un grand voyageur qui engage des voyages périlleux, surtout pour un malade.
Il vit de grandes amours sans relations sexuelles, et satisfait ses besoins sexuels au bordel sans amour.
Il mène une vie bourgeoise tout en haïssant les bourgeois, critique l’ambition des bourgeois de devenir riches mais profite de la richesse de ses parents. Il méprise le travail rémunérateur mais profite de celui de son père.
Il fustige les bourgeois et les puissants mais les fréquente assidûment, par exemple, le Salon de la princesse Mathilde, les cafés littéraires, avec des bourgeois aussi bourgeois que lui.
Il hait les êtres humains au pluriel mais les adore au singulier : il cultive de grandes amours et amitiés tout sa vie, montre un dévouement extrême aux amis et amies, aux femmes de sa famille.
Spontanément, il écrit d’abondance, mais promeut un idéal de sobriété et de rigueur.
L’écriture facile devient à un moment et pour certains écrits extrêmement pénible.
Il écrit tôt mais publie tard.
Il écrit énormément mais publie peu.
Il choisit l’art contre la vie, l’écriture contre l’action. Mais d’autre part, il vit très activement, s’amuse à Paris et se démène pour aider ses amis.
Lyrique, il promeut une littérature quasi scientifique, qui fera d’ailleurs son originalité et sa gloire.
Avec un goût marqué pour le fantastique, l’épique, il fait profession de foi pour la description du commun, du trivial et entreprend un roman réaliste en haine du réalisme.
D’ailleurs ses personnages lui répugnent : il éprouve donc une attraction et une répulsion pour le même objet.
Contre le parti-pris d’observation objective, froide, distanciée, scientifique, il dit : « Madame Bovary, c’est moi ».
Une autre contradiction majeure : il dénonce partout la bêtise mais est fasciné par elle.
Par ailleurs, bon vivant, il est dégoûté de la vie et hanté par la mort. Grand rieur et désespéré.
Le grotesque dans ses écrits côtoie le grand, le noble : tout est ambivalent.
C’est un positiviste athée mais aussi un mystique avoué : en effet, un drôle d’athée qui a été obsédé toute sa vie adulte par l’histoire rocambolesque de deux saints.
Il avait tout pour être heureux. Au départ, en effet, tout était en sa faveur : bons parents, une sœur qu’il aimait, une bonne situation sociale et économique, des études satisfaisantes jusqu’à la crise, de bons amis. Mais il n’était pas heureux puisque depuis enfant déjà il détestait la vie.

En outre, il présente des traits particuliers remarquables.

L’écriture est sa drogue, depuis l’âge de 10 ans et il avait déjà décidé d’être écrivain. Récits, lettres, notes sont quasi compulsifs durant toute sa vie.
Il exècre la modernité et adore les histoires anciennes ou fantastiques.
Il se déteste et ne se croit pas aimé, alors qu’il l’est, par sa famille et ses amis qui font tout pour lui.
Avant d’entreprendre un ouvrage, il montre une détermination quasi-maniaque dans la recherche exhaustive de documentation. Il consulte livres, archives, spécialistes, va voir les lieux concernés. Même détermination poussée à l’excès dans certaines actions en faveur de ses amis. Nous le verrons plus loin à propos de son ami Bouilhet.
Dès l’âge de 10 ans, il contracte des amitiés très fortes, quasi vitales pour lui.
Il montre une indulgence excessive envers les femmes de sa famille et ses amis.
L’art est pour lui un sacerdoce, il n’aspire pas à la célébrité, semble même la craindre et la fuir.
Il vit en célibataire toute sa vie, avec sa mère.
On constate une absence totale de jalousie envers ses frère et sœur et envers ses amis ; il admire ceux-ci, les met en avant, les aide même s’ils sont des concurrents.
Dès ses premiers écrits, il est hanté par la mort. WINOCK s’étonne de sa désespérance : il se demande si c’est l’air du temps. Mais cette disposition est trop constante et puissante pour être une attitude.
Il est incohérent dans ses positions politiques, ce qui en montre leur origine affective et non intellectuelle.
Il adore les chevaux. Pierre-Marc DE BIASI, en trouve 5000 dans ses œuvres !

En conclusion, c’est un tissu de contradictions, pas loin d’une personnalité double, presque un schizophrène et il a des traits particuliers très remarquables.
C’est donc une personne hors normes dont on aimerait élucider le secret.
J’essaierai de le faire, comme je l’ai annoncé, à l’aide des conceptions de la psychanalyse. Les conditions d’apparition du génie ont été en effet largement étudiées et nous offrent des instruments utiles.

A l’origine de la création, donc du génie, il y a un paradis, mais un paradis perdu, à la suite de ce qu’on appelle au sens large un «deuil ». Je cite André GREEN : « L’écriture présuppose une plaie et une perte, une blessure et un deuil, dont l’œuvre sera la transformation visant à les recouvrir par la positivité fictive de l’œuvre. Grattons cette surface et nous retrouvons, derrière la négation de l’angoisse, l’angoisse, derrière la dénégation du deuil, le deuil. » (« La Déliaison »)
L’artiste recrée ce paradis perdu, non seulement pour le retrouver mais aussi pour garder sa santé d’esprit.
La source, bien plus précoce que celle que détecte SARTRE, est dans les premiers rapports avec la famille. C’est donc ce que je tâcherai de préciser : les rapports avec la mère, avec le père et avec les frères et sœurs, et avec les amis, vu leur importance dans son cas particulier.

Regardons d’abord du côté de sa mère.

Il faut rappeler quelques généralités.
Au début de la vie, le paradis, c’est une bonne mère aimante qui nourrit le narcissisme primaire du bébé et le rend capable de s’aimer et d’aimer les autres : le paradis de la période fusionnelle durant les tout premiers mois de la vie.
Ce paradis est partiellement perdu quand l’enfant découvre que sa mère est une autre et qu’elle appartient au père (éventuellement qu’il a des frères et sœurs avec qui il doit partager l’amour de sa mère). Il doit renoncer à l’amour quasi incestueux qu’il lui portait d’où frustration, colère, haine. Des sentiments ambivalents, contradictoires, qui coexistent dans l’inconscient.
C’est difficile à vivre parce que la haine inconsciente menace la « bonne mère » de destruction et suscite de la culpabilité. Une solution consiste à projeter les sentiments négatifs sur des objets extérieurs pour éviter le danger de détruire le « bon objet ».
Cependant l’amour pour la bonne mère est, lui-aussi, projeté sur des objets extérieurs parce que le petit enfant cherche à retrouver sa mère quand il la perd partiellement en la partageant avec d’autres. Projeté à l’extérieur déjà très tôt sur le « doudou » quand la mère est absente, il l’est plus tard souvent sur la nature, sur tel ou tel jouet, sur un mets préféré, ou sur une autre personne, substitut de la mère.
Amour et haine sont donc projetés, mais pour des raisons différentes, sur des objets extérieurs : l’amour, pour retrouver la mère qui s’éloigne, la haine, pour protéger la « bonne mère » intérieure de la destruction. Ce sont les choses ou êtres qu’on aime et ceux qu’on déteste. Par exemple, il est moins dangereux de détester les araignées que sa mère, car l’enfant, en la haïssant, croit la détruire et la perdre.

Qu’en est-il de Flaubert ?
Comment était sa mère ?

D’après SARTRE, elle aurait voulu une fille et n’aimait pas Gustave. C’est contesté. WINOCK la dit « d’esprit libre et affectueuse ». Et le lien de son fils avec elle est très fort : quand il est absent il lui écrit constamment, elle a financé son grand voyage malgré la peur qu’elle éprouvait à le voir partir, il est désespéré de la quitter (départ dramatique, dit l’auteur) et il choisira de vivre avec elle.
D’ailleurs, ayant perdu trois enfants avant Gustave, elle devait le choyer particulièrement, trop peut-être par peur de le perdre On peut penser à la trop bonne mère de WINICOTT, qui ne favorise pas le nécessaire détachement de l’enfant à l’éveil de la conscience.
Donc c’était une bonne mère, peut-être même une trop bonne mère.

Mais comment cette mère a-t-elle pu être génératrice d’un « deuil » : voilà le côté négatif. Où est donc la faille ?
Je la vois ici : cette mère, à son insu, est porteuse de mort. Elle-même orpheline deux fois, elle a perdu trois enfants juste avant Gustave, trois enfants non mort-nés mais qu’elle a vus grandir, qu’elle a aimés : Arthur est mort à trois ans, Caroline à un an et demi. Elle demande peut-être à son fils, à son insu, de remplacer des morts. Elle met la mort en lui (il a été hanté par la mort), elle le dépossède de lui-même en lui demandant d’être un autre, même, dans son cas, plusieurs autres. Comme Van Gogh, Françoise Sagan, Romain Gary, il est un enfant de remplacement.

Pour combler la mesure, il est né chétif, on s’attendait à ce qu’il meure et on avait déjà préparé une place dans le tombeau familial ! L’image que lui renvoyait sa mère était celle d’un mort en sursis.

L’enfant de remplacement désire ardemment répondre au vœu de sa mère pour être aimé d’elle : il veut être ces enfants qu’elle pleure mais il se sent impuissant à l’être et donc coupable, surtout si sa mère est une bonne mère.
Il se dévalorise soi-même à cause de l’incapacité à répondre à la demande de sa mère. Quand un enfant perd toute illusion sur la nature humaine, on doit se poser des questions : comment un enfant de 9 ans, protégé dans une bonne famille, peut-il connaître la nature humaine ? En fait, il se projette sur elle. Ce qu’il méprise et hait, c’est soi-même.
Mais il éprouve aussi de la rancune, voire de la haine, parce qu’il se sent dévalorisé, dépossédé de lui-même, réaction agressive qui accroît encore la culpabilité envers une mère aimante.

La belle formule de WINOCK convient parfaitement : « A peine né il fut de plein pied avec la mort ».

La mort en effet hante déjà les premiers écrits de Flaubert enfant.
Beaucoup pensent que Gustave portait la mort en lui parce qu’il avait grandi presque dans l’hôpital dirigé par son père, mais WINOCK remarque qu’on a peut-être exagéré l’empreinte de l’hôpital sur sa fascination pour la mort. En effet, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, d’autant plus qu’on ne fait pas fréquenter l’hôpital ni voir les morts à un bébé ni à un jeune enfant. D’ailleurs son frère Achille, dans le même milieu, n’a pas subi le même sort.
La présence quotidienne de l’hôpital peut conforter une certaine disposition morbide mais sans doute pas la créer.

Voilà donc le paradis vécu et le paradis perdu de Gustave, et l’ambivalence dangereuse des sentiments vis-à-vis de sa mère qui en résulte.
Gustave est un mort en sursis qui a le droit de vivre s’il ressuscite ses frères et sœur.
Il les ressuscite et les tient en vie de toutes les manières possible, à bout de bras ; nous verrons comment. Mais cela ne fait pas le poids et c’est toujours à recommencer.
Cette ambivalence est dangereuse en effet car l’imago maternelle haïe est agressée et menace de destruction la bonne image maternelle.

Il semble réagir de plusieurs manières.
Il projette la « bonne mère » sur des éléments extérieurs pour la retrouver et en jouir.
Et la « mauvaise mère » sera, elle, projetée sur d’autres éléments qu’il pourra détester sans mauvaise conscience.
Toute sa vie, il semblera à la recherche d’un secret, son propre secret.
Enfin, il refoulera complètement les sentiments hostiles vis-à-vis de sa mère.
Quant à lui-même, il se haïra.

Je reprends ces différents points afin de les illustrer par des faits.

Il projette la « bonne mère » sur des éléments extérieurs.
Sur l’ailleurs et sur le passé.
L’ailleurs, ce sont les éléments exotiques, loin de la réalité quotidienne. C’est l’Orient par exemple : voyez avec quel acharnement il a préparé un voyage difficile de plusieurs mois qui représentait un immense effort. Et plus tard, avec le prétexte de « Salammbô », « Un nouveau voyage en Afrique à cheval devenait impérieux », dit DE BIASI.
Le passé, ce sont les récits historiques, les histoires fabuleuses. On peut comprendre facilement le processus psychologique. Il est enchanté par les histoires que lui lit sans arrêt Julie, la domestique malade, toute une année et celles que lui lira ensuite un voisin. Or Julie relaie et représente sa mère, qui s’occupait moins de l’enfant grandissant, et à ce moment-là, avait à prendre soin d’une nouvelle venue, Caroline.
Dans les voyages en Orient et les histoires fantastiques il retrouve en quelque sorte le paradis maternel perdu.

Il projette aussi le « bon objet » sur les chevaux qui tiennent une grande place dans ses œuvres. Gustave les associe au paradis maternel retrouvé. Il écrit une fois : «Le paradis en ce moment se trouve sur le dos des chevaux, dans le fouillement des livres ou entre les deux seins d’une femme.»

Adulte, il projette ce « bon objet » sur des femmes aimées : Louise Collet, Juliet, Georges Sand, et toutes ses amies épistolaires. Ce qui est normal mais…
Il évite les relations sexuelles avec les femmes dont il est amoureux : il a des conflits avec Louise Collet à cause de cela. Pour ne pas aller la rejoindre, il évoque la santé fragile de sa mère et la sienne, en outre il ne la recevra jamais à Croisset (comme s’il craignait que la proximité confirme l’assimilation inconsciente entre la mère et l’amante). S’il ne peut éviter les relations sexuelles, il est anéanti des jours après leur rencontre ! Il lui écrit : « Tu es bien la seule femme que j’aie aimée et que j’ai eue. Jusqu’alors j’allais calmer sur d’autres les désirs donnés par d’autres. »

Son amour pour Juliet, la gouvernante de sa nièce, pourrait bien avoir été platonique. On peut, en passant, remarquer l’assonance avec le nom de Julie, la première source de bonheur après sa mère.

Et, bien sûr, sa relation avec George Sand l’a été.

Il préfère en effet les amours platoniques : le tabou de l’inceste pèse sur les représentantes de la mère. A un tel point qu’il ne peut se marier avec une femme qu’il aime, et qu’il satisfait ses besoins sexuels au bordel.
Et l’amour épistolaire lui convient parfaitement : il tient à distance la femme de chair, imparfaite d’un côté, et dangereuse de l’autre dans sa proximité, car l’attrait existe de son côté à lui, mais refoulé parce qu’interdit. (On peut comparer avec Kafka qui n’a jamais pu se marier mais a écrit des centaines de lettres à ses amies).
La femme aimée doit rester une icône en quelque sorte : « Loin des yeux, loin du cœur » n’existe pas pour lui. C’est même « Loin des yeux, près du cœur », puisqu’il dit pouvoir rester dix ans séparé et aimer tout autant !
Les lettres, en outre, sont une réassurance perpétuelle car cet amour est menacé, puisque, d’une certaine manière, interdit, mais il est aussi vital.

Ce divorce complet entre l’amour et la satisfaction sexuelle montre qu’il a raté son Œdipe. Nous y viendrons à propos du Père. (Cette résolution de l’Œdipe qui consiste à s’identifier au père et plus tard à être capable de retrouver la mère dans une femme étrangère délivrée du tabou de l’inceste.)

Nous pouvons remarquer en passant que ce divorce entre amour et sexe n’est pas rare chez le commun des mortels. Au XIXe siècle, les bourgeois allaient au bordel pour avoir du plaisir et faisaient leur « devoir » conjugal (quel beau mot !) avec leur épouse afin d’avoir une progéniture. Et l’interdit de l’union sexuelle avec l’objet d’amour est le pain béni de la littérature haut de gamme, sous les figures célèbres d’Orphée et Eurydice, de Tristan et Iseult, Roméo et Juliette. Les grandes amours sont condamnées parce qu’elles symbolisent l’amour interdit pour la mère : on meurt dans ces passions célèbres, pour éviter l’inceste.

Il retrouve aussi « le bon objet » tutélaire dans le « nid » maternel que représente Croisset. Solitude dans une maison familiale – mais pas celle de son enfance trop marquée par le père et l’hôpital- et dans une nature douce, clémente, dans la Normandie de sa mère. Et il vivait en outre dans la compagnie de celle-ci.

Ce « bon objet » est aussi projeté dans le monde mystérieux de l’au-delà : il a en effet une tendance invétérée au mysticisme, en contradiction totale avec le rejet des prêtres, de l’église, de l’institution religieuse. Le mysticisme c’est le côté féminin, les institutions c’est le côté masculin, imposé. La mère, c’est l’amour, le père, c’est la loi. Pour lui, chaque dogme est répulsif mais l’esprit humain, le sentiment qui les a inventés est le plus naturel et le plus poétique.

L’esprit religieux donne un sens à l’homme, cherche une origine. Le mystère des origines est le sien : qui suis- je ? Moi-même ou ceux que je dois ressusciter, voire incarner ? « La tentation de Saint Antoine » l’a fasciné, jeune, comme tableau, puis a été un thème récurrent dans son écriture, et il a fini par en faire une œuvre achevée : cela mériterait d’être étudié à part. Et Saint Julien l’hospitalier, vu sur un vitrail, l’a obsédé aussi toute sa vie. Ces deux saints ont été finalement, l’objet d’œuvres achevées, œuvres qu’on pourrait dire « folles » et qui sont une mine d’or pour la psychanalyse de leur auteur.

Il projette aussi ce « bon objet » sur la nature : il dit qu’il en devient « effréné ». Lors du voyage dans le midi, après son succès au baccalauréat, il ressent une extase panthéiste devant la Méditerranée. Plus tard, lorsqu’il est heureux de ce qu’il a écrit après beaucoup de travail, il redouble ce bonheur en allant prendre un bain de nature. Il a ressenti la même exaltation devant les paysages orientaux.

Enfin, et surtout, il retrouve « le bon objet », en le récréant dans une œuvre d’art, en l’occurrence, dans une œuvre littéraire.
Cette addiction à l’écriture est très précoce : elle se manifeste dès l’âge de 9 ans. Il oppose l’écriture à la vie, comme un paradis à un enfer. L’écriture est le seul « réenchantement », dit-il, donc le paradis retrouvé.

La création, c’est le salut : il est en effet nécessaire de reconstruire sans cesse une image tutélaire menacée de destruction par la haine et qui représente et redonne en quelque sorte un paradis perdu. La création est une nécessité pour conserver la santé mentale, et une jouissance parce qu’elle est le symbole de la mère paradisiaque primitive perdue et retrouvée. Il faut bien voir cette double fonction : reconstruire l’imago maternelle endommagée, menacée de destruction par la haine, et se redonner un paradis perdu.
A remarquer qu’il lit à répétition à haute voix ce qu’il écrit : cherche-t-il à retrouver l’émotion éprouvée quand Julie lui racontait des histoires ?

Mais en recréant l’image tutélaire menacée, ne crée-t-il pas aussi un être à part entière. En tout cas c’est ce qu’il dit lui-même. Il veut faire un être complet, un sujet autonome, une unité organique. Comme Dieu a fait l’univers, ni plus ni moins ! Est-ce que cela n’est pas refaire un vivant, et pourquoi pas, ressusciter un mort ? Cette idée est antérieure à « Madame Bovary », donc répond à un besoin profond et permanent, non encore à une esthétique littéraire.
Toutes les composantes du récit doivent être liées secrètement et enchâssées les unes dans les autres. On change un mot, tout s’écroule.

Adulte, il projette le bon objet dans le style : l’idéal devient la Beauté, l’Art pur. Nous verrons à propos du père dans quelles circonstances, car c’est un idéal tardif qui se précise et s’affirme dans « Madame Bovary ». Au-dessus de l’observation exacte du trivial, il y a la perfection du style.

Voyons maintenant où il projette le « mauvais objet ».

Il le projette sur des entités contemporaines, les bourgeois, les institutions sociales, religieuses, en général sur son temps : aucune empathie vis-à-vis du monde qui l’entoure. Son rapport au monde est la dérision. Un antidote au désespoir car ce rire n’est pas gai : « Je suis plus bouffon que gai » disait-il.

Il le projette aussi sur la vie. Cette vie qui pour lui est grevée par la mort. Depuis jeune, il était pessimiste et la détestait, (peut-être parce que ce n’était pas sa vie mais celle d’autres êtres qu’il devait remplacer ?). WINOCK montre à satiété cette détestation et se demande si c’est l’air du temps qui en est cause. Sûrement pas : un sentiment si persistent et qui se déclare déjà chez un enfant qui vit dans des conditions optimales doit avoir des causes personnelles et profondes.
Cet enfant est un mort en sursis qui a le droit de vivre s’il ressuscite ses frères et sœur.

Il renforce en outre ses défenses contre la haine destructrice, semble-t-il, en la refoulant dans une large mesure.
En effet il est excessivement dévoué à sa mère, même si elle n’était pas toujours facile surtout dans sa vieillesse. En effet : en 1847, Mme Flaubert fait aussi des crises (elle est veuve) « un quotidien spectacle saturé par l’évocation des morts», entrecoupé de crises de nerfs. Quand ils dînent ensemble elle soupire en pensant aux places vides » dit Pierre-Marc DE BIASI.
Ce dévouement excessif est une défense contre des vœux de mort inconscients, et aussi une punition qu’il s’inflige. Etre dévoué est certainement une preuve d’amour, l’être excessivement vient de la culpabilité ou de la peur que la haine détruise la personne aimée : d’ailleurs il est persuadé que sa mère mourra s’il n’est pas à ses côtés.

Il semble être à la recherche d’un secret : en effet, comment interpréter sa véritable boulimie de documentation. Il consulte les livres, les spécialistes, va voir les lieux lorsqu’il projette d’écrire. On croirait qu’il craint de manquer quelque chose, et il manque d’ailleurs toujours quelque chose, car c’est son propre secret qu’il cherche à pénétrer. DE BIASI parle de « pulsion encyclopédique ».
(A noter que cette recherche de secret, fondée sur la pulsion de voyeur du pervers polymorphe que nous sommes tous au début de la vie est aussi à l’origine des vocations scientifiques et que ce qu’on trouve n’a rien à voir avec ce qu’on cherche inconsciemment).

Il a par ailleurs une autre relation au secret, étrange celle-ci, puisque nous avons vu qu’il cherche comme un forcené à le percer : d’un autre côté, on dirait qu’il veut le préserver. Il refuse les préfaces qui expliquent l’œuvre et les intentions de l’auteur. Il veut être consubstantiel à son œuvre : il ne faut jamais révéler le secret de celle-ci. Serait-ce un secret honteux ?

Son rapport, qu’on peut dire dramatique, aux imagos maternelles entraîne une autre conséquence : il ne s’aime pas car il est impuissant à répondre au désir de sa mère.
Comme VAN GOGH ou Romain GARY ou Françoise SAGAN.

L’enfant de remplacement ne s’aime pas parce qu’il est chargé de faire revivre un autre, et qu’il en est incapable. Il se sent dévalorisé, car il n’est pas ce que sa mère voudrait qu’il soit.
C’est donc par un excès de culpabilité qu’il se déteste, même avec de très bons parents. SARTRE pense qu’il ne s’aimait pas parce qu’il n’était pas aimé. Faux : il ne s’aimait pas parce qu’il croyait n’être pas aimé. Et il croyait ne pas l’être parce que, coupable, il ne le méritait pas.
C’est différent des personnes qui ne s’aiment pas parce qu’elles n’ont pas été valorisées par leurs parents : celles-ci, en effet, sont incapables d’aimer (on ne peut donner que ce qu’on a reçu), alors que Flaubert en a à revendre, de l’amour. Nous l’avons vu à propos des femmes aimées et des amies, nous le verrons au sujet de ses amis.

Parlons maintenant des relations conscientes ou inconscientes avec la figure paternelle.

Comme au sujet de la mère je dirai un mot de la relation d’un petit enfant avec son père.
Il doit affronter le problème de l’Œdipe. N’existe d’abord que la dyade mère-enfant, dans une relation fusionnelle, comme nous l’avons dit. Il ne découvre son père qu’après sept-huit mois, s’aperçoit que sa mère est une personne distincte de lui-même et qu’elle appartient à son père et non à lui : renoncement pénible à la relation quasi incestueuse, et tentative d’identification au père, dans les années qui suivent, pour prendre sa place, ce qui fera de lui un homme capable d’aimer une autre femme à l’âge adulte.

Essayons d’élucider les relations de Gustave avec son père.
Ses relations avec l’imago paternelle sont plus complexes encore qu’avec l’imago maternelle car deux évènements surviennent dans sa vie qui produiront des modifications non prévues au départ.
Ces deux évènements majeurs sont : la crise de 1844 et la mort de son père en 1846.

Mais revenons aux origines.
Il semble avoir raté son Œdipe : au lieu de s’identifier à son père, il prend le contrepied : pas de profession, pas de réussite sociale, pas de femme ni d’enfants. Pourquoi ?
Comment était ce père ?
Un homme positif, réussi, un chef dans son métier, supérieur. Je rappelle que SARTRE en fait la clef du problème de Flaubert car il l’aurait taxé « idiot de la famille » lorsqu’il avait du mal à apprendre à lire. Pour lui, ce père le rejetait, ne l’aimait pas, le méprisait.
WINOCK conteste : c’est un bon père qui a tout fait pour son fils. Et Gustave l’admire et le vénère. Il ne s’est jamais plaint de lui.
Pierre-Marc DE BIASI aussi s’inscrit complètement en faux contre SARTRE.

SARTRE ne semble pas tenir compte du fait que ce rejet parental produit des psychotiques, pas des créateurs : pour faire un créateur il faut une force positive : celle qu’a donnée une mère aimante qui valorise son enfant, ainsi qu’un bon père.
Néanmoins WINOCK admet que le courant ne passe pas entre le père et le fils : la communication est difficile. Il y a donc aussi une grande ambivalence des sentiments vis-à-vis du père. Pourquoi ?

Il éprouve des sentiments positifs : de l’amour, du respect, de l’admiration. Il faut noter qu’il accepte de faire des études de droit, il lutte pour réussir : aucune révolte, il veut plaire à son père jusqu’à l’impossible. Il faudra une maladie pour le libérer. Donc ces sentiments positifs, cette injonction à obéir au vœu du père étaient très forts.

Mais les sentiments négatifs sont forts aussi. Il est difficile pour un jeune enfant de s’identifier à un père trop puissant, il s’en sent incapable et se croit inférieur et mal jugé par ce père et il lui en veut. Les pères éminents font rarement des fils à leur niveau. Ces sentiments sont aggravés par la jalousie pour un frère aîné qui, plus âgé de 8 ans, lui est forcément très supérieur. Un sentiment d’impuissance le pousse à la régression, à se réfugier, comme on dit, dans les jupes de sa mère.
Donc souffrance et hostilité refoulée à l’égard du père qui est aggravée, sûrement, parce que l’enfant de remplacement qu’il est se sent coupable de ne pas pouvoir redonner vie aux enfants morts, qui sont aussi ceux du père.

SARTRE fait grand cas de cette parole de son père qui l’aurait traité d’idiot de la famille : c’est possible qu’il ait dit cela une fois ou l’autre (WINOCK n’en fait pas état mais SARTRE ne peut pas l’avoir inventé). Cependant si c’est devenu si important, c’est peut-être parce que le père sans le vouloir a posé une étiquette sur un fait qui a une toute autre origine et une toute autre importance : l’incapacité à répondre au vœu maternel et paternel de ressusciter des morts. Le père a donné un nom sans le savoir à cette impuissance ressentie par l’enfant mais naturellement non identifiée. Ce nom, « l’idiot » est synonyme de « bête» : nous verrons plus tard le statut de la bêtise dans sa tête et dans son œuvre.

J’avancerais volontiers une hypothèse à propos de cette difficulté à apprendre à lire dont Sartre fait si grand cas, difficulté qui n’a probablement aucun rapport avec un défaut d’intelligence. D’ailleurs il a vite rattrapé son retard avant d’entrer au collège et a commencé à écrire des histoires à l’âge de 9 ans (à l’âge où le commun des mortels s’échine sur les rédactions scolaires !)
L’enfant peut avoir craint que, s’il savait lire, Julie ne lui lise plus des histoires merveilleuses. Mais lorsqu’il aura vaincu l’obstacle, il s’apercevra qu’il a ainsi lui-même accès aux belles histoires et il deviendra un boulimique de lecture.

Nous avons remarqué que les fils de pères éminents le deviennent rarement eux-mêmes. Flaubert le deviendra, même plus que son père, mais sur un autre terrain que celui-ci : nous y reviendrons. En tout cas cela montre, contre SARTRE, qu’il a puisé dans l’amour des parents la force de le faire.
D’ailleurs DE BIASI dit qu’il adore son père. Néanmoins, nous l’avons vu : ambivalence des sentiments.
Comment y-a-t-il réagi ?

Notons qu’il n’y a pas, comme c’est le cas pour la mère, de projection aussi primitive du « bon père » sur des éléments du monde extérieurs car il n’y a pas un « bon père » primitif perdu et interdit : le père, en effet, n’existe pas de la même manière que la mère dans la relation de l’enfant durant les tout premiers mois de sa vie. Ce sont donc plutôt les mauvais sentiments, dangereux et interdits, qui seront projetés à l’extérieur.

D’une part, il projette la haine du père sur des ensembles : ses contemporains, les pouvoirs, les bourgeois, la religion instituée (fait de société qu’il faut bien distinguer du mysticisme) ; il « déplace » aussi sa haine sur sa ville, Rouen, où son père est une sommité.

D’autre part, il protège le père de sa haine en la refoulant complètement : en février 1844, en lui donnant des soins, son père le brûle gravement à la main droite qui restera handicapée toute sa vie. Notons-le, c’est la main précieuse de l’écrivain. Or Gustave n’a jamais songé à reprocher cela à son père.
(DE BIASI qui cite ce fait se demande si de la part du père ce n’est pas un « meurtre symbolique par inadvertance » : aurait-il voulu tuer l’écrivain en son fils ? L’auteur pense en effet qu’une telle faute est impensable pour un grand médecin, et il emploie le mot « acte manqué ».)

Pour revenir à Gustave, cette acceptation qui implique un refoulement complet de tout sentiment de haine, de toute agressivité, est à rapprocher du même phénomène noté à propos de sa mère dont il accepte tout, et nous verrons plus loin qu’il aura la même attitude vis-à-vis de ses frère et sœur et de ses amis.

Voyons maintenant les effets des deux évènements majeurs de sa jeunesse : la crise de 1844 et, en 1846, la mort de son père.

Les sentiments positifs et négatifs vis-à-vis du père sont si forts et si conflictuels qu’il faudra une maladie pour résoudre le conflit : cette fameuse crise de 1844 qui a changé sa vie.

Gustave étudie le droit, fait des efforts réels pour y parvenir, échoue la seconde année, se remet sérieusement au travail, en renonçant à la débauche de l’année précédente, et au retour d’un petit voyage avec son frère pour voir une maison de vacances en construction, il subit sa première crise : il tombe foudroyé par ce qu’on a appelé une « congestion du cerveau ».
Il est soigné par son père, qui, après quelque temps le considère comme guéri et il retourne à Paris. La crise a manqué son but. Il en fait une deuxième, plus grave, lors d’un petit séjour en famille, sous les yeux mêmes de ses parents. Il ne retournera plus à Paris pour ses études. Le but est atteint.

Il subira d’autres crises, plus tard : il devient pâle, s’allonge, est pris de convulsions, de trépidations puis tombe dans un sommeil profond.
Ce sont des crises à caractère épileptiforme, qu’on a considérées comme une maladie. En fait, SARTRE l’a bien vu, il s’agit plutôt d’une « névrose hystérico-neurasthénique », qu’il faut admettre d’origine psychologique.
« Impossible d’obéir, impossible de refuser l’obéissance. » dit très bien SARTRE.

Cela ressemble aux névroses de guerre : un soldat consciencieux est tiraillé entre la volonté de faire son devoir et la peur de mourir : seule issue, la névrose dite « de guerre ». On l’évacue. Il échappe sans avoir à prendre une décision impossible : son corps l’a prise pour lui et il est absous.
Gustave a pris le même chemin.
SARTRE a très bien vu le problème insoluble, mais il simplifie les choses en ne voyant que le côté négatif de la relation au père, or il faut aussi expliquer l’impossibilité « de refuser l’obéissance ». 

Beaucoup de jeunes refusent de faire ce que leurs parents veulent. Il ne le peut pas : pourquoi ? A cause de l’ambivalence des sentiments. Même si nous ne pouvions pas en discerner les sources, cette crise la rend évidente.
L’amour le porte à plaire à son père : il s’efforce de faire études de droit.
La haine rejette la profession bourgeoise, les études exigées le rebutent.
Impossible de dissocier amour et haine en les projetant sur des objets différents puisqu’ils concernent le même objet : la profession. Alors impasse : issue par la maladie, la névrose. Il n’est plus responsable de son choix. Son corps, comme celui du soldat que j’ai évoqué, a résolu le problème.
Cette crise montre en tout cas que l’amour pour son père était aussi fort que la haine. Il « tue le père », peut-être, mais à reculons.

Ce choix involontaire a beaucoup d’avantages.
Il conserve l’amour d’un père médecin qui sera toute sollicitude pour ce fils malade.
En outre, ce n’est pas une maladie qu’on guérirait, mais une infirmité à vie qui l’exonère de toute obligation et lui garantit la sollicitude de tous. Cela lui permettra même de vitupérer les bourgeois et de vivre une vie bourgeoise en profitant d’eux en toute bonne conscience puisque, malade, il ne travaillera jamais. Une maladie sur mesures !

Mais on pourrait dire encore beaucoup de choses sur le sens et les avantages de cette crise. Elle est « surdéterminée » c’est-à-dire qu’elle remplit d’autres fonctions.
C’est un beau retour symbolique à la mère puisqu’il pourra se consacrer à l’écriture, activité liée à l’image de paradis maternel.
Et c’est aussi un retour réel à sa mère puisqu’il vivra avec elle : la mère vigilante de son enfance ne le quittera plus. Il aura le bénéfice de toute la sollicitude d’une mère pour un fils malade. Il régresse en quelque sorte à l’état fusionnel heureux du premier paradis maternel.
Ici on peut dire, avec SARTRE qu’il « tue » symboliquement le père puisqu’il retourne à l’état fusionnel d’avant l’émergence de la figure paternelle.

Peut-être pourrais-je ajouter, en poussant un peu, qu’il s’identifie à ses frères morts qu’il ressuscite en quelque sorte à chaque crise puisqu’il meurt et renaît en quelque sorte chaque fois !

En même temps, il se réconcilie avec le bon père et affirme la toute-puissance de celui-ci en devenant son malade choyé, mais en même temps il le « tue » en se libérant de ses exigences.

Cependant chaque chose a son prix !
On peut, comme SARTRE, voir cette crise libératrice comme un meurtre symbolique du père, auquel il échappe ainsi. Mais ce meurtre n’est pas sans susciter une vague de culpabilité. En effet, par cette maladie, il se comble mais se punit aussi.
Il se punira en effet : il lui devient très difficile d’écrire. Un martyre parfois.
Cela a commencé lors de son récit de voyage en Bretagne. Ce n’est pas lié à l’idéal stylistique qu’il s’imposera plus tard avec « Madame Bovary ». Il semble que ce soit un simple blocage. Maxime du Camp disait que c’était la maladie qui avait provoqué cette difficulté. WINOCK le conteste et je pense qu’il a raison.
La maladie l’ayant exonéré des études qu’il détestait, son choix contre la volonté de son père suscite une grande culpabilité envers celui-ci. Il se donne le droit de lui désobéir mais cela a un prix.

Libre d’écrire et de publier, il lui faudra cependant encore des années pour être capable de le faire, disons plutôt pour s’autoriser à le faire. Il est difficile d’y voir autre chose que de la culpabilité, une sorte d’interdit paralysant qui détermine ces deux contraintes : difficulté à écrire, difficulté à publier. Écrire et publier, c’est s’accorder un statut public, comme son père, symboliquement, c’est prendre sa place, c’est le tuer une seconde fois.

Par ailleurs il continue aussi d’écrire d’abondance et facilement. Il semble y avoir deux sortes d’écriture : celle, forcée, de sa création littéraire et une autre, qui sort « de ses entrailles » comme il dit, qui vient toute seule : celle des lettres et des carnets.
La difficulté à écrire semble donc toucher les écrits qu’il compte publier, c’est-à-dire les œuvres achevées, celles qui lui accorderont un statut social, pas les autres.
Il a des rapports très compliqués et conflictuels avec la réussite comme si, coupable, il ne s’accordait pas le droit d’en jouir, d’avoir une place dans la société, achèvement qui, rappelons-le, est sur le terrain du père.
Par contre, il conseille à son ami Bouilhet de se démener pour trouver le succès, exactement le contraire de ce qu’il fait. Il assume même la promotion de cet ami avec enthousiasme.
Ce qui montre que son choix personnel n’est pas d’ordre rationnel.

Il souffre aussi d’une impuissance sexuelle qui durera deux ans : faiblesse ou continence volontaire ? se demande WINOCK. Question intéressante : cet « épuisement de la libido », comme il l’appelle, a sûrement une signification.
«Mon désir est trop universel, trop permanent et trop intense pour que j’aie des désirs » dit Flaubert. Quelle phrase ! Ce n’est pas un manque mais plutôt un trop-plein et un changement de direction. Reflux vers l’amour « océanique » initial, incestueux, source de toute inspiration qui, à cause du tabou de l’inceste, exclut la relation sexuelle ?

WINOCK ajoute que Flaubert refuse de tomber sous l’empire des sens car l’art est toujours une sublimation. Il emploie un terme de la psychanalyse devenu banal et il ne saurait pas si bien dire. Peut-être Flaubert a-t-il reçu la permission d’écrire, c’est-à-dire de réaliser un désir interdit de retour au paradis maternel, mais alors, il doit alors s’interdire l’inceste autrement, par l’abstention de relations sexuelles.
On ne voit pas là chez Flaubert une faiblesse due à la maladie, mais plutôt le changement de direction d’une source vive. L’art est la recherche et la restitution d’un paradis perdu et la reconstruction d’une imago maternelle menacée de destruction. Il plonge dans une zone attirante, et interdite, et la transsubstantie en une œuvre d’art.

Voyons maintenant le second drame : la mort de son père deux ans plus tard.
Cette mort le tétanise pendant un certain temps parce qu’elle le culpabilise : la mère le voit presque comme déshumanisé, dit WINOCK. La libération a un prix : le retour à la mère est à la fois autorisé par la mort du père (le père de l’âge œdipien qui interdisait l’amour incestueux) et interdit parce que le retour au sein maternel est une régression sur laquelle pèse le tabou de l’inceste. Permis et interdit, encore une impasse qui paralyse.
On peut se demander si la facilité avec laquelle il accepte, malgré l’immense déception, le verdict négatif de ses amis lorsqu’il leur lit, en grande cérémonie, « La tentation de Saint Antoine », œuvre achevée qu’il espérait sans doute publier, ne montre pas quelque chose qui ressemble à l’acceptation d’un châtiment mérité : il se livrait en effet à un plaisir interdit.

J’insiste sur cette culpabilité. La haine refoulée du petit enfant s’accompagne de vœux de mort, or ce vœu se trouve réalisé. Après la mort symbolique, la mort réelle du père !
N’est-ce pas étrange que maintenant qu’il est complètement libre de devenir écrivain, – complètement libre, puisqu’il ne peut même plus sentir la réprobation muette, réelle ou imaginaire, de son père à ses côtés- il ne pourra pas publier encore pendant plusieurs années ? Il est difficile d’y voir autre chose qu’une sorte d’interdit paralysant. Nous avons déjà signalé cette difficulté après la crise libératrice, elle se poursuit maintenant alors qu’en fait il est encore plus libre.

Mais, coupable, il réparera : il « répare » en rendant d’une certaine manière hommage à son père.
Il donnera à sa création un caractère quasi scientifique : il disséquera les traits psychologiques communs, les traits banals, triviaux, comme son père observait les malades quelconques, disséquait les cadavres, cherchant à en tirer des lois généralisables, comme font les savants. Il le dit carrément : ce n’est pas l’exception qu’il cherche mais le commun, le général. Il y a maintenant une exigence quasi-scientifique dans sa vocation d’écrivain, exigence qui était tout à fait étrangère à l’adolescent écrivant d’abondance des récits fantastiques, et qui était amoureux des histoires de violence et de volupté. WINOCK dit : « La littérature prendra de plus en plus les allures de la science ». En complète contradiction avec sa tendance spontanée.
Il parle lui-même d’une œuvre d’anatomie.
Son sujet donc ne lui sort plus des tripes : il réalise une mise à distance : aucune empathie avec ses personnages : l’objectivité du savant.

Oui, mais on ne peut s’empêcher de relever une belle contradiction : « Madame Bovary, c’est moi ! ». Qu’il l’ait vraiment dit ou non, peu importe, car il a dit mieux que cela. Dans une lettre à Louise, il déclare qu’en décrivant la scène où Emma et Rodolphe se rencontrent, à cheval, dans la forêt, il a été l’homme, la femme, les chevaux et la forêt, les paroles qu’ils se disent et tout le paysage. Tout est « moi » dans cette œuvre !
DE BIASI appelle cela des « expériences personnelles cryptées ». Dans Charles, par exemple, il met tout ce qu’il déteste personnellement, même les petites manies, ainsi que dans Homais et Rodolphe.
Dans l’incapacité de Charles à guérir le pied bot, il va jusqu’à crypter un échec de son père à guérir une déformation de la jambe chez une jeune fille, qu’un autre médecin guérira plus tard. Il cryptera plusieurs fois cet échec. Qui sait si, au lieu de cet échec-là, il ne crypte pas, plus indirectement, la brûlure infligée par son père ?

Cependant, en même temps, on ne peut pas le nier, Madame Bovary n’est pas lui. Elle est devant lui, comme les cadavres à disséquer de son père. Mais ce cadavre, n’est-ce pas aussi lui, habité par des morts, dévalorisé parce qu’impuissant à les ressusciter ?
Et le résultat de ces belles contradictions, c’est la création d’un nouveau roman, « Madame Bovary », d’une entité nouvelle, autonome, c’est donc en plus, comme une nouvelle naissance. C’est lui et pas lui : c’est ce nouvel être qu’il doit ressusciter, qui lui est en même temps consubstantiel et qui, cependant est autre. Cet être qui doit avoir « une unité organique », comme le dit DE BIASI. Il n’y a aucune contradiction, je dirais même qu’il y a une logique impeccable, mais à un autre niveau que celui de la raison, dans ce double statut. Ce « frère » qu’il a créé pour rendre les enfants à sa mère, c’est lui et pas lui !

Remarquons par ailleurs que les deux modes de production littéraire opposés coexistent : l’écriture concise et difficile liée à une observation têtue du trivial, tribut payé au père, et l’écriture libre et facile des lettres et d’autres écrits non publiés, que l’on peut lier à l’image maternelle.
Mais parfois il se trouve en difficulté devant deux exigences contradictoires issues de ces deux sources. DE BIASI dit qu’avant de partir pour un voyage de documentation pour préparer « Salammbô », il souffre « d’une contradiction …insurmontable entre l’étude documentaire, précise et rigoureuse, et la vocation onirique de son sujet »

Après son voyage, qui lui a fait l’impression d’un rêve, il brouille les frontières entre Histoire et Nature : « Salammbô » ne sera plus un roman historique : il veut faire revenir à la vie ce qui a disparu depuis longtemps : est-ce que cela ne ressemble pas encore à une résurrection ? Et « Salammbô » l’a séduit parce qu’elle « contenait la formule magique de l’ailleurs » dit DE BIASI. Peut-on mieux dire ?
Mais parfois les deux exigences peuvent compromettre la qualité d’une œuvre. Un critique relève les défauts de « La tentation de Saint Antoine » où l’auteur est tiraillé entre les exigences de rigueur quasi scientifique et l’expression du rêve ; le style en souffre : il est lourd.

Mais si l’artiste crée pour reconstruire la mère endommagée et désirée, si l’écriture est une nécessité et une jouissance, une recherche de paradis perdu, où se trouve la part maternelle dans l’écriture de « Madame Bovary » ou de « L’éducation sentimentale » ? Dans ces créations exigeantes, liées à des impératifs quasi scientifiques qui paient un tribut au père, oui, où est la mère ?

Eh bien, au-dessus et hors du sujet trivial, et de l’observation exacte, il y a L’ART qui est une sorte d’absolu, il y a la BEAUTÉ, la perfection du STYLE. C’est l’image idéale de la mère complètement séparée du tribut payé au père, qui se superpose en quelque sorte et fait que « Madame Bovary » n’est pas un rapport scientifique mais une œuvre d’art. Les deux impératifs s’opposent, dans une magnifique contradiction ! La quadrature du cercle ! Avec de vraies douleurs d’accouchement, il a répondu magistralement aux deux exigences.
Le mot juste, mais aussi la belle phrase où chaque mot doit non seulement être commandé par son exactitude mais aussi par sa musicalité, par sa pertinence dans une phrase qui doit s’entendre comme une phrase musicale, comme un beau vers. Très sensible au son, il déclamait ses phrases à longueur de journée.

Pour résumer : du côté du père, c’est l’objet d’observation et la manière d’observer, du côté de la mère, la manière d’en parler, la perfection du style, style qui n’est pas du tout celui d’un rapport scientifique !
Et c’est cela qui en fait un grand écrivain, quasi unique.

Et en même temps, « Madame Bovary », c’est la naissance d’un nouveau roman, donc, je le rappelle, d’une entité nouvelle, autonome, c’est comme une nouvelle naissance.
Notons que cette « Madame Bovary » qui fait sa gloire, qui est une référence quasi-universelle dans le monde des lettres, est finalement le résultat d’accidents de parcours car l’écriture spontanée de son auteur était radicalement différente : il pourrait bien devoir l’invention d’un nouveau roman à un devoir de réparation envers son père mort.

Mais il paie un autre tribut au père : il déclare ne vouloir publier que quand l’œuvre ne déshonorera pas son nom : mais son nom c’est le nom respecté du père ! Pourquoi se soucierait-il d’honorer sa propre personne qu’il méprise ?
Il s’autorisera cependant, finalement, la réussite, avec réticences (la culpabilité domine toujours) mais il faut le rappeler, sur un terrain complètement étranger à celui de son père : la création littéraire. Il deviendra éminent, comme son père, ce qui montre, encore une fois, contre SARTRE, qu’il a puisé dans l’amour des parents la force de créer.

Après avoir essayé d’élucider les relations avec les deux parents, je reviens ici sur le thème de la bêtise car elle a un rapport avec les figures paternelle et maternelle.
Elle est omniprésente dans son attitude dans sa vie et dans son œuvre. Il la hait et la dénonce partout mais il est fasciné par elle : cette répulsion-attraction pose problème.
D’un côté, en effet, il la projette sur tous les humains, globalement, mais non sur des sujets particuliers élus, et la dénonce constamment et partout.
De l’autre, il l’introjecte : il est l’idiot de la famille. Cette bêtise qu’il dénonce, c’est la sienne.

Ce double statut est parfaitement révélé par cet épisode significatif que cite WINOCK.
Enfant, Gustave crée avec ses amis et sa sœur un personnage qu’ils appellent « le garçon », personnage à double emploi : bourgeois méprisable, et spectateur des bourgeois qui dénonce leur bêtise. Et ce « garçon » avait même une force corporelle formidable. Cela ne vous rappelle-t-il pas quelqu’un ? Et le nom qu’on lui donne : c’est un garçon, comme Gustave. Donc bête et qui dénonce la bêtise.
Il la fait sienne et l’exorcise. Sienne, parce qu’elle est le nom qu’il donne – que son père donne sans le savoir- à quelque chose de bien plus profond, de bien plus vital et de bien plus ancien : l’incapacité où il est de ressusciter les morts, de répondre à l’appel de sa mère. Exorcisée, parce qu’elle lui est insupportable comme sa faute imaginaire.

D’où ce double statut : elle est lui, l’incapable, et les autres, sur lesquels elle est projetée. Et il est fasciné parce qu’il en scrute le secret.

Souvent, les écrivains se projettent dans leur héros, mais lui, il se projette dans les « minus habens » de ses œuvres. DE BIASI remarque qu’il le fait dans Charles Bovary. Et aussi dans le piètre héros de « L’éducation sentimentale ».

Mais le statut de la bêtise est encore plus compliqué et c’est « Un cœur simple » qui nous le révèle.
Car elle est aussi quelque chose de positif, de mystique, qui nous ramène à nos sources et ceci peut expliquer la fascination qu’elle exerce sur Flaubert. Il est heureux quand il repère une bêtise. Comme s’il ajoutait un papillon à sa collection, dit DE BIASI qui dit encore : adolescent, Gustave a une « passion pour la sottise », et il est convaincu d’attirer les idiots, ses semblables.

C’est donc dans « Un cœur simple » que nous trouverons la clef du mystère.
Félicité est bête (de même que « le demi- siècle de servitude », la servante qui apparaît aux Comices agricoles dans « Madame Bovary ») mais elle est consciente de sa bêtise : c’est une insuffisance attachée à son statut inférieur, une tare, mais aussi une politesse envers sa patronne.
En outre, elle est bête d’une bêtise initiale comme celle des animaux, on pourrait dire « cosmique »

« Félicité est bête parce qu’elle est restée une bête, elle appartient encore à un monde (merveilleux, ou plutôt fabuleux et peut-être idéal) où l’âme se confond avec la sensibilité : un monde où il n’y avait pas encore l’âme, où personne n’avait encore songé à l’inventer ». Je cite DE BIASI.
« Félicité est bête mais cette bêtise, paradoxalement, ne la diminue pas, elle l’exhausse.
Il n’y a dans cette bêtise aucune bassesse, aucun égoïsme, aucune forme d’agression, contre autrui seulement un trop-plein d’amour, un don de soi qui cherche désespérément un être ou un objet à qui se consacrer. C’est une grâce. Bien plus, cette bêtise ne révèle. Que signifie cette assimilation du perroquet et du Paraclet ? »

En effet, vers la fin, Félicité vénère son perroquet empaillé qu’elle prend pour le Paraclet. Le Paraclet, pour Flaubert, c’est l’ESPRIT, mais l’esprit dégradé en perroquet. Le perroquet c’est LE LANGAGE qui corrompt, la maladie de l’esprit.
Est-ce que ce statut heureux d’avant le langage ne nous renvoie pas à l’inconscient paradisiaque des débuts de la vie, à la période de la dyade mère-enfant, statut corrompu au moment de l’accès à la conscience par l’intermédiaire de la parole ?
Chez Gustave, il est en outre corrompu par la mort que sa mère met en lui avec l’accès à la conscience.
Il raconte toute son histoire. Peut-on être plus près de sa vérité ? Rien d’étonnant si on affirme que Félicité, c’est Julie, la bonne, cinquante ans au service de la famille Flaubert.
Au-delà ou en deçà des mots, peut-être pas toujours compris par le petit enfant quand elle lui racontait ou lisait des histoires, il y avait l’enchantement de leur musique et le mystère des contes merveilleux Julie était « bête », de la même bêtise respectueuse que Félicité en face de sa maîtresse. Mais la bêtise était liée au paradis !

Et cela explique ce double statut de la bêtise : c’est un objet désiré et haï.

Notons l’ambiguïté de la parole : elle signifie la perte de l’innocence première mais c’est aussi le seul moyen de retrouver en partie ce bonheur perdu. Perversion, certes, par le langage, de la communion initiale, mais possibilité de la retrouver d’abord dans les belles histoires puis, à la maturité, dans la création littéraire parfaite.
C’est pourquoi la Parole magique de la création littéraire, que nous avons placée du côté de la mère, doit être belle : l’ART absolu doit révéler.
Langue complètement différente du langage ordinaire corrompu par la bêtise commune.

Un détail piquant : le langage trahit donc la pensée et l’art permet de faire front. Flaubert vitupère les moyens de multiplier et de répandre la Bêtise à son époque par le développement de la presse, de l’écrit imprimé : les progrès techniques la rendent envahissante, universelle. C’est une forme de culture qui fait du cliché son objet d’excellence. Que dirait-il aujourd’hui avec les réseaux sociaux ! Et la télévision qui doit toujours parler, à chaud, de tout et sur tout, sans laisser le temps aux têtes pensantes d’élaborer les évènements !

Parlons maintenant des rapports avec ses frère, sœur et amis, qui constituent un chapitre si bien rempli de sa vie.
Les vivants proches, de sa génération, sont d’une grande importance car associés symboliquement aux morts.
Il faut revenir sur le « deuil » dont j’ai parlé à propos de sa mère. Gustave est le remplaçant des frères et sœur morts avant lui que la mère, hantée par la mort, lui demande inconsciemment de faire revivre. Il se l’impose pour conserver l’amour de sa mère, mais est impuissant à le faire et se sent coupable. En outre, il éprouve une autre culpabilité pour la haine destructrice contre cette mère qui lui demande d’être un autre et contre ces frères morts qui lui volent sa vie. Cette haine en effet doit être conjurée car ceux-ci, également aimés, doivent être recréés, protégés, et l’amour de la mère, conservé.

Dans ses relations avec sa sœur et ses amis, comment se comporte-t-il ? Il réagit par la projection, par le refoulement des sentiments hostiles, et par un rite quasi-obsessionnel : la correspondance.

La projection : on peut agir pour ou contre les vivants, mais pas sur des imagos inconscientes. Donc on projette les frères morts sur les frères et sœurs vivants et sur les amis et amies : il faut se rappeler la permanence et l’importance des amis dans sa vie depuis jeune, et aussi le lien étroit avec Caroline, sa sœur : enfant, il l’associait à ses amis quand ils créaient des pièces de théâtre, or c’est rare que les jeunes garçons le fassent : ils montrent même un certain mépris pour les filles. Ses rapports avec son aîné de huit ans, Achille, semblent bons même si plus distants.
WINOCK insiste sur ce besoin d’amis depuis l’âge de neuf ans : tous les enfants en ont, il fallait donc que ce soit particulièrement important pour que l’auteur en parle !
Agé de huit ans, FLAUBERT, écrivait cette phrase étonnante à Ernest Chevalier : « …ami depuis la naissance jusqu’à la mort ». Quelle expression étrange, qui conviendrait justement à un frère ou une sœur qui nous sont liés toute la vie.

Et il a besoin d’amis au pluriel comme si un seul ne le protégeait pas assez de la mort.

Cette projection des frères morts, qui sont aussi lui-même, induit une identification aux amis. Il le dit lui-même sans le savoir. Lorsque Bouilhet meurt en 1869, il dit qu’il lui était « consubstantiel » que son ami voyait dans sa pensée plus clairement que lui-même.
Peut-être dans ses réunions à Paris, se trouve-t-il comme au milieu de frères et sœurs bien vivants (surtout dans les joyeuses réunions entre hommes). Cela peut expliquer en partie ce besoin périodique d’aller dans le monde, besoin inattendu chez un ermite aussi déclaré.

Nous avons évoqué aussi le refoulement des sentiments hostiles : il refoule en effet complètement la jalousie à l’égard des frère et sœur et amis. Elle paraît inexistante vis-à-vis d’Achille et de Caroline et vis-à-vis de ses amis. Si critique pour lui-même, et si peu pour ses amis qui sont souvent des concurrents ! C’est trop beau pour être pris pour argent comptant !
WINOCK insiste sur le grand attachement à sa sœur, reporté ensuite sur sa nièce (mère, sœur, nièce, toutes des Caroline, notons-le !)

On peut remarquer cependant un exutoire mineur pour l’hostilité dans certaines particularités de sa correspondance avec les amis masculins : son vocabulaire est souvent scatologique. C’est une agression anodine. Nous savons tous que c’est le langage privilégié pour exprimer la contrariété, la colère, sans casser les objets ou agresser physiquement nos amis ! Et ce n’est pas l’éducation reçue qui l’y prédisposait !

Enfin, il développe ce qu’on appelle une « formation réactionnelle » en renfort contre la haine ; c’est ce dévouement excessif, parfois aveugle, à ses amis, le même qu’à sa famille.
Il manifeste une indulgence, une acceptation de leurs travers ou de leurs différences qui d’habitude empêchent ou altèrent l’amitié ou l’amour.
Par exemple, vis-à-vis de Caroline, sa nièce : au moment où son mari ruine Gustave, celui-ci n’a jamais un reproche ; il accepte tout d’elle et de son mari même s’ils ne se comportent pas toujours très bien, comme WINOCK le laisse entendre. Il les aide jusqu’au bout, à ses dépens.

Il accepte aussi de George Sand des goûts, des positions totalement opposés aux siens ce qui, logiquement, ne devrait pas permettre une amitié aussi profonde, aussi sereine, aussi durable.
Il fait tout pour honorer ses proches : il se bat pour qu’on élève une statue à son père, il lutte pour que son frère soit nommé à la place du père à la mort de celui-ci.

Autre exemple très éloquent : ses rapports avec celui qui fut son ami pendant des années : Bouilhet. C’est un cas exemplaire, car il meurt. Et par sa mort il rejoint les frères morts qu’il faut faire revivre : est-ce que Gustave ne tente pas de le maintenir en vie, lorsqu’il fait des efforts de fou pour monter son médiocre opéra après sa mort ?
Car il ne s’agit pas seulement de faire accepter cette œuvre, mais d’en organiser complètement l’exécution. Il doit se rendre compte que cet opéra est médiocre (il sera joué 4 fois), lui, si difficile, et cependant il s’impose un devoir absolu de maintenir l’homme en vie par son œuvre ! Cet acharnement post mortem (qu’on pourrait appeler acharnement thérapeutique !) à le publier et faire jouer ses pièces a quelque chose de pathétique certes, mais aussi d’irrationnel. Il veut réaliser l’impossible, ressusciter des morts, et ce devoir le rend aveugle à la qualité de ce qu’il veut maintenir en vie. Cette absurdité hurle de vérité !
En essayant de garder en vie son ami, c’est lui-même qu’il garde en vie puisque, comme il le disait, il lui était « consubstantiel ». DE BIASI dit qu’en vieillissant ils se ressemblaient comme deux frères « comme de vrais jumeaux » : n’est-il pas alors comme un frère ressuscité ? Et voilà qu’il le perd une seconde fois, d’où l’acharnement à le faire revivre à travers ses œuvres.
CLAUDE LEROY écrit un ouvrage intitulé « “Bouilhet, l’ombre de Flaubert »: peut-on mieux exprimer leur rapport : un mort qui est lui et pas lui, qui est comme son ombre ?

D’autre part, il a recours à un rite quasi-obsessionnel pour s’assurer qu’ils sont vivants et se maintenir ainsi lui-même en vie : la correspondance permanente.
Il semble en effet devoir s’assurer de la survie de ses amis en maintenant une correspondance sans interruption, une correspondance inquiète puisqu’il se faisait du souci dès qu’on tardait à lui répondre. Il écrit parfois pour dire qu’il n’a rien à dire mais désire quand même une réponse !
La survie par la correspondance est assurée avec les femmes dont il est amoureux, et avec les amis et amies. Et aussi avec sa sœur et sa mère quand ils sont séparés.
Ajoutons qu’il éprouve une « immense douleur » quand un ami ou une personne aimée meurt. L’expression est répétée par WINOCK au sujet de plusieurs morts. Bien sûr, puisqu’ils sont les garants de sa propre survie.
Ce fut le cas lors de la mort de Caroline, sa sœur bien-aimée, en 1848. Comme la mort de Bouilhet, plus encore, c’est le témoignage de son impuissance non seulement à ressusciter ses frères et sœur morts mais même à les garder en vie.

A cause de son besoin constant d’amitié avec des jeunes gens, WINOCK cite comme possible une tendance à l’homosexualité. Ce besoin d’amitié paraît plutôt une manière de conjurer, magiquement, la mort de ses frères : comme s’il les ressuscitait, les retrouvait dans ses amis et les tenait en vie (nous avons vu la constance de son aide) pour dire à sa mère : les voilà. Rappelons que ces amitiés indispensables ont commencé à neuf ans.
Il a eu tant d’amitiés dévouées, d’amours durables, compulsivement entretenus par des lettres, qu’on peut se demander s’il n’y a pas sans cesse un appel au secours : « Assurez-moi que vous êtes en vie pour que je puisse moi-même vivre ! ». Il entretient un lien perpétuel par-dessus l’absence, traduisons, par-dessus la mort.
Menacé de destruction, il se reconstruit donc sans cesse sur des ruines par des liens d’amour, d’amitié et par la création. La création artistique n’est pas un luxe, un jeu, mais un sauve-qui-peut.

Pour conclure, je ne peux m’empêcher de citer ici une phrase de DE BIASI :

« Si Fl. est devenu l’écrivain que nous connaissons, c’est pour une bonne part sous l’effet d’une triple expérience de la mort : le coma de 1844, en 1846, la disparition de son père et de sa jeune sœur Caroline et en 1848, l’agonie de son ami Alfred le Poittevin. » p. 422

Oui, il est devenu l’écrivain que nous connaissons, c’est-à-dire le Flaubert de la maturité, à la suite des deuils, mais l’écrivain tout court, celui qui écrit depuis l’âge de neuf ans, il l’est devenu parce qu’il est né avec la mort, parce que sa mère l’a chargé inconsciemment d’un fardeau impossible à porter : lui redonner ses enfants disparus.
Il se reconstruit et retrouve le paradis perdu par l’écriture, et la correspondance constante est, parmi toutes les formes d’écriture, la plus importante peut-être de ses bouées de sauvetage.
DE BIASI veut comprendre pourquoi, pour FLAUBERT, écrire était une question de vie et de mort. C’est ce que j’ai essayé d’élucider. Et je conclurai par où j’ai commencé, la belle phrase de Michel WINOCK : « A peine né il fut de plain-pied avec la mort ».

On pourrait me reprocher de faire venir le chef d’œuvre d’en bas, des bas-fonds du psychisme. L’inspiration aime à se voir venir d’en haut, des régions supérieures. C’est une illusion : sa source est dans les tréfonds du psychisme. Peu importe, car ce qui fait l’œuvre de génie, ce n’est pas la source, mais la « sublimation ». L’élaboration qu’opère l’écrivain – l’artiste en général- est ce qui fait le chef-d’œuvre : elle réalise une transfiguration qui justement donne l’illusion d’une source divine.
C’est ce que l’art plastique contemporain veut oublier : le BEAU n’est plus l’idéal de l’art, la sublimation est évitée. La transgression, pour retourner aux sources brutes qui donnent une illusion de richesse, manque le pas. C’est une régression, une involution, qui trouvera vite ses limites. Qui la trouve déjà d’ailleurs, dans la pauvreté de ses produits.


NOTES

NOTE 1 : à propos de « La légende de Julien l’Hospitalier ». Un détail savoureux.
La fin de St Julien est un magnifique inceste déguisé. Julien a fait pénitence pour avoir tué ses parents, puis un jour un vieillard lépreux, symbole paternel mutilé par le crime de son fils, vient le visiter dans sa cahute d’ermite. Il lui demande de le faire entrer, de le nourrir, de le réchauffer en se couchant sur lui. Julien obtempère puis la dégoûtation de ce contact se transforme en extase : odeur délicieuse, paysage idyllique. Ce vieillard paraît conduire vers le Christ qui emporte Julien au paradis.
En fait c’est la mère qui aurait dû être là : ce serait un magnifique retour au paradis maternel. Mais Flaubert pouvait-il finit son récit par un inceste ? Sûrement pas ! Ou bien est-ce plus subtil encore ? Fallait-il se faire pardonner par le père avant d’avoir le droit d’accéder au paradis maternel ?
Cette légende pourrait être décryptée point par point : on y trouverait tout le drame qui hante l’inconscient de Flaubert. On peut la rapprocher du « Verdict » de Kafka, aussi éloquent sur le drame intérieur de celui-ci.

NOTE 2 : à propos d’Achille. Celui-ci semble avoir fait un parcours sans incident, alors que la mort des frères et sœurs qui l’ont suivi doit l’avoir affecté, différemment mais aussi gravement, que son cadet. Chez Achille, comme chez Franz KAFKA, c’est la culpabilité qui doit avoir dominé. Car l’enfant jaloux croit être le meurtrier de ses rivaux. Mais peut-être s’est-il puni, et a-t-il trouvé son équilibre, en choisissant de… réparer les vivants, ce qui est aussi une manière symbolique de faire revivre ses frère et sœur. Le modèle paternel lui a tracé la voie du salut.
En tout cas, cela montre qu’il a eu de bons parents, très aimants et moins durs que le père de Franz KAFKA.


BIBLIOGRAPHIE:

« L’idiot de la famille » – Jean-Paul SARTRE

« Flaubert » – Michel WINOCK

« Gustave Flaubert. Une manière spéciale de vivre » – Pierre-Marc DE BIASI

 

Voltaire: Traité sur la tolérance

 Télécharger cet article au format PDF  pdf-icon2

 

VOLTAIRE introduit son plaidoyer en faveur de la tolérance par un rapport sur l’affaire Calas pour dénoncer les méfaits du fanatisme. 

Voltaire en 1718L’affaire Calas est la condamnation à mort, en 1762, d’un père de famille protestant accusé d’avoir assassiné son fils qui allait se convertir au catholicisme.

VOLTAIRE annonce la couleur dès le départ : « Le meurtre de Calas commis dans Toulouse avec le glaive de la justice… ».

Puis il fait « son » exposé de l’affaire. Partiel et partial.

Partiel : le but n’est pas d’exposer in extenso l’affaire : c’est une introduction à une réflexion sur l’intolérance.

Partial : il choisit le pire. Il met l’accent sur la cruauté du traitement des suspects, sur la partialité des juges, sur la pression de la foule intolérante.

(Note: on lui en a fait récemment grief. Je signalerai seulement ceci pour sa défense). 

Partiel, heureusement ! Un exposé in extenso aurait lassé le lecteur qui n’aurait pas franchi la porte pour aller à l’essentiel !

Partial, car son choix est polémique, mais il s’appuie sur des faits indiscutables qui conduisent à la même conclusion. En effet :

  • ou bien la justice a condamné injustement Calas sous l’effet de l’intolérance ambiante (la réhabilitation à laquelle elle sera obligée le prouvera). Il remarque en outre judicieusement que les juges n’ont qu’à changer leurs paroles pour le réhabiliter, mais que Calas, lui, ne retrouvera pas la vie.
  • ou bien, si la justice a eu raison, le père ayant tué son fils qui voulait se convertir au catholicisme, c’est encore l’intolérance qui a été l’origine d’un meurtre.
    De toute manière l’intolérance est meurtrière, CQFD.

Mais pour comprendre la position de VOLTAIRE il faut poser clairement le problème de la tolérance.

Il y a en effet deux sortes de tolérances.

L’une dirait : « Je possède la vérité mais je respecte les illusions des autres ». Tolérance sur fond de vérité établie. Condescendance : c’est ce que le mot tolérance véhicule comme connotation. Dogmatisme généreux.

L’autre dirait : « J’ai mes convictions, mais je sais qu’aucune vérité absolue ne nous est acquise, je respecte donc celles des autres, (je ne me contente pas de les tolérer, avec ce que cela a de condescendant). Ce serait la position de Montaigne, sur fond de scepticisme.

Où se place VOLTAIRE ? Des deux côtés ! Il joue sur les deux tableaux, d’où la complexité de son plaidoyer.

Il dit « Nous sommes sûrs de la vérité du dogme catholique mais nous devons tout de même être tolérants »

Mais il pense « Nous ne sommes sûrs de rien, donc nous devons être tolérants. »

En filigrane circule le « Nous ne sommes pas sûrs » : c’est succulent et acrobatique à cause du double langage qui circule dans tout le texte.

Je précise, ce qui me permet en même temps de poser les bases de sa démonstration.

  1. Position officielle affirmée :

Notre religion d’état est la vraie (position dogmatique) mais on gagne à être tolérant :

  • c’est plus humain : cela permet d’éviter les souffrances inutiles,
  • c’est sans danger si les hérétiques respectent les lois de l’état comme tout citoyen.
  • c’est avantageux, car on conserve des populations laborieuses qui, persécutées, émigreraient.
  • c’est chrétien, car le Christ a prêché l’amour et VOLTAIRE cite « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ».
  1. Position officieuse qui circule en sous-main :

Nos opinions religieuses sont différentes et incertaines, même si chacun croit posséder la vérité (position sceptique). Elles sont en effet :

  • différentes dans l’espace : variété des religions et des croyances à travers le monde,
  • incertaines si on les examine dans le temps : beaucoup d’idées d’hier nous paraissent fausses voire ridicules aujourd’hui.

Donc la tolérance est de rigueur parce qu’au fond nous ne sommes sûrs de rien : on tue souvent pour des idées qui seront démenties demain.

Pourquoi ce double langage ? (un tour de force !)

Voltaire  se place sur un plan politique : il veut être lu et non embastillé, il doit mettre des gants et il sait le faire. Car il s’adresse à un public biaisé et à un pouvoir qu’il ne veut pas heurter. Il flatte particulièrement le roi et se met du côté de la religion dominante, et ceci à répétition (forcément puisqu’il dément sans cesse cette position). Ce qu’il demande de toute manière, c’est la charité chrétienne authentique (voir toutes les évocations du Christ).

 

ANALYSE

A – Défense de la tolérance :

Comment le fait-il ? Par un appel aux faits et par une justification de droit.

  • Appel aux faits
  • Faits historiques anciens qu’il interprète : il montre que les grandes civilisations étaient tolérantes et que seuls les Chrétiens ne le sont pas.

Les Juifs, les Anciens Grecs, les Romains n’étaient pas intolérants.

Les Grecs, (ch. VII) particulièrement, qui dédiaient même un autel au dieu inconnu.

Il cite Socrate, le seul condamné, mais non pour ses opinions religieuses.

Les Romains (ch. VIII)  étaient  tolérants aussi. Il dément que les chrétiens aient été martyrisés pour leur foi : ils l’ont été à cause leur propre sectarisme.

Comme argument, il signale qu’il n’y a pas eu de persécutions religieuses avant les Chrétiens. Les Juifs n’étaient pas  persécutés. Pourquoi les Romains auraient-ils toléré toutes les religions sauf une ?

Et la persécution était relative : on laisse en paix les évêques de Rome, les Chrétiens convertissaient et tenaient des Conciles.

S’il s’agissait de persécutions religieuses, on aurait fait comme les catholiques avec les Vaudois ou les Albigeois : on les aurait tous massacrés. P.49,  passage très fort :

“Je le dis avec horreur, mais avec vérité : c’est nous, les chrétiens, c’est nous qui avons été persécuteurs, bourreaux, assassins ! Et de qui ? De nos frères. “

Même de nombreux Pères de l’Église ont prêché la tolérance. Il leur consacre tout un chapitre.

  • Faits historiques récents.

Pour faire sentir l’horreur des persécutions,  il cite les massacres de la Saint Barthélemy, des Albigeois, des Vaudois.

Pour montrer que la tolérance est sans danger, il signale qu’elle est pratiquée en Angleterre (avec les catholiques !), en Amérique aussi, où l’on tolère les nombreuses sectes.

  • Anecdotes à valeur didactique (avec de belles mises en scène : c’est Voltaire, le grand conteur, qui se manifeste ici)

Pour ridiculiser l’intolérance, il évoque les Jésuites qui calculent les moyens de se débarrasser du plus grand nombre d’hérétiques possible : tuer des hommes devient une affaire de comptabilité.

Pour relativiser nos articles de foi, il évoque de nombreux exemples de miracles ou autres choses ridicules auxquelles on a cru : par exemple, Isaïe et les 42 ours convoqués pour dévorer des enfants qui l’avaient traité de chauve, mais il nous rassure, avec humour : ce sont des miracles rares, dit-il, qu’on ne saurait reproduire.

Il évoque aussi les reliques à l’authenticité douteuse (le nombril du Christ).

Pour rendre évident de quel côté est la sagesse, il raconte (ou invente ?)  l’histoire du mandarin et des 4 chrétiens qui se disputent sur une question de dogme et qu’il finit par envoyer en prison jusqu’à ce qu’ils fassent semblant de se mettre d’accord.

Sous une forme humoristique, il confronte directement les deux attitudes opposées et ridiculise les chrétiens intolérants.

Il en profite pour citer la maxime même de la sagesse, qui n’est sûrement pas celle des chrétiens intolérants .Ch. XIX p.82 : « Nul ne doit croire qu’il en sait plus que les autres et que la sagesse n’est que dans sa tête » dit Confucius.

Et si l’on veut être toléré, il faut tolérer les autres, conclut le mandarin.

Enfin, pour ridiculiser complètement les conversions  forcées, il invente  la scène tragi-comique entre le mourant et le barbare qui l’oblige à se convertir.

  • Appel au droit : pour fonder théoriquement la valeur de la tolérance, il s’appuie sur un fait de nature : il cite des tendances naturelles des humains (l’amour des enfants pour leurs parents, le droit de jouir des fruits de son travail), qu’il érige en droit humain et il cite, comme une règle issue de la nature : «  Ne fais pas  aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ».

Mais en outre,  il fonde la valeur de la tolérance sur un autre argument : un droit est juste s’il peut être généralisé. Généralisez l’intolérance : vu la diversité des opinions, ce serait un massacre général et les chrétiens seraient les premiers à être massacrés !

Donc l’intolérance est un mal. Il passe sous silence le fait que les catholiques croient être seuls à posséder la vérité et donc seuls à avoir le droit de pratiquer l’intolérance.

 

B – Limites de la tolérance

Mais la tolérance de VOLTAIRE a des limites. La Révolution n’a pas encore passée par là, on n’en est pas encore l’égalité des droits de l’homme.

Il ne faut pas accorder les mêmes droits et les mêmes honneurs aux hérétiques, (p.21). Il justifie l’Angleterre de ne pas le faire pour les catholiques. Remarquons que, sans le dire expressément, il nous fait un clin d’œil pour montrer que quand on change de pays les hérétiques ne sont plus les mêmes : en Angleterre, ce sont les catholiques. (« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » !)

 

COMMENTAIRES

VOLTAIRE nous révèle son érudition qui est immense, ce qui le met très à l’aise, car si on conteste les faits évoqués, il peut nous inviter à lire tout ce qu’il a lu pour pouvoir le contredire. (Dommage que les auteurs n’indiquaient pas leur bibliographie dans ce temps-là).

Au sujet de la tolérance des Romains, par exemple, nous ne connaissons généralement que la version de l’Eglise, qui est une version apologétique. Il nous est difficile de prouver qu’il a tort même si certains sont choqués d’apprendre que les martyrs n’étaient, pour lui, pas des martyrs de la foi.

Une remarque : il y a une limite à sa culture sur un terrain particulier et c’est dommage pour lui et pour nous. S’il avait connu la manière dont les Catholiques espagnols ont imposé la foi à la pointe de l’épée aux peuples amérindiens, et détruit leurs civilisations, (comme font les talibans en détruisant les œuvres d’art antiques) il aurait jubilé !

Il se sert aussi de l’Inquisition mais en imaginant une scène : rien d’historique. Mais il faut se rappeler que ce n’est que très récemment que le Vatican a ouvert les vannes.

 

A propos de la tolérance des Juifs, des Grecs et des Romains

Il attache un prix particulier à montrer que les Juifs étaient tolérants, bien qu’eux aussi croient être les seuls à posséder la vérité, puisque les prescriptions de la Bible sont la voix de Dieu : cependant ils ne tuent pas les autres.

Il faut noter aussi, en faveur de VOLTAIRE, que les Romains ne cherchaient pas à convertir les peuples conquis, ni à interdire leurs religions. Il y avait des temples juifs à Rome, des évêques chrétiens, même à Rome, ce qui suppose des communautés chrétiennes. Ils n’ont pas imposé non plus leur religion aux Egyptiens, aux Gaulois ou aux Angles.

Les Romains adoptaient même les dieux des autres. Fait insigne : ils ont adopté les dieux grecs et au lieu de détruire la culture grecque, comme font souvent les conquérants, ils l’ont adoptée et imitée.

Et si Rome avait imposé ses dieux, ce ne seraient pas les prêtres juifs qui auraient jugé Jésus : il n’y aurait eu ni grand prêtre ni temple juif en pays conquis !

A noter aussi que les philosophes, des deux côtés, grec et latin, ne partageaient pas les croyances populaires et que cependant ils n’ont jamais été inquiétés (il a sans doute raison de dire que Socrate n’a pas été condamné pour des raisons religieuses) : Platon, Aristote, Démocrite (athée) Epictète, fonctionnaient complètement en marge de la religion établie. Ils étaient déistes ou athées. Certains cherchaient à établir l’existence d’un Dieu unique, très abstrait, je pourrais dire : aucune philosophie grecque n’inclut le Panthéon grec. De même les Latins. Sénèque n’était-il pas stoïcien ?

Pour Platon, par exemple, l’Idée suprême est source de tous les modèles parfaits de tout ce qui existe. Rien à voir avec Zeus et ses passions.

Pour Aristote, un Dieu formidable ! Puisqu’il est parfait, il n’a pas créé le monde qui est imparfait et ne le connaît pas car cela salirait sa Pensée parfaite ! Rien à voir avec le Panthéon des divinités grecques qui se mêlaient des affaires des hommes.

Bref, personne ne leur demandait de comptes. De même pour les penseurs latins.

Alors que les philosophes du Moyen Age devaient être chrétiens : Anselme, Thomas d’Aquin ont mis la philosophie à la remorque de la foi catholique (en faisant des contorsions). Descartes, qui a réussi à se libérer et à repartir à zéro, en ménageant la chèvre et le chou, malgré tous ses efforts pour être dans  le rang, est interdit de lecture par l’INDEX ! Vous y trouverez d’ailleurs tous les grands noms de la philosophie !

Les Grecs et les Romains n’avaient pas d’INDEX pour leurs écrivains !

Conclusion : si la religion chrétienne avait été persécutée comme religion, elle n’aurait eu aucune chance de devenir la religion d’état de l’Empire romain.

Ce qui nous amène à la question suivante, puisque VOLTAIRE la traite : comment l’est-elle devenue ?

 

Comment elle l’est devenue et pourquoi elle est tombée dans l’intolérance.

VOLTAIRE a bien vu l’origine et de l’hégémonie et de l’intolérance.

Il en rend Constantin responsable, qui a fait du christianisme la religion d’état de l’Empire romain ; Constantin avait bien commencé, mais il a mal fini. Il a commencé par traiter de fous ceux qui disputaient sur des questions insolubles concernant la Trinité puis finalement, au lieu de leur dire « Avez-vous les titres de famille de la famille divine ?» comme le suggère joliment VOLTAIRE, il les a laissé faire, d’une aberration métaphysique, un article de foi.

Deux conséquences :

  • comme le problème de la Trinité est le plus insoluble de tous, la zizanie a continué : les schismes d’Orient en sont la preuve.
  • et comme le pouvoir spirituel s’est acoquiné avec le pouvoir temporel, au mépris de l’injonction du Christ « Rendez à César ce qui est à César», c’est le règne de la force, du pouvoir et de l’argent qui a dominé : VOLTAIRE ne le dit pas aussi précisément, mais indirectement, en justifiant les protestants qui se sont élevés contre les abus de l’église de Rome (ce qui était très osé !).

La religion, alliée à la puissance politique, menace de totalitarisme religieux : à remarquer que les autres schismes, qui sont restés indépendants des pouvoirs temporels, n’ont pas persécuté pour imposer leur dogme. Seul le catholicisme, religion d’état, l’a fait. Avec la puissance, l’Eglise catholique est devenue paranoïaque.

VOLTAIRE cite St Augustin qui était tolérant quand les Chrétiens étaient en minorité et est devenu intolérant quand ils ont tenu le haut du pavé : c’est donc bien le pouvoir qui pervertit.

Il montre, en les rappelant comme modèles, que l’Eglise a violé les enseignements fondamentaux du Christ : « Aimez-vous les uns les autres » et « Ne faites pas à autrui… » . 

(J’ajouterais qu’elle a violé aussi ceux-ci : « Il viendra un temps où on adorera Dieu non plus dans les temples mais en esprit et en vérité. » et « Rendez à César ce qui est à César »).

Bref, on s’est autorisé de son nom pour faire le contraire de ce qu’enseigne le Christ, et en outre, pour justifier les crimes au nom de Dieu, (ce que l’on ne fait pas dans les guerres de conquêtes : on se contente de mettre Dieu de son côté.)

Note à propos de l’église grecque orthodoxe, église d’état, mais très tolérante. Les Grecs sont très attachés à leur religion, elle fait partie de leur identité.

Ils sont orthodoxes parce qu’ils sont grecs : on baptise automatiquement les enfants, on ne se pose pas la question si on croit vraiment ou non. Tout le monde fête Pâques très religieusement. On tient à la religion, sans faire le moindre prosélytisme. L’église orthodoxe s’est séparée de l’église de Rome au moment du grand schisme – toujours sur cette question de la Trinité- et je pense qu’elle est devenue religion d’état après la libération de la Grèce du joug turc au XIXème siècle. Elle a joué un rôle très positif en maintenant la religion et la culture grecques durant les 400 ans de l’occupation turque. Elle entretenait dans les grottes des écoles cachées, elle soutenait en cachette les insoumis. Elle a sauvé l’identité grecque de l’assimilation Ottomane.

 

La position de la philosophie des lumières au sujet de la morale et la religion.

L’évolution de l’humanité dans le cadre de la philosophie des lumières est vue ainsi : la vie en société impose des règles, mais nous avons aussi besoin d’un gendarme intérieur pour les respecter : la religion y pourvoit. Comme le dit VOLTAIRE, ” Les lois veillent sur les crimes connus, et la religion sur les crimes secrets.”

Il voit ainsi l’évolution de l’homme :

  • l’homme débute par les superstitions religieuses
  • avec les progrès de la connaissance et de la raison, les religions s’épurent (mais pour VOLTAIRE, elles restent superstitions à cause de leur irrationalité),
  • quand la raison triomphera, elles deviendront inutiles et tomberont en désuétude : la morale sera fondée sur la raison.

Ce qui n’empêche pas les philosophes des Lumières d’être souvent théistes. VOLTAIRE pense qu’il faut un horloger pour construire et faire marcher l’horloge, donc un dieu créateur ; mais ce dieu ne s’occupe pas des affaires de ces fourmis que nous sommes.

Le problème, c’est qu’avec la religion Dieu nous fournissait les commandements. Sur quoi la raison peut-elle les fonder ?

Eh bien, sur la Nature. Ce que VOLTAIRE appelle le droit naturel.

Pas si facile ! Il fait cela assez cavalièrement.

Au Ch. VI, il dit : « Le droit naturel est celui que la nature indique » : merci !

Et il propose des exemples : l’amour des enfants pour leurs parents, le droit de jouir des fruits de son travail.

Deux choses différentes déjà : le premier est un sentiment, le second est déjà un droit : ce qui est naturel, c’est le plaisir de jouir des fruits de son travail, le droit est de l’ordre de la prescription, de la morale. Il a franchi le pas entre nature et droit.

Et dans la nature, on trouve le bien et le mal : l’amour et la haine, l’avidité, la violence, sinon on n’aurait pas besoin de morale imposée !

Donc le principe selon lequel on choisit le bon dans la nature n’est pas dans la nature !

Sa déduction – faire sortir les règles morales de la nature- est si bien en faillite qu’il saute à pieds joints et nous offre la plus belle (et la moins naturelle) injonction du Christ ! « Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. » (Ch. VI). Les violences de tout genre, l’exploitation de l’autre, les guerres, montrent bien que cela n’a rien de naturel !

C’est en fait un grand problème philosophique : sur quoi fonder le devoir, la morale quand on est athée ou agnostique ? VOLTAIRE a essayé de la fonder complètement sur la nature et il s’est embourbé.

Mais le principe est bon : la morale doit avoir un rapport avec la nature. Prendrai-je un exemple célèbre, un exemple a contrario, pour le montrer ? Celui de MARX.

En lisant Saint Anselme j’ai compris pourquoi le marxisme devait échouer. Saint Anselme dit que tous les biens viennent de Dieu et que personne n’a le droit de se les approprier. Ils appartiennent à tous. D’où les communautés religieuses, où rien n’appartient en propre à personne. Dieu à part, on croirait lire Marx.

Bon, mais c’est prévu pour des candidats à la sainteté, pas pour le commun des mortels, c’est fait pour ceux qui sont prêts à renoncer aux biens matériels et recherchent les biens spirituels.

Mais la morale pour tout le monde doit s’appuyer sur la nature comme le voit bien VOLTAIRE (même s’il l’appuie mal).

Or il y a un instinct fondamental ancré dans la nature de l’animal que nous sommes : le besoin de s’approprier ce qui est nécessaire à la vie. Se l’approprier, puisqu’il sera consommé, donc refusé aux autres. Ce que nous consommons pour survivre, l’autre ne peut l’avoir. En plus, le besoin de sécurité porte à s’assurer ce bien, donc à le posséder même en dehors de l’usage immédiat, et même de l’assurer à sa progéniture.

Marx, le matérialiste, a ignoré un besoin si fondamental.

Il a enlevé le toit -l’aspiration à la spiritualité et au bonheur éternel- (qui permet l’exception des saints) et supprimé le plancher, ou coupé l’herbe sous les pieds, en oubliant l’instinct d’appropriation. Son être humain est dans le vide !

Il légifère, lui, le matérialiste scientifique, pour des purs esprits ! Il a ignoré, contrarié même, le plus fondamental de nos instincts.

Car il prescrit de supprimer la propriété privée, afin de supprimer l’exploitation de l’homme par l’homme : but très louable, certes, mais complètement irréaliste. Bon pour les saints, pas pour le commun des mortels.

Ce manque à reconnaître le besoin le plus fondamental du vivant explique peut-être que le communisme n’ait pu s’installer que par la force, et se maintenir à l’aide de goulags et d’exécutions. Et que finalement, étrangement, presque tous les régimes communistes se sont écroulés massivement. (La Chine, elle, se débrouille en trichant).

Au moins VOLTAIRE, autre philosophe qui veut se passer de Dieu, cherche, lui, à appuyer la morale sur des tendances naturelles : le droit de jouir des fruits de son travail, qu’il cite, se rapprocherait de l’instinct fondamental des vivants, puisque les fruits du travail sont notre subsistance, ce qui est nécessaire à notre survie.

Mais trop soucieux de se passer de Dieu et de fonder le droit complètement sur la nature, il manque de voir que même si la morale doit s’appuyer sur la nature elle la transcende et qu’il faut faire un choix selon des principes que la nature ne nous dicte pas. C’est au fond ce qu’il fait en évoquant l’injonction du Christ : « Ne fais pas aux autres… » mais en croyant rester dans la nature !

L’instinct naturel porte l’homme, avide, à s’approprier par la guerre, la rapine, l’exploitation de l’autre, ce qui est source de violence et de souffrances. Il faut réguler, et cela ne nous est pas donné par la nature, même si VOLTAIRE lui fait dire, d’une manière un peu grandiloquente, “celui qui m’écoute juge toujours bien… ».

 

AUTRES REMARQUES SECONDAIRES

Remarquons les audaces : il loue la Réforme qui s’est élevée contre les abus de l’Église : ce qui signifie qu’il stigmatise deux fois les persécutions des protestants : à cause de la cruauté de l’intolérance et parce qu’ils avaient raison contre les abus de l’Église catholique.

Il y a d’autres audaces : par exemple, il critique plusieurs fois et ridiculise les Jésuites. On devrait supprimer leur ordre, dit-il, pour qu’ils deviennent des citoyens. Le seul cas, pour lui, où l’intolérance est permise est contre l’intolérance, contre la leur.

Des audaces d’expression aussi. Ici, un tour de passe-passe formidable : il affirme sa foi en la formule « Hors de l’Eglise, point de salut », mais aussitôt il en dévoile l’absurdité ; en effet les grands sages, Confucius, Socrate, Sénèque… devraient se trouver en enfer ! Et il vous laisse conclure…Une belle contradiction assumée pour dévoiler une absurdité.

Signalons aussi des répétitions : c’est important parce que VOLTAIRE est un styliste, donc il les fait volontairement.

  • Louanges répétées au roi : il le flatte, le met de son côté.
  • Affirmations répétées de sa foi, parfois hautement comiques d’ailleurs : après avoir loué les Romains, qui toléraient les athées et ceux qui disaient qu’il n’y avait rien après la mort, il s’écrie   vertueusement : « Abhorrons ces maximes… pardonnons à ceux qui n’ont pas été éclairés par l’Evangile ! »Il fait semblant de croire à l’Evangile comme seule vérité alors qu’il relativise toutes les croyances humaines !

Autre exemple : il vient d’affirmer que tous les crimes commis en son nom détournent de la religion (ch. X). Mais pas lui ! Au contraire ! Il y a un dieu pour nous consoler de tous les crimes commis en son nom. Les hommes font leur enfer sur terre, il doit y avoir un dieu pour les en consoler. Il dit en quelque sorte : s’il n’y avait pas de dieu on n’en aurait pas besoin car les hommes ne feraient pas leur enfer sur terre en son nom !

  • Évocation des grands massacres : la St Barthélemy, le massacre des Vaudois, des Albigeois. Il évoque plusieurs fois les tueries de femmes enceintes et d’enfants, (qu’on devrait louer si la St Barthélemy était un exploit).
  • Il cite deux fois Henri IV qu’il appelle Henri le Grand (à cause de l’édit de Nantes).
  • Il cite plusieurs fois les démêlés absurdes sur la Trinité qui ont fondé l’intransigeance de la religion catholique.
  • Il attaque plusieurs fois les Jésuites (sa bête noire, on dirait)
  • Il signale deux fois, comme en passant, qu’en Angleterre, ce sont les catholiques qui sont tolérés (et nous laisse tirer la conclusion).
  • Il se tourne plusieurs fois vers la Chine pour des témoignages de tolérance.
  • Il répète les messages d’amour du Christ, très pertinemment évoqués et qui se résument ainsi : la religion de l’amour et du pardon n’autorise pas les persécutions.

Il consacre tout un chapitre pour montrer que même ce qui paraît agressif dans l’Evangile ne l’est pas vraiment.

  • Il évoque 2 fois St Augustin en rappelant chaque fois qu’à la fin lui aussi (le saint !) est devenu intolérant, donc a renié le message d’amour du Christ.

Citons enfin pour finir la drôlerie des mises en scènes : on sent le dramaturge. Se rappeler tout le chapitre sur le mourant et le bourreau et la longue histoire des Chinois et des Jésuites, ainsi que les échanges de lettres des Jésuites pour trouver le moyen de tuer le plus possible d’hérétiques.

Ce récit agréable à lire, adressé au grand public, soulève les problèmes majeurs de l’humanité : la morale et la religion : il inclut tout un monde dans une centaine de pages. Et un monde de questions non résolues.

Velàsquez: Les Ménines

 Télécharger cet article au format PDF  pdf-icon2

 

Les Ménines - VelasquezLes écrivains ont beaucoup écrit sur les peintres. Et certaines œuvres d’art, commentées depuis des siècles, semblent être inépuisables.
J’en prendrai pour exemple LES MÉNINES de VELASQUEZ et m’arrêterai à l’analyse de Michel FOUCAULT, qui sert d’introduction à son œuvre célèbre, « LES MOTS ET LES CHOSES ».

Un court rappel biographique :

Né à Séville d’une famille noble d’origine portugaise, VELASQUEZ étudie les Lettres mais manifeste une passion pour la peinture que ses parents acceptent. Il a deux maîtres, Herrera, original mais violent, qu’il quittera bientôt et Pacheco, plus traditionnel mais bon, dont il épousera la fille plus tard. Ses talents sont reconnus : il est introduit à la cour où, d’abord peintre du roi Philippe IV parmi d’autres, il se distingue bientôt et devient le premier, ce qui l’amènera à faire beaucoup de portraits de la famille royale. RUBENS vient à Madrid, où il reste six mois ; ils deviennent amis, et il lui conseille d’aller à Rome. Le roi l’y envoie et le charge aussi d’acheter des œuvres d’art, ce qui aide à sa découverte des grands Italiens de l’époque. Il y retournera plus tard en 1650-51, et là il s’y attardera contre la volonté de son roi. Il rapporte des tableaux de maîtres (TITIEN, Le TINTORET…), et y peint, en particulier, le fameux portrait du pape Clément X. Il y apprend beaucoup mais garde son style personnel.

En 1666, quand il peint LES MENINES, il est en pleine maturité.

Le roi lui donne de lourdes charges supplémentaires : C’est lui que organisera la réception, dans une ville frontière, de Louis XIV lorsqu’il viendra en 1660 rencontrer l’Infante Marie-Thérèse, sa future femme. Epuisé par ce travail il contracte une maladie infectieuse en rentrant chez lui et meurt peu après, en 1661.

Michel FOUCAULT se livre à une longue analyse consacrée à la structure très particulière du tableau, plus qu’à ses qualités proprement picturales.

Il commence par le peintre.

A gauche, celui-ci a quitté sa place, se déplaçant vers la droite. Le geste suspendu. Que fait-il ? Ou il nous regarde, ou il sollicite notre regard. Nous sommes liés, en quelque sorte, à la représentation du tableau.
Mais c’est peut-être une illusion. Le geste du pinceau suspendu semble indiquer qu’il étudie son modèle pour décider du prochain geste : mais quel modèle ? Où est-il ? On ne voit ni ce qu’il peint sur la toile ni le motif qu’il peint.

Mais lui, il est bien visible et attire l’attention sur l’immense toile dont il émerge.

La lumière qui vient de droite éclaire le peintre et particulièrement le bord de la toile qui vient, claire, vers nous. Vers l’espace virtuel où nous sommes avec le modèle.
Le peintre peut voir deux choses qui nous sont invisibles : l’image peinte sur son châssis justement, et le motif qu’il peint. Celui-ci ne peut se trouver qu’à la place du spectateur, dans la direction du regard du peintre.
Et la petite fille nous regarde, comme le peintre. Un des deux nains aussi, ainsi que l’homme vêtu de noir du fond. Mais ce n’est peut-être pas nous qu’ils regardent.

Remarquez maintenant le mur du fond. Il est couvert de tableaux (copies de tableaux réels qu’on a identifiés) peu éclairés, mais parmi eux, on voit un élément assez petit, étrangement éclairé, comme d’une lumière intérieure et avec un encadrement plus large, comme s’il voulait attirer l’attention. Si c’était un tableau il serait comme les autres, sombre. Ce doit être un miroir, mais si c’est un miroir, que reflète-t-il ? On y voit deux silhouettes, le reflet dans le miroir de deux personnes.

FOUCAULT remarque que ce miroir ne reflète rien de ce qui se trouve dans salle : « …le miroir ne dit rien de ce qui a déjà été dit »,  cependant sa position centrale lui permettrait de refléter, par exemple, une partie du tableau, ou le peintre. Or il ne fait rien voir de ce que le tableau représente, il va chercher au-delà du tableau, dans l’invisible, il traverse tout ce qui pourrait être vu et « restitue la visibilité à ce qui demeure hors de tout regard.» donc à ce qui n’est pas vu.

Ce miroir reflète ce que les personnages regardent, devant eux. VELASQUEZ rend visible dans le miroir un motif deux fois invisible, invisible dans le tableau, invisible hors du tableau.
Ces deux personnes doivent être en avant du tableau, hors du tableau, dans le champ du regard du peintre : ce sont elles que regardent quatre personnes du tableau et que le peintre est en train de peindre Elles occupent virtuellement ma place, celle du spectateur.

(Son vieux maître, Pacheco, lui disait : « L’image doit sortir du cadre », FOUCAULT remarque que VELASQUEZ applique très bien le conseil).

Au fond, symétriquement au miroir, une porte ouvre sur un espace clair qui, comme la lumière du miroir, ne rayonne pas dans la salle. Un homme s’y trouve que personne ne regarde, comme personne ne regarde le miroir : il fixe l’envers de la scène et n’est pas vu. Enigmatique : il entre et sort à la fois, suspendu entre deux actions.

Le visage de l’enfant est au tiers de la hauteur de la toile, donc c’est le thème principal. Elle est d’ailleurs presque complètement éclairée, même si l’éclairage vient de côté. Pour le signaler plus clairement, la suivante, à genoux, ne regarde qu’elle, éclairée vers elle, « comme un ange saluant la vierge » dit FOUCAULT. A droite, une autre servante est inclinée vers elle, la désignant aussi comme le centre d’intérêt.

Un second groupe, à droite : les nains. Dans les trois couples, la princesse avec sa suivante à gauche, la duègne et le garde, les deux nains, l’un regarde devant, l’autre de côté, à gauche ou à droite.

Le chien, lui, ne regarde personne et ne bouge pas (alors que la position des autres évoque des mouvements suspendus) : un simple objet à regarder qui n’échange pas avec les autres, pas même avec le nain qui lui donne un coup de pied.

Le point central, c’est le miroir qui gouverne toute la mise en scène : l’image la plus irréelle, la plus évanescente (un petit changement de lumière le ferait disparaître), la forme la plus frêle de la réalité ordonne toute la représentation, dit FOUCAULT.

En regardant ce miroir, on regarde la présence que cette image suggère : celle des souverains absents-présents à qui on montre la princesse toute parée. Toute la disposition du tableau est ordonnée à leur regard. On nous montre ce que ces personnages invisibles voient, tout est soumis à leur présence invisible.
Ce centre virtuel est symboliquement souverain puisqu’occupé par le couple royal. Et souverain du tableau puisqu’il l’ordonne. C’est un point idéal puisque nous ne le voyons pas, mais réel aussi puisqu’il organise toute la composition.

Après avoir analysé ainsi les rapports qu’on pourrait dire « abstraits » entre les éléments du tableau, Michel FOUCAULD nomme chaque personnage.

L’analyse que fait FOUCAULT a été appelée mise en abîme. C’est-à-dire qu’il révèle le jeu savant de trompe-l’œil, un jeu de miroirs qui suppose, pour que le tableau prenne un sens, la présence d’une absence. On peut parler de structure imaginaire.

Michel FOUCAULT nous fait découvrir avec élégance cette mise en abîme, mais en fait on a toujours su que le miroir avec le couple royal suggérait sa présence, hors champ, en face des personnages du tableau. Antonio Palomino (peintre et écrivain, d’une génération après VELASQUEZ) dit que le miroir du fond révèle ce que peint le peintre. Il nomme, en outre, chaque personne présente (sauf le garde qui se trouve à côté de la chaperonne).

Mais c’est un tableau dont la complexité a fait couler beaucoup d’encre et qui garde encore son mystère.

Je vais donc me permettre un complément d’analyse en ce qui concerne la composition et les personnages et ensuite quelques réflexions au sujet des énigmes que pose ce tableau.

La composition : étant donné le nombre de personnes, on s’attendrait à voir une toile en largeur. Or, non, toute la moitié supérieure est vide et tous les personnages sont logés dans la moitié du bas.
Habituellement, on considère que c’est une faute de partager le tableau ainsi en deux parties, l’une vide, l’autre très meublée. Velasquez se l’est permis.

Pourquoi ?

S’agissant d’un palais et non d’une chaumière, le plafond est très haut. Mais pour atténuer la rupture du tableau en deux parties hétérogènes, il sait les lier : par les lignes verticales à droite et la fenêtre claire qui traverse presque tout l’espace, par les tableaux du fond qui structurent l’espace intermédiaire entre les personnes et le plafond, et par l’immense toile du peintre avec ce trait de lumière qui jette un pont entre le haut et le bas.

Les personnages.

  • Le peintre

C’est par le peintre que commence l’analyse de FOUCAULT : que voit-il ? Que fait-il ? L’auteur évoque longuement ce peintre qui nous sollicite du regard, mais qui, en fait, regarde son modèle présent-absent, confondu avec le spectateur. Ce peintre qui fait le lien entre le miroir et la présence virtuelle des souverains.
Cependant il faut savoir que ce peintre n’existait pas à l’origine. Mais FOUCAULT, qui l’ignorait, commence avec le peintre : en fait, il faut finir avec le peintre.
Et s’il n’y était pas, il n’est pas absolument nécessaire.

C’est Manuela Mena Marquez, la conservatrice du Prado qui a fait cette découverte dans les années 80.
Les rayons X montrent en effet un « repentir » (Velasquez en faisait souvent, même longtemps après la facture d’une œuvre). Il est difficile d’identifier ce qu’il y avait à l’origine. Une table avec des fleurs et un personnage, semble-t-il. Les uns suggèrent Marie-Thérèse, l’infante qui devait épouser Louis XIV quelques années plus tard, et qui avait 18 ans en 1656. D’autres, un jeune homme, aux traits féminins, penché vers la princesse. Bref, il n’y avait pas de peintre.

Auparavant, il n’y avait donc que le miroir avec les souverains pour donner un sens au regard de la petite princesse : ce miroir qui évoquait leur présence pour qu’elle regarde devant elle et qu’on la voie de face.
S’il a introduit ce miroir avec les souverains, ce n’est pas pour montrer ce que le peintre peint : il a mis le peintre pour rendre plus évident ce que la petite regarde. Il donne ainsi plus de « visibilité » à la présence-absence des parents : nous ne pouvons pas ne pas nous demander ce qu’il peint, alors qu’on pouvait ne pas remarquer le miroir avec le couple royal.

Nous ne connaissons pas vraiment l’intention de VELASQUEZ lorsqu’il ajouta ce peintre, mais le résultat est génial.

Si les souverains posent pour un portrait, la raideur, la pose solennelle du couple dans le miroir prend un sens. S’ils étaient simplement en compagnie de leurs enfants, ils devraient avoir des poses plus naturelles, qui devraient se refléter dans le miroir.

La présence du peintre rend donc plus évident ce que la petite regarde devant elle, mais devait-elle regarder devant elle ?
Oui, parce que le sujet du tableau, comme nous le savons, c’est le portrait de l’Infante.

  • L’Infante

Le titre initial du tableau était : « Son Altesse l’Impératrice avec ses dames et un nain ».

Il faut remarquer que le tableau a le double statut de peinture de portraits et de scène de vie : il doit présenter des portraits bien visibles, et en même temps les insérer dans une scène animée qui doit paraître naturelle.
Ce sont deux exigences antagonistes : dans un portrait, le sujet regarde vers l’extérieur, hors du tableau : il pose, détaché du contexte. Dans une scène animée, les gens communiquent et s’entreregardent, on pourrait dire qu’ils restent à l’intérieur du tableau. La fillette devrait donc communiquer avec la suivante, à gauche, qui tente d’attirer son attention,

Mais non, elle regarde en face, étrangère à la scène, elle regarde à l’extérieur du tableau. Et c’est la présence supposée des parents qui justifie son geste, son regard vers là où il n’y a rien.
En regardant devant, elle quitte l’intercommunication avec le groupe, elle lui devient étrangère : pour l’y réintégrer, on ajoute à la scène un élément virtuel, un élément avec lequel elle communique : c’est génial.

Plus génial encore : elle ne se contente pas de regarder en face, elle semble se détourner de sa suivante, dans un geste de refus, ce qui rétablit un lien avec celle-ci, et donc avec la scène de famille, alors que poser de face ne la liait qu’à l’élément virtuel.
Et puisqu’il s’agit de son portrait, ajoutons que tout est conçu pour la faire remarquer.
Foucault a signalé l’éclairage directif, venant d’une fenêtre à droite, qui l’illumine presque entière. Mais ce n’est pas assez, la princesse est petite (5 ans), et le peintre la met en valeur par une composition savante.

VELASQUEZ ne place pas d’adultes autour d’elle : sa suivante à gauche est à genoux ; à droite, l’autre suivante est penchée et un peu en retrait. Puis il y a des nains, pas plus grands qu’elle. En outre la naine, bien qu’au premier plan, est moins éclairée qu’elle. (A remarquer que le nain penché vers le chien est symétrique par rapport à la suivante de l’Infante).

Au milieu d’adultes, la petite princesse serait noyée, là elle est en vedette, et, nous l’avons vu, entièrement éclairée, alors que les autres ne le sont que partiellement.
Les adultes (ses protecteurs, une duègne et un garde) sont au second plan, donc plus petits à cause de la perspective, ils ne la dominent pas.
Le peintre, en retrait et moins éclairé, ne la domine pas non plus, mais ce qui est remarquable, c’est que sans lui faire ombrage, il attire particulièrement notre regard.
L’autre adulte, Niéto Vélasquez, est petit, au fond. Le couple royal dans son miroir est petit aussi.

La composition est donc très efficace : l’Infante, bien que la plus petite, est parfaitement signalée comme le sujet du tableau.

  • Le couple royal

Je le rappelle à cause de son importance mais tout a été dit sur lui : virtuel, il articule tout le tableau, il est « le roi » de tout, en tout cas sur le plan de l’organisation picturale.

(Remarquons aussi, en passant, la finesse et l’expressivité des mains : une magnifique guirlande !)

Les énigmes de ce tableau et leur interprétation

Certaines particularités me semblent encore soulever des questions et invitent à des interprétations variées.

Le décor nous interpelle : nous voyons un tableau dans le tableau avec un peintre en train de peindre, alors que ce n’est pas le sujet. Mais beaucoup d’autres attributs sont aussi relatifs à la peinture. La toile est surdimensionnée, en outre, son bord lumineux attire l’attention.
La salle est tapissée de tableaux, de tableaux identifiables avec de grands noms (il pourrait y avoir des meubles, des ornements divers). On est chez le peintre, plus que dans un palais royal.
Le miroir avec le couple royal occupe lui-même la place d’un tableau, il est parmi les tableaux, comme s’il nous annonçait la place future du portrait des souverains.

On pourrait dire que si le roi et la reine absents-présents organisent toute la composition, ils sont des invités dans un royaume qui ne leur appartient pas !

Ce qui en dit long sur le rôle et la mise en valeur du peintre: Il investit toute la toile par l’intermédiaire de ce qui appartient à son monde.

Et VELASQUEZ n’a pas remplacé les motifs précédents par un peintre à des fins seulement esthétiques (nous inviter à nous interroger sur ce qu’il peint et confirmer ainsi le regard de la petite princesse) car ce peintre porte un nom : c’est VELASQUEZ lui-même. Ce n’est pas seulement un élément utile pour l’économie du tableau, c’est un « sujet », un homme célèbre qui fait, lui aussi, dans ce tableau, l’objet d’un portrait.

L’immensité de la toile peut avoir une double valeur symbolique : elle magnifie le couple royal, exprime la grandeur de la royauté, mais aussi le génie du peintre, de ce peintre-là.
Ce sont les peintres -les artistes en général- qui permettent à ces mortels que sont les rois de transcender le temps, et c’est VELASQUEZ qui donne l’éternité à ce couple royal particulier.

Même si le couple royal absent-présent organise tout le tableau, c’est l’artiste qui est le vrai roi : les autres sont chez lui. Seuls les artistes, peintres ou sculpteurs, à cette époque, pouvaient donner un visage aux souverains, qui les fasse échapper à la fuite du temps et à l’oubli : ils les faisaient entrer dans l’éternité. (Le visage de Saint Louis a été emporté avec le temps parce que personne ne l’a peint !).

En outre, VELASQUEZ porte sur lui les clefs de toutes les pièces du palais : n’est-ce pas encore un symbole de sa puissance ?
Svetlana ALPERS, une critique d’art, voit dans la place faite au peintre dans cette œuvre une sorte de revendication : VELASQUEZ réclamerait un statut plus élevé pour les artistes.

Sans arriver à ces considérations pratiques, on peut voir dans cette importance accordée à l’artiste – brillamment affirmée sans nuire au sujet principal du tableau, le portrait de l’Infante- une démonstration légitime du pouvoir de l’artiste : sa valeur et sa puissance, comme maître de la pérennité royale.

Un autre personnage, qui n’est pas plus le sujet du tableau que le peintre, pose question, par le traitement particulier dont il est l’objet : Le chambellan, Niéto VELASQUEZ, un second Velasquez, encadré de lumière.
FOUCAULT a relevé son caractère mystérieux : entre-t-il ? sort-il ? Une action suspendue, énigmatique…
Alors que les autres personnages communiquent entre eux, personne ne le regarde, mais il domine tout de son regard, il semble surveiller tout le monde. Bien que personnage lointain et secondaire, il attire l’attention par le contraste de couleurs (noir sur un fond très lumineux, plus clair que les autres clairs du tableau), et aussi par le mystère de son action. Le contraste et la netteté sont étranges dans le fond d’un tableau dont le motif principal est au premier plan. Et l’effet est renforcé par la présence de ce portail coloré et si bien détaillé.

Niéto, sur le fond du tableau, est symétrique du couple royal dans le miroir selon l’axe vertical du tableau, mais plus visible que lui. Il est aussi symétrique du peintre si on prend le miroir comme axe. Les deux VELASQUEZ, principaux chambellans, encadrent le couple royal. Celui du fond est deux fois mis en valeur, par sa place et par la lumière, tout en étant un élément secondaire, on pourrait dire inutile, au fond du tableau. Ou c’est une faute, ou cela a un sens : on va créditer VELASQUEZ d’un sens !

J’ai trouvé une interprétation séduisante de Bernard DORIVAL, (historien d’art, 1914-2003) pour cette étrange lumière blanche, lumière qui semble nous indiquer un chemin. Il l’interprète dans une perspective religieuse : Niéto indiquerait le chemin de l’éternité après la mort, dans un espace illuminé, différent de celui de la scène principale qui est une scène terrestre, éphémère.
J’en doute. VELASQUEZ a fait relativement peu de tableaux inspirés par la religion, il ne semble pas que ce soit sa veine.
J’aimerais mieux y voir ceci : ce double de VELASQUEZ qu’est Niéto, un Vélasquez aussi, représente le peintre entrant dans l’éternité après y avoir fait entrer les autres.

J’ajoute que la porte au fond m’intrigue : tant de soin, de précision, dans sa facture, tant d’importance donc : elle est en effet presque en concurrence avec les personnages du premier plan. Serait-elle un passage entre deux univers dont le peintre-chambellan a la clef ? Est-ce que ce premier chambellan, celui de la reine (le double de VELASQUEZ), serait une sorte de Charon, le nocher des Enfers dans la mythologie grecque, qui détient les clefs de l’accès aux champs élyséens, donc à l’éternité glorieuse ? La main sur la poignée de la porte, montre, comme les clefs à la ceinture du peintre, qu’il est le maître de quelque chose : de l’accès à l’éternité, mais non au sens religieux du terme.

La naine vue de face pose problème aussi. Elle est au premier plan, son visage disproportionné est détaillé. Elle attire par sa monstruosité : elle volerait la vedette à la princesse si elle n’était pas un peu moins éclairée ! Elle s’appelle Maribarbola. VELASQUEZ lui donne, curieusement, beaucoup d’importance : c’est un vrai portrait, aussi détaillé que celui de la princesse, et même plus grand, donc plus lisible.

VELASQUEZ aimait, paraît-il, peindre des nains, des bouffons : il peignait avec compassion, dit-on, leurs carences physiques et psychiques. Il en a fait plusieurs excellents portraits, comme celui du nain Sébastien de Morra (1645). Mais est-ce une raison pour mettre un nain, laid de surcroît, presque en concurrence avec le sujet principal ?
Peut-être mettait-il du prix à réhabiliter ces pauvres êtres, à redonner leur dignité d’êtres humains à ces bouffons qui amusaient les princes et leur servaient de repoussoir ?

Un autre point remarquable : il y a beaucoup plus de serviteurs que de personnes éminentes, même si le sujet du tableau est l’Infante.
Un festival de serviteurs !

On a appelé ce tableau « La famille du roi Philippe IV », mais la famille, ce sont eux. La vraie famille se résume à trois personnes dont deux (le couple dans le miroir) ne sont que virtuellement présentes. Alors que les serviteurs – y compris le peintre car c’était son statut à cette époque- sont huit ! Ceux qui organisent la vie des souverains sont autour d’eux, soumis mais indispensables.

Et même si l’Infante est le sujet, il y a trois vrais portraits : le sien, et ceux de deux serviteurs : la naine et le peintre.
Il ne faut pas s’étonner si le titre du tableau change périodiquement : ce fut d’abord « Son altesse l’impératrice, avec ses dames et un nain » en 1666. Puis en 1734, c’est « La famille du roi Philippe IV », et enfin, en 1834, « Le Ménines », le titre qui nous est habituel.

Ce festival de serviteurs veut peut-être montrer que ceux qui sont au service des majestés font aussi la royauté, même si l’histoire les oublie. Leur redonner une dignité égale à celle des rois. Il n’y a pas ici une représentation de personnes royales mais une véritable communauté : les princes, ceux qui les servent et le peintre, celui qui les fait échapper à la fuite du temps et leur donne l’éternité.

Bernard Dorival dit que la suspension du mouvement des personnages fait preuve du temps passé qui est fixé par la peinture. En effet, une scène de vie évoque la fuite du temps en même temps qu’elle la suspend. Mais c’est vrai de toutes les scènes de vie, cela n’a rien de propre à ce tableau.
VELASQUEZ en dit beaucoup plus : il nous dit qui est le démiurge de cette transmutation du temps qui fuit en éternité : il donne l’éternité en montrant qu’il le fait. Revanche de l’artiste, à cette époque, serviteur comme les autres.

Les puissants, malgré leurs prérogatives, n’ont aucune prise sur la fuite du temps : ils passent, mortels comme leurs serviteurs. Et nous les voyons ici ensemble, accédant à l’éternité, transformés en icônes par l’artiste, à ce titre supérieur à tous.

Pour conclure, il y a dans ce tableau un élément présent-absent qui le met en abîme et situe dans un espace à trois dimensions un objet qui par définition n’en a que deux. Cette conception transcende la nature d’un tableau qui, consiste, d’habitude, à mettre à plat la réalité, à la réduire à deux dimensions. Dans la troisième dimension n’est habituellement que le spectateur. Ici le spectateur voisine avec l’élément virtuel qui organise le tableau et initie un jeu de regards fascinant entre ce qui existe et ce qui n’existe pas.

C’est justement ce qui a fasciné FOUCAULT ; mais, comme nous l’avons vu, ce tableau est riche de bien d’autres significations. Il est inépuisable et on le commente encore aujourd’hui ! Comme le dit Daniel Arasse : « Le temps n’épuise pas « les Ménines » il les enrichit ».

Mais puisque j’ai mis l’accent sur le pouvoir du peintre, finalement le vrai roi du tableau, je conclurais volontiers avec ces paroles de Jean-Paul DESGOUTTE : « Où est le pouvoir? dans celui qu’on donne à voir ou dans celui qui donne à voir ? »

Car si le couple royal est l’organisateur de l’économie du tableau, on pourrait peut-être admettre qu’ici le vrai roi, c’est le peintre.


Œuvres citées :

Michel FOUCAULT, « LES MOTS ET LES CHOSES », Gallimard , 1966
Bernard DORIVAL : « A propos des Ménines », l’ŒIL, juin 1994, N° 462, p.36-41
Daniel ARASSE : « On n’y voit rien », Denoël, 2001

 

Van Gogh et Artaud

 Télécharger cet article au format PDF  pdf-icon2

 

van-gogh-artaud

Van Gogh, « le suicidé de la société » : c’est ainsi qu’Artaud présente le peintre dans un écrit qu’il a publié  en 1947 à l’occasion d’une exposition consacrée à Van GOGH, à l’Orangerie.

ARTAUD veut y montrer que Van Gogh a été réduit à la folie et au suicide par l’incompréhension de la société et la bêtise des médecins qui ne cherchent qu’à faire rentrer les génies dans le rang. Il accuse même le docteur Gachet de l’avoir envoyé au suicide !

Ecrit fulgurant avec des jugements pertinents sur la peinture de Van Gogh, quelques élucubrations sur le génie, des diatribes qui fustigent les médecins et les psychiatres jusqu’à l’absurde, quelques considérations surréalistes sur l’univers, la vie et la conscience et quelques propos déments (glossolalie).

Ce qui nous retiendra c’est le suicidé de la société.

ARTAUD a-t-il raison ?

Un rappel biographique et une analyse psychologique me permettront de donner une réponse. J’appuierai l’analyse sur plusieurs sources : un livre de Charles MAURON intitulé « Van Gogh », mais aussi  sur des études postérieures car si MAURON éclaire le « comment » était VAN GOGH, il ne dit pas le « pourquoi » il était ainsi.

 

PREMIERE PARTIE

RAPPEL BIOGRAPHIQUE.

Fils de pasteur, né en 1853 à Groot-Zundert (Pays Bas), Vincent Van Gogh porte les prénoms d’un frère mort, né juste une  année avant lui. Une sœur naît deux ans après, puis encore deux ans plus tard, Theo, puis deux autres enfants.

La période des galeries. A 16 ans, après des études moyennes mais où il a appris le français, l’anglais et l’allemand, il est engagé à la galerie Goupil et Cie fondée par un de ses oncles à la Haye, puis à Bruxelles, puis à Londres. Il est consciencieux mais néanmoins il mécontente les clients et ne donne pas satisfaction : échec professionnel. A Londres, il tombe amoureux d’une jeune fille déjà fiancée. Désespoir. Echec sentimental.

La vocation religieuse : il se réfugie dans le mysticisme.  Il retourne à  Londres et devient instituteur dans un quartier ouvrier. Puis décide de faire des études de théologie approuvées par ses parents, mais  il échoue. Puis il va évangéliser les mineurs du Borinage. Il vit comme les pauvres, plus pauvre que les pauvres, en fait trop, ses supérieurs le congédient. Echec aussi.

La peinture. En 1880, à 27 ans, il se décide pour l’art. Il revient à la maison : graves querelles avec le père. Il va suivre des cours dans un atelier à la Haye (82-83). A partir  de ce moment il sera pris en charge par Théo qui travaillait à la galerie Goupil et Cie à Paris. Il étudie la peinture aussi à Anvers et à Amsterdam.

Pendant un temps, à la Haye, il vit avec une prostituée  enceinte, avec deux enfants. Puis il la quitte et va dans la Drenthe. Il y dessine beaucoup et peint des paysages et des gens humbles. Vit en solitaire, pauvrement. Tableaux aux couleurs tristes.

Il va à Nuenen où vit maintenant sa famille : il a un petit atelier à la maison. Il peint beaucoup de paysages toujours aux couleurs brunâtres. C’est l’époque des tisserands et des mangeurs de pommes de terre.

Il tombe amoureux d’une cousine. Échec, atmosphère irrespirable à la maison, querelles avec le père, il vient à Paris où se trouve Théo, mais sans le prévenir.

Période d’effervescence où il se lie avec de nombreux peintres mais finit la plupart du temps par se brouiller avec ses amis. Il découvre la peinture impressionniste. Sa palette s’éclaire et s’enrichit.

Puis il réalise son rêve d’aller dans le Midi. Il s’installe à Arles. Il veut fonder une communauté d’artistes avec Gauguin qui  le rejoint. On connaît l’histoire de l’oreille coupée et la suite : GAUGUIN le quitte.  Soumis à des crises de folie, il va de lui-même à l’hôpital psychiatrique de Saint Rémi. Il y fait plusieurs séjours. Puis il ne supporte plus Arles.  En fait il a décroché depuis que son frère s’est fiancé, marié, et a fondé une famille, bien que celui-ci continue de l’entretenir.

Théo le ramène  et  l’installe à Auvers-sur-Oise, sous la protection du Dr Gachet. En 1890, à 37 ans, il se suicide. En 10 ans il a peint un nombre impressionnant de tableaux. A Auvers, 80 en deux mois seulement !

 

BILAN ET CONCLUSION

Il change tout le temps et n’est bien nulle part. Errances au début, en ce qui concerne les  vocations et les lieux, plusieurs amours qui échouent, pas marié, pas d’enfants, incapacité à subvenir à ses besoins, (il a vécu en effet à la charge de son frère toute sa vie de  peintre), échec  professionnel,. Il échoue finalement dans un hôpital psychiatrique, puis se suicide.

Et quand il a choisi d’être peintre, il a peint comme un drogué, compulsivement, sans répit, reprenant souvent les mêmes sujets.

Non, il n’est pas  le suicidé de la société, même si sa peinture n’a pas été comprise.

Les conditions sociales lui étaient très favorables : bonne famille, bonne éducation et, bien que d’une famille de pasteurs, il a la chance d’avoir des oncles galeristes qui lui fournissaient une entrée facile dans le monde du travail et dans le monde artistique. Il aurait pu s’assurer une vie professionnelle et la peinture.

En outre,  il a eu pour amis les meilleurs peintres de son temps, les Impressionnistes, Toulouse-Lautrec, Signac, Seurat, Gauguin… Et il a toujours désiré faire partie d’une communauté, religieuse ou artistique. Il aurait pu le faire, mais il a toujours bousillé ses amitiés : il voulait que les autres s’identifient à lui, fassent comme lui. Il a voulu l’union avec d’autres en produisant lui-même l’échec de l’union. Finalement, électron libre, il se trouve isolé, ce qui ne favorise pas la réussite.

En outre, il a peint seulement 10 ans. (Il a mis 11 ans à trouver ses marques). Y a t il beaucoup d’artistes qui sont reconnus après 10 ans ?  Pas même 10 ans, si on enlève les deux années d’étude : il a commencé à peindre à l’huile en 1882, donc 8 ans.

Comme sur ses portraits il paraît assez vieux depuis le début, on oublie qu’il n’a vécu que 37 ans et a eu une carrière si courte.

Mais il était dépressif, autodestructeur, bourré de culpabilité, il saccageait toutes ses chances, s’interdisait la réussite et le bonheur, et cela bien avant que la société ne s’occupe de l’artiste, en bien ou en mal.

Alors, non, pas le suicidé de la société !

Je crois que ces constatations suffisent pour donner tort à Artaud

Mais est-ce qu’on n’a pas envie de savoir pourquoi cet échec dans la vie qui le conduit à la folie et au suicide,  d’autant plus que tout lui était favorable ?

 

DEUXIÈME PARTIE

En fait, nous avons à faire à  un psychotique potentiel, (qui, notez-le, est défendu  par  un psychotique à plein temps, ARTAUD).

Il n’est pas le suicidé de la société, il est le suicidé de sa famille.

Une bonne famille cependant,  mais un mauvais départ. Comme je l’ai dit, il naît un an après un premier enfant mort-né  et on lui donne les prénoms de ce frère. Et tôt il voit sa tombe à l’entrée du cimetière chaque fois qu’il va à l’église, avec son propre nom dessus.

On lui demande de remplacer un mort.

  • Pourquoi ?
  • Quel en est l’effet sur l’enfant ?

Le pourquoi est du côté des parents

Le besoin de réparer la perte d’un enfant mort vient de la culpabilité inconsciente des parents qui se croient responsables. (On remarque la même culpabilité, injustifiée, à la naissance d’enfants anormaux).

D’où vient cette culpabilité ? Certainement pas d’une faute  réelle.

Elle a pour origine les sentiments hostiles vis à vis des frères et sœurs que nous éprouvons  dans la petite enfance : « Les cadavres dans notre placard »  nous en avons tous. En effet quand l’enfant voit naître un frère ou une sœur il est jaloux, il croit perdre l’amour de sa mère qui donne, forcément,  tous ses soins au bébé,  et il croit être remplacé. Il se sent abandonné. Il éprouve des sentiments meurtriers et dans ses fantasmes sadiques il détruit le frère, la mère, en imagination, mais  aussitôt  éprouve  des remords   et   refoule sa  haine.  Ces  sentiments  d’enfant – haine  refoulée,  remords  et culpabilité-  restent  quelque part  dans notre inconscient. (Notons  que  la  culpabilité ne vient pas d’un sentiment moral conscient comme  nous l’éprouvons, adultes, mais de la peur – peur panique- d’avoir détruit ses protecteurs, la peur de l’abandon. La culpabilité vient d’abord d’une faute à effacer parce qu’elle est un danger).

Mais à l’âge adulte, l’arrivée d’un enfant est un bienfait. Elle rassure notre inconscient : non, nous n’avons pas tué nos frères et sœurs.
Qu’arrive-t-il alors si l’adulte perd cet enfant ? Il l’identifie inconsciemment à ces « cadavres dans son placard » de sorte qu’au chagrin de la perte s’ajoute cette  culpabilité ancienne. La mère surtout se sent coupable, elle veut donc réparer, annihiler cette faute : c’est  ainsi  qu’elle  demande  inconsciemment  au  second  enfant  d’être  le premier pour qu’il ne soit pas mort. (Demande  absurde, mais au niveau de l’inconscient il n’y a ni avant ni après, ni rapports logiques)                                                                  

Le geste de donner au second le nom du premier est l’expression de ce désir inconscient.

Cette culpabilité qui nous vient de l’enfance peut, en outre, être aggravée par la croyance religieuse (famille de pasteurs) : en effet le mariage est un événement béni de Dieu. La naissance du premier enfant aussi, et sa perte est vue comme une punition divine, ce qui aggrave encore la culpabilité et le désir de réparer, d’annuler cette première mort. Encore une raison pour demander au second enfant D’ÊTRE LE PREMIER, magiquement.

Quel en est l’effet sur l’enfant de remplacement ?

  • La mère qui a perdu un enfant reporte sur le second des soins exagérés  par peur qu’il ne meure aussi et parce qu’il est devenu le précieux garant de son innocence.

Or on sait que l’excès d’amour maternel rend difficile  à l’enfant de se détacher d’elle, processus nécessaire pour devenir adulte psychiquement (une mère doit être « suffisamment » bonne,  selon le terme de  Winnicott).   Avec une trop bonne mère, il garde  une  nostalgie   de  l’étape  fusionnelle, il conserve inconsciemment cet attachement à caractère incestueux qui caractérise la première période de la vie relationnelle et qui est le paradis que nous devons perdre – mais en douceur- pour devenir adultes.

(Charles MAURON attribue la pathologie de Van Gogh à ceci : trop choyé il n’aurait pas supporté la venue du second enfant ; mais depuis les années 50 où son livre a été écrit, on a beaucoup étudié le problème des « enfants de remplacement », j’appuie donc mon analyse sur des études ultérieures à celle de MAURON car la simple jalousie n’explique pas une telle pathologie.)

Je continue donc :

  • La mère dépossède de lui-même l’enfant de remplacement, par la demande inconsciente qui lui est faite d’être un autre que lui-même, un autre parfait, et un autre qui est mort. Donc :

D’une part, elle le comble, même trop.

D’autre part,  elle le dépossède

Résultats :

Ambivalence envers la mère : amour et haine.

Il l’aime : souvenir du paradis maternel de l’époque fusionnelle  et désir de retour au sein maternel

Il la hait : puisque c’est l’autre qu’elle aime : par jalousie, il la détruit mentalement parce qu’elle préfère l’autre, parce qu’il n’est rien.

Ambivalence qui a elle-même pour résultats :

  • un désir lancinant du paradis perdu, du retour à l’étape fusionnelle
  • une nécessité de reconstruire cette « bonne mère » parce que sa destruction, son absence, menace l’enfant de mort : complexe d’abandon
  • une culpabilité à tous les étages
  1. culpabilité pour la destruction de la mère, destruction qui le met en danger : il y a d’abord, dans la culpabilité, le désir de réparer un dégât et la peur de ne pouvoir le faire,
  2. culpabilité pour la déception  qu’il inflige à  sa mère car il veut toujours   être ce que désire sa mère pour être aimé d’elle, et il ne le peut pas, surtout dans une famille croyante  où l’enfant mort est souvent comparé à un petit ange, le sommet de la perfection. Le petit vivant, lui, est grondé et imparfait et ne fera jamais le poids, il ne sera jamais égal au petit ange.
  3. culpabilité à cause de la haine du rival qu’il peut même croire avoir détruit lui-même par jalousie pour prendre sa place (même si c’est absurde puisque l’enfant mort est né avant)

J’ajouterai que cette injonction à remplacer un mort fait de lui un  être habité par la mort : en effet il a la mort en lui en s’identifiant  à l’enfant mort qu’on lui enjoint de remplacer et dont il porte le nom. De sorte qu’il devra se recréer lui-même en quelque sorte pour deux raisons : parce que la mère détruite le menace de destruction et parce qu’il s’identifie à un mort qu’il faut ressusciter.

Donc d’une part il reconstruit la mère à la fois pour survivre et pour retrouver un paradis perdu et se reconstruit lui-même pour survivre. Et comme l’inconscient ne change pas, c’est un peu le rocher de Sisyphe : c’est toujours à recommencer.

Et d’autre part, il se punit, effet de la culpabilité, cette multi-culpabilité.

La première fonction est souvent assurée par la création artistique (quand on a un don et que les circonstances s’y prêtent)

La seconde, la punition, est souvent assurée  par l’échec dans la vie : Le sujet n’a pas droit au bonheur. C’est un autopunitif.

Nous retrouvons tout VAN GOGH

Quelles ont été les voies de salut pour lui ?

  • La vie de sacrifice : il fait la part belle à l’autopunition. Il se punit par l’échec et répare  la mère attaquée par le sacrifice consenti : la mère est  symbolisée par les misérables qu’il aide et qu’il choisit comme objet d’amour : ces actes correspondent  à sa période religieuse et oblative : il se dévoue, se sacrifie à l’excès. Cela fait partie des « mécanismes de restauration »
  •  Puis la peinture,  qui remplacera complètement la vie de sacrifice, ce qui signifie qu’elle a la même fonction psychique, que c’est aussi un « mécanisme de restauration ».

Mais plus efficace, (d’ailleurs le premier a échoué).

Quelle est la fonction de la création artistique ?

Elle répare  la mère en la recréant symboliquement,  ce qui soulage la culpabilité. Et il reste une œuvre, témoin de cette réparation.

Et il se redonne en même temps une mère paradisiaque. C’est un choix plus gratifiant que l’oblativité. L’oblativité,   c’est   encore davantage   le  rocher  de   Sisyphe,  toujours à recommencer : il ne reste rien du dévouement de Vincent aux pauvres, la mère paradisiaque ne lui est pas redonnée. Mais dans la peinture, il se redonne la mère  détruite dans ses fantasmes et il en sort un bel objet, une œuvre  qui demeure :L’âme  évoque  le bon objet, le recompose, le ressuscite et, l’ayant capté et fixé, jouit de sa possession, s’en repaît. » dit MAURON Ce « mécanisme de restauration » est donc plus positif puisque créateur de quelque  chose  qui  demeure.  D’ailleurs Vincent  a échoué  dans la première voie, dans la seconde, il a (presque) réussi. C’était plus gratifiant puisqu’en même temps il « répare » et jouit de la réparation. La création est salvatrice. Charles MAURON dit: L’art est un “moyen de lutte contre une vieille et terrible angoisse d’abandon.” P 122.

Et je me demande si par la multitude d’autoportraits (39 !) il ne tente pas de se reconstruire lui-même, de s’assurer qu’il existe.

Mais notons quand même que l’art, lui aussi, échoue partiellement. C’est un leurre en quelque sorte, le meilleur qui soit,  mais un leurre tout de même : en effet, Vincent continue parallèlement à se punir :

  • en se brouillant avec tous ses amis (dont il a grand besoin)
  • en se sentant mal jugé à tort : MAURON dit, p.56 : “Il se sent  regardé comme un  criminel par autrui, alors qu’en fait autrui l’aide beaucoup à vivre.”
  • en s’angoissant d’une réussite au lieu d’en jouir: ” Quand j’ai appris que mes travaux avaient un peu de succès, et quand j’ai lu l’article en question,  j’ai tout de suite eu peur de devoir expier …”  Et il se dénigre lui-même dans sa réponse  à l’auteur de l’article. Qui dit mieux ?
  • il se punit aussi en s’imposant des sacrifices alimentaires inutiles.
  • en acceptant  l’humiliation d’être entretenu toute sa vie par son frère.

En outre, il buvait pas mal d’absinthe, ce qui montre l’échec partiel du paradis retrouvé dans la création.

Et conjointement à la carrière d’artiste, le constant soutien de son frère Théo.

Oui, si VAN GOGH a gardé la tête hors de l’eau pendant une partie de sa vie, et réussi quelque chose, c’est qu’il était soutenu par deux bouées  de sauvetage en même temps:

  • la peinture nous l’avons dit, mais autant
  • l’assistance de Théo, soutien matériel et moral, depuis le moment où il a décidé d’être peintre.

Celui-ci fait plus que de l’entretenir, il vit dans une sorte de symbiose avec Vincent malgré certaines disputes (voir leurs échanges de lettres). Il joue les rôles :

  • de père nourricier. Dédoublement, chez Vincent du moi en un moi social, délégué à Théo, et un moi créateur. Deux fonctions qui coexistent dans le même individu d’habitude. Toutes les relations sociales de Vincent passent en effet par Théo.
  • de mère aimante toujours présente : Théo joue le rôle d’une « bonne mère » rassurante (contre la « mauvaise mère » toujours menaçante), bonne mère qui nourrit et réconforte.
  • de frère rassurant : c’est comme la preuve que Vincent n’a pas tué son petit frère,  mais notons  que Théo, par cette identification au petit frère ressuscité, se trouve menacé de mort du même coup : il faut s’assurer tout le temps qu’il est là. Ce lien n’est pas un amour fraternel normal, c’est une véritable dépendance.

Ce rôle est confirmé, car du moment où Théo s’est fiancé, marié, a fondé une famille, a eu un enfant, donc a cessé, symboliquement, d’être le double salvateur de Vincent, le père-mère-frère, Vincent est tombé dans la psychose et a dû être périodiquement interné. Cependant Théo continuait de pourvoir à ses besoins : donc matériellement les conditions n’avaient en rien changé. C’est un facteur psychologique qui l’a fait décrocher.

Et Arles a cessé d’être son refuge. Théo a essayé Auvers : rapprochement géographique et soutien d’un  médecin, mais c’était voué à l’échec. Vincent a perdu une de ses béquilles et c’était bien une béquille morale, si j’ose dire, puisque matériellement rien n’avait changé.

Et bien qu’il ait peint frénétiquement (80 tableaux en deux mois), comme pour compenser en s’appuyant sur l’autre béquille, la béquille  artistique, celle-ci n’a pas suffi à conjurer la mort.

Artaud rend le Dr Gachet responsable de son suicide : c’est contestable, mais il a encore une intuition géniale, en se contredisant d’ailleurs.

Il dit: ” Van Gogh s’est condamné parce qu’il avait fini de vivre, et  comme le laissent entrevoir ses lettres à son frère, parce que, devant la naissance d’un fils à son frère il se sentait une bouche de trop à nourrir.”

Cependant Théo continuait d’assurer sa survie. Pourquoi Vincent avait-il « fini de vivre »?

Peut-être aussi parce que l’enfant de remplacement était re-né sous la figure du fils de Théo ? Mission accomplie pour VINCENT.

 

EPILOGUE 

Je réitère donc ma conclusion : non, Vincent n’est pas le « suicidé de la société » il était un suicidé en puissance depuis le début, mais ce n’est pas pour rien qu’on considère comme remarquable ce petit livre d’ARTAUD. Rendons-lui justice.

D’une part il a des formules géniales pour décrire les œuvres de Van Gogh.

D’autre part il voit en lui un prophète.

 

LES FORMULES GÉNIALES

Rappelons que la peinture de Van Gogh est une tentative pour reconstruire « la bonne mère » en même temps qu’une expression de la haine qui la détruit.

Tendresse et agressivité : l’agressivité plus lisible dans les œuvres des premières années : objets triviaux, détériorés, lumière sinistre, paysages tristes avec des couleurs du verdâtre au brun.

Plus tard quand la palette s’éclaire à mesure qu’il s’éloigne du nid familial, l’agressivité reste cependant visible dans le coup de pinceau incisif qui semble déchirer les objets.

Pensons aux ciels étoilés des nuits d’Arles qui au lieu d’évoquer le calme de la nuit évoquent le déchirement, aux cyprès noirs, empâtés, agressivement dressés. Sa peinture est violente.

Eh bien, c’est ce que dit ARTAUD. Je cite

P.41: «C’est de son coup de massue, vraiment de son coup de massue, que Van Gogh ne cesse de frapper toutes les formes de la nature et les objets ».

« Cardés par le clou Van Gogh », « Les paysages montrent leur chair hostile, la hargne de leurs replis éventrés… » 

« …nul jusque là n’avait comme lui fait de la terre ce linge sale, tordu de vin et de sang trempé.»

“Sordide simplicité d’objets, de personnes, de matériaux, d’éléments”

« Des choses de la nature inerte comme en pleines convulsions. »

” C’est ainsi que le ton de la dernière toile…est d’évoquer le timbre abrupt et barbare  du drame élisabéthain  le plus pathétique , passionnel et passionné.”

(Il s’agit des « Corbeaux dans un champ de blé »).

Le drame  élisabéthain, n’est-ce pas la quintessence du drame humain ? Hamlet, Macbeth : amour, haine,  crime, remords, châtiment (avec en contrepoint l’ombre de l’Œdipe). C’est

bien ce qui fait de Shakespeare le plus grand dramaturge.

ARTAUD constate que VAN GOGH, par la peinture, en dit autant que les poètes et écrivains.  Et curieusement, tous les artistes qu’il cite, et qui ont frôlé la folie, ont tous plus de cadavres dans leur placard que le commun des mortels. Nietzsche, Edgar Poe, Kierkegaard, Coleridge,  Edward Melville, Nathaniel Hawthorne , Gérard de Nerval,  Hoffmann. Tous ont perdu, petits, des parents ou des frères et sœurs.

Rappelons que VAN GOGH a un petit frère mort à ses trousses, ARTAUD  lui-même a plusieurs frères et sœurs morts après lui. Est-ce que ce n’est pas une curieuse coïncidence ? Une sorte de fraternité qu’ARTAUD ressent intuitivement.

ARTAUD évoque aussi la force brutale et en même temps l’infinie délicatesse  des  « paysages tourbillonnants et pacifiques » (pensez aux paysages de printemps d’Arles : explosion de blancheur, de couleurs tendres mais toujours avec ce coup de pinceau incisif qui lacère la toile.)

On ne pourrait si bien souligner l’ambivalence : amour et haine, tendresse et agressivité.

 

LE PROPHETE.

ARTAUD le considère comme tel  parce qu’il est le premier à employer des objets humbles de la vie courante, même sordides, pour exprimer « le mythe » comme il dit, alors que les autres peintres  se croient obligés :

  • d’idéaliser, comme la peinture académique et même impressionniste
  • ou de déréaliser comme la peinture abstraite ou la peinture surréaliste : VAN  GOGH  dit il, « sans sortir du réel en dit plus que les peintres  modernes qui croient devoir sortir du réel. » P.46

VAN GOGH révèle en effet un monde (le « mythe » comme l’appelle Artaud), en fait son monde intérieur avec ses démons, à travers les objets ou les paysages les plus communs.

Mais plutôt que le mot « prophète », à connotation mystique, je dirais « précurseur ».

Et même précurseur de quelque chose qu’ARTAUD ne pouvait pas connaître (il est mort en 1948).

Précurseur de l’art contemporain.

L’art contemporain refuse de sublimer et veut nous offrir les horreurs de l’inconscient sans déguisement, à l’état pur. La mode aujourd’hui est à la transgression. Les artistes contemporains  montrent des cadavres hideux, la merde, expression directe des monstres qui hantent notre inconscient.

Par exemple : la machine à faire de la merde, le « Cloaca », de Wim Delvoye  et d’autres choses aussi directement sordides sont présentées comme œuvres d’art. Le laid et le dégoûtant, les ordures, ce qu’on jetait ou cachait auparavant, ont droit de cité. Or il y a un lien entre la haine et le sadisme anal : durant la période sadique anale, vers deux ans, l’enfant détruit, dans la colère, en souillant mentalement avec ses excréments. Le tableau qui représente de la merde souille symboliquement la foule-mère. On reproduit carrément la destruction sadique, sur le mode infantile, de la mère.

Quel rapport avec VAN GOGH ? Eh bien, je le vois comme le père de ce déballage.

Il est le premier à jeter sur la toile sans vergogne les horreurs qui le hantent. Le veau nouveau-né semble mort, il est hideux. Les pauvres gens qu’il peint sont laids et blafards comme des morts. Il y a une vache très laide, symbole maternel s’il en est. Des vaches qui tirent des chariots et semblent harassées. Il exorcise la « mauvaise mère » destructrice et détruite, en enlaidissant ses représentations symboliques : les sinistres paysages de Nuenen, les têtes laides des humbles personnages, les couleurs, oserai-je dire, merdiques des tableaux de cette période. Il ne peint que des objets très ordinaires de la vie courante, mais pires qu’ordinaires : laids, détériorés, sombres: vieilles  godasses, fruits douteux, fleurs fanées, « sordides », comme dit ARTAUD, des paysages,  des maisons sinistres… et toujours dans ces couleurs brunâtres, les premières années : il ignore le carmin et le bleu.

Mais cependant  il « sublime » encore.

Il traduit la haine destructrice indirectement par  les couleurs des tableaux des premières années, et plus tard, quand ses couleurs se sont vivifiées, par l’agressivité du coup de pinceau. Il y a encore une distance entre peindre un paysage en brun et peindre ou sculpter une merde, entre lacérer un astre d’un coup de pinceau agressif ou dépecer un cadavre.

N’empêche qu’il a ouvert la voie, c’est peut-être la raison pour laquelle il est si universellement reconnu même si le public ne connait pas le sens de son message.


Œuvres citées :

Antonin ARTAUD : « Van Gogh, le suicidé de la société », K éditions, 1947

Charles MAURON : » Van Gogh », éd. José Corti, 1990