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LE MYSTÈRE SAGAN
Un grand succès inattendu accueille son premier livre, à 18 ans. Notoriété qui éclipse celle de grands auteurs de l’époque. Mais plus grande notoriété encore de sa personne : vrai phénomène médiatique avant l’heure !
On peut le comprendre en partie puisqu’elle n’a que 18 ans : son œuvre suscite des critiques très élogieuses et quelques-unes, acerbes. Mais qui fait, en tout cas, grand bruit.
Dans la suite des ses publications, des hauts et des bas, mais toujours le même intérêt, national et international, pour sa personne. Intérêt même parfois de gens qui n’ont pas lu ses livres.
Curieux engouement pour une personne qui ne vit pas sa vie, qui la passe à «se divertir» au sens pascalien du terme : une vie donc, en un sens, sans intérêt, une vie ratée même qui cependant intéresse plus que l’œuvre. POURQUOI ?
Pour le psychologue, cette vie «à côté de soi», pour ainsi dire, est très intéressante. Comme toujours il faut en chercher les secrets dans l’enfance.
Qui étaient ses parents ?
LA MÈRE, originaire du Lot. Raffinée, distraite, coquette. Elle a une passion pour les chapeaux et des copines extravagantes. Elle connaît toutes les fleurs et oiseaux, lit beaucoup, sait coudre, cuisiner, recevoir. La table des QUOIREZ est réputée. Elle aime rire mais a aussi des crises de mélancolie.
«Ma mère avait perdu un fils 15 ans plus tôt, dans des circonstances assez tragiques et en avait gardé une neurasthénie qui était vite devenue la maison même. Dans ces murs, la tristesse prenait un goût pieux.»
Maurice, trois mois, mort de soif peut-être. Culpabilité dans la maison, mais non-dit, sorte de secret de famille.
MAURICE est dans la tête de la mère : elle a donné au bébé le nom de son propre frère mort à la guerre. Même le bébé MAURICE était déjà prédestiné à faire revivre un mort ! Maurice meurt deux fois.
(Ne pas donner à un enfant le nom d’un mort regretté ! Maurice, s’il avait vécu, aurait eu aussi des problèmes).
MARIE, la mère, adorait ce frère. Ce n’est pas un mais deux morts qui la hantent.
Elle transmet la mélancolie à sa fille : amour «gelé» comme dit Pascal LOUVRIER (1), qui se détourne du vivant. Mais en même temps elle demande au vivant d’être le mort pour qu’il ne soit pas mort. En conséquence, elle lui demande de ne pas être lui-même.
Culpabilité de la mère : elle répare en gâtant la remplaçante, mais demande aussi à celle-ci d’être l’autre pour ne pas se sentir coupable de l’avoir tué. La mère gâte Françoise mais comme remplaçante d’un autre.
Par ailleurs, elle est très pratiquante et bonne avec tous les enfants.
LE PÈRE est né en 1900, originaire du Nord : libre, original, mais aussi exigeant et partial.
Il n’a peur de rien, est laxiste, jouisseur ; il n’a jamais eu la vie dure.
Peu de tabous pour Françoise. Il la gâte. Il l’aime beaucoup plus que les autres.
Elle est la seule à le tutoyer et à l’appeler par son prénom (cela devait plaire aux autres enfants !)
L’amour étant gelé » du côté de la mère, elle investit sur le père.
Il lui achète des livres très tôt, pas des poupées. Lecture précoce (comme Colette) de textes pour adultes (elle lit Sartre, «La nausée» à 13 ans), aime Gide et Proust, Camus. Lecture et écriture sont liées au père. Vu la différence d’âge avec le frère et la sœur, elle est plutôt isolée ; isolée aussi par la différence de traitement par rapport aux autres enfants ; elle lit beaucoup et écrit très tôt.
Elle entretient un lien privilégié avec le PÈRE. Il est dur avec Suzanne, cruel avec Jacques, rarement avec elle.
C’est lui qui lui donne le goût de la voiture. Qui lui achète un cheval.
Tolérance maximum : il lui offre « un monde sans limites » selon l’expression de Jean-Pierre LEBRUN, psychanalyste (2).
La règle de son père : tu peux tout faire à condition de ne gêner personne, de ne nuire à personne. (Il s’appuiera sur ce principe quand il lui fera changer de nom pour sa première publication : il ne veut pas être dérangé. LOUVRIER dit que le père n’appréciait pas vraiment les succès de sa fille, en tout cas les considérait avec légèreté. Elle aurait sûrement voulu être QUOIREZ, l’écrivain avec le nom du père, mais c’est le père qui le lui refuse, pour garder son confort).
Par ailleurs, on sait que c’est son père, le jouisseur, qui lui conseille de dépenser son argent, si vite gagné.
Un seul amour : son père. Jacques lui aurait convenu mais il était son frère, son complice ; il la pousse dans son sens : fêtes, alcool, vitesse avec risque d’accident. Françoise dit : «J’aurais sacrifié pour mon frère n’importe quel homme et lui n’importe quelle femme».
FRANÇOISE
Je peux rappeler ici les paroles d’ANDRÉ GREEN : «L’écriture présuppose une plaie et une perte, une blessure et un deuil, dont l’œuvre sera la transformation visant à les recouvrir par la positivité fictive de l’œuvre. Grattons cette surface et nous retrouvons, derrière la négation de l’angoisse, l’angoisse, derrière la dénégation du deuil, le deuil.» («La Déliaison»)
(Note : tous ceux qui peignent ou écrivent ne sont pas taraudés par l’angoisse, surtout à une époque où cela devient une mode : je parle de vocations auxquelles le sujet ne peut échapper).
Le deuil est bien là, chez Françoise, car elle est UNE ENFANT GÂTÉE mais aussi UN ENFANT DE REMPLACEMENT. Elle doit vivre la contradiction entre ces deux impératifs : «JOUIS», et «REMPLACE UN MORT».
FRANÇOISE EST UNE ENFANT GÂTÉE
Qu’est-ce qu’un enfant gâté ? Retournons aux origines. Chez un bébé, tous les sens sont susceptibles de plaisir ou de déplaisir très vifs, de sensations à caractère érotique, surtout la peau. Notez qu’il ne pense pas encore, il vit de sensations. Il cherche le plaisir, fuit la douleur.
Ensuite, avec l’éducation, il apprend la frustration : obéir à des règles, refouler les mauvais sentiments…etc. Il intériorise ces règles par identification aux parents et forme son SURMOI, ce gendarme intérieur qui gouverne notre conduite morale.
L’enfant gâté a subi peu d’interdits dans sa petite enfance au moment où se forme le SURMOI : il cherche toujours le plaisir et le moindre effort lorsqu’il s’agit d’obligations. Il garde des traces du «PERVERS POLYMORPHE». Comme le dit LOUVRIER : Lorsque les parents sont laxistes, «la transgression permanente (ouvre) sur le sabbat du ça»
Il en résulte une certaine amoralité, en ce qui concerne les tabous sociaux : on fait ce qu’on a envie de faire.
Mais amoralité qui peut se conjuguer avec une morale du cœur, une morale spontanée, authentique, profonde, issue de la sympathie. Dont la source est l’amour reçu des parents, de la mère principalement, amour que l’on projette sur les autres. On en avait trouvé un exemple majeur dans la CHUTE de CAMUS. COLETTE aussi avait cette sorte de générosité spontanée, source de la vraie charité.
FRANÇOISE EST UN ENFANT DE REMPLACEMENT.
Quelle est la situation d’un enfant de remplacement ? Il doit répondre à la demande inconsciente de sa mère d’être UN AUTRE, l’irremplaçable, pour le faire revivre. Mission impossible. On ne peut pas être un autre que soi-même, mais on peut se perdre soi-même en voulant être un autre. L’enfant n’a pas de centre de gravité : il n’est ni soi-même ni un autre.
Cet autre qu’il doit être est non seulement inaccessible mais encore UN MORT : donc il faut s’identifier à un mort : ce qui génère une disposition morbide.
Il faut accepter de ne pas être soi-même : ce qui implique une dévalorisation de l’enfant réel : blessure narcissique. L’enfant réel, en plus, se dévalorise lui-même, ne pouvant répondre au désir de sa mère et devenir l’autre. Double dévalorisation qui induit rancune et culpabilité. Et une grande souffrance qui l’oblige à trouver des subterfuges pour survivre psychiquement. Mais quand on n’offre rien d’autre que le plaisir à un enfant souffrant et culpabilisé, il n’y a pas de bonne solution.
Les sauve-qui-peut seront variables car choisis dans les moyens propres de l’enfant, ceux-ci dépendant de l’éducation, du comportement familial : un enfant de croyants puritains ne se défendra pas de la même manière qu’un enfant élevé d’une manière libre : le premier peut se réfugier dans la religion, le second dans la débauche ou la drogue.
ELLE VIT UNE CONTRADICTION ENTRE DEUX IMPÉRATIFS :
Le premier : «Jouis, sois heureuse», proféré par les deux parents qui la gâtent.
Le second : «Remplace Maurice», «Sois un autre». Impératif terrible qui la dépossède d’elle-même, et mission impossible. Peut-être pourrions-nous remarquer qu’il y a déjà une contradiction dans le premier impératif. Le père la gâte comme fille car il n’aimait pas les garçons, la mère la gâte comme le garçon qu’elle lui demande d’être, en reniant en quelque sorte la fille.
Comment survit-elle à cette mission impossible ?
– par le divertissement
– par la fixation œdipienne au père
– par la recherche d’une protection maternelle
– par l’écriture
LE DIVERTISSEMENT
Fait majeur dans son existence : elle mène une vie de bâton de chaise.
Qui dit surmoi déficient dit une certaine amoralité : plus ou moins, tout est permis et d’abord, le plaisir.
La perverse polymorphe -comme COLETTE- est donc une hédoniste, une jouisseuse. Elle se permet tout avec innocence : pas transgressive, pas révoltée, elle jouit sans remords et le dit haut et fort. Elle fait simplement ce qui lui plaît. Elle ne milite pas, ce n’est pas une prise de position philosophique. On pourrait dire qu’elle ne choisit pas : elle est choisie.
Elle se livre aux amusements de tout genre cabarets, jeux amoureux (les aventures), la boisson, la drogue, le jeu. Vous reconnaissez Françoise : ELLE A PASSÉ LA MOITIÉ DE SA VIE A SE DISTRAIRE DE LA VIE
Mais nous avons vu que cela n’empêche pas une certaine morale du cœur : dans une dissertation scolaire, elle distingue très bien la morale du cœur et celle des obligations, liée au SURMOI, aux règles imposées par les parents et intériorisée.
«Quelque chose en moi me pousse à être charitable» «Le devoir sans amour n’a pas de sens» dit-elle.
«La charité, lorsqu’elle n’est pas basée sur une affreuse idée de mérite, est la chose la plus naturelle et la plus pure du monde.»
Un exemple de cette morale du cœur : elle visitera régulièrement SARTRE dans ses vieux jours pour manger au restaurant avec lui, qui était presque aveugle.
Elle est très généreuse avec ses amis, met de l’argent à leur disposition sans compter, les aide. Elle n’aime pas faire de la peine, elle ne juge pas les autres.
Durant la dernière maladie de Peggy ROCHE elle se montre exemplaire.
Il faut remarquer que ni son amoralité relative, ni la morale du cœur, comme tout ce qui vient de l’inconscient, ne sont rationnelles et cohérentes.
Elle reconnaît en effet la valeur des principes moraux structurants (elle les respectera quelquefois) même si elle va se complaire dans une «attitude ordalique dévastatrice.
Les devoirs sont pour elle des «habitudes précieuses» et «des bases saines de notre équilibre social» et elle essaie de les inculquer à son fils : elle veut pour lui une morale traditionnelle. Là on voit que son amoralité, son choix de vie n’est pas un vrai choix, mais une tendance spontanée, avec des ruptures accidentelles.
Sa morale du cœur n’a pas non plus la rigueur et la stabilité de la morale liée au respect des principes. Elle a ses failles et ses intermittences. Françoise pouvait aussi être très difficile et sans charité. Un peu sadique malgré sa générosité. Une amie dit : «manipulatrice, aime faite souffrir, menteuse». Manipulatrice et un peu sadique, on le voit dans «BONJOUR TRISTESSE». L’héroïne, Cécile, manipule son père, Elsa, la jeune maîtresse de son père, Cyril, son petit ami, Anne, la maîtresse plus âgée du père, pour provoquer la rupture avec Anne (que cependant elle admire et aime d’une certaine manière).
Comme COLETTE (et CAMUS aussi) elle semble avoir un surmoi faible et peu de règles morales, mais une morale du cœur, avec ses intermittences.
Notons que faute d’un SURMOI structuré, tôt déjà, elle ne supportera pas la discipline de l’école, passera d’une école à l’autre, échouera à ses examens malgré son intelligence.
Elle s’offre donc tous les plaisirs. Mais son hédonisme est un refuge : ce paradis est aussi une forme de négation de l’angoisse. Un sauve-qui-peut.
Hédonisme débridé rendu possible par l’éducation laxiste, certes, mais qui n’en est pas moins une fuite, un divertissement au sens pascalien, UNE DÉFENSE pour survivre psychiquement à une mission impossible.
Comment fuit-elle ?
-en s’amusant,
-en se tenant distance des obligations ennuyeuses : elle a toujours trouvé quelqu’un pour faire ce qui l’ennuyait. Des domestiques d’abord, mais plus : des amies qui s’occupent de l’intendance, si je puis dire, même de ses affaires financières (à son grand dam parfois), des amies qui la déchargent de tout ce qui est ennuyeux. Les tâches contraignantes n’existent tout simplement pas. C’est comme un retour à l’enfance : ce temps où les parents règlent toutes les choses sérieuses. Elle se fait materner.
– en ayant toujours des amis autour d’elle (comme une barrière qui la protège d’elle-même ?)
Que fuit-elle ? Un soi-même qui n’est rien puisqu’il doit être un autre, et qui lui est insupportable.
Elle joue la vie, elle ne l’habite pas. Elle fuit un moi inauthentique : «JE est un autre», disait RIMBAULT (cité par LOUVRIER). JE est MAURICE.
Elle est dédoublée, elle n’adhère pas à elle-même, se voit et se juge comme une autre, ne se prend pas au sérieux, ne s’aime pas.
Dans « DERRIÈRE L’ÉPAULE » elle signale cette faculté de se dédoubler et de se voir comme un autre.Victime d’un mort qu’on ne peut pas ramener à la vie, et qui, en quelque sorte l’éjecte hors d’elle-même, elle a ce sentiment de ne pas être elle-même et d’être double : «L’humour dirigé contre soi-même vous permet de voir comme un tiers l’être humain que vous étiez au départ, et que vous tentez de ménager ou de réconforter le reste de votre vie». (« DERRIÈRE L’ÉPAULE » p.87)
Elle l’oublie dans les divertissements en prenant ses distances avec elle-même : «Je n’ai jamais fait corps avec quoi que ce soit» dit-elle.
Même avec le plaisir apparemment : elle danse inlassablement avec indifférence, boit sans aller à l’ivresse «pour oublier». Danse sans variété : ses amis voient qu’elle est seule.
Elle se décrit «un peu incertaine, lucide et contradictoire».
C’est donc un faux paradis dont ses parents lui ont donné la clef en la gâtant.
Un paradis doublement faux. Car même si elle dit en jouir pleinement et sans remords, c’est un paradis dont elle se punit constamment d’une certaine manière, en se mettant en danger, en se donnant une mauvaise réputation, en compromettant sa santé : chaque plaisir est accompagné d’une menace.
En effet, elle double tout plaisir avec un danger : la vitesse dangereuse, le jeu avec le risque de perdre, les drogues et la boisson, menaces pour sa santé, la dilapidation de sa fortune, la ruine. Elle jouit sans remords mais curieusement accompagne tous ses plaisirs d’une punition potentielle
Pourquoi cette fuite mortifère, cet oubli de soi dans un plaisir qui la condamne ? C’est toujours l’enfant de remplacement qui vient gâter le plaisir de la perverse polymorphe assumée. Elle s’identifie à Maurice, nous l’avons dit : le jeune enfant tend toujours à répondre au désir de sa mère pour être aimé d’elle.
Identification mortifère à un mort qu’elle ne peut pas ressusciter et qui la prive de son propre MOI : elle est coupable d’être ce qu’elle est – c’est-à-dire pas Maurice- sans même être capable d’être réellement elle-même ! Coupable de ne pas répondre au désir de sa mère : elle se punit donc mais indirectement.
Masochisme subtil qui fait qu’elle en est inconsciente : elle ne se fait pas souffrir comme les masochistes déclarés, par exemple des moines qui se flagelleraient, elle vit pleinement son plaisir, mais c’est un plaisir qui tue.
Elle dit cependant qu’elle est «…tout sauf masochiste» Elle se fait illusion parce qu’elle se livre sans remords à la débauche : elle préserve donc la jouissance intacte mais remet la punition à la fin (les conséquences de la débauche). Ruses du MOI pour satisfaire à la fois EROS et THANATOS.
Pas masochiste ? Mais elle dit tout de même qu’elle aime perdre. «Elle excelle dans l’auto-flagellation» dit LOUVRIER. Elle accepte l’échec, elle révèle ses faiblesses et ses mauvais côtés, parle, par ex. volontiers de ses échecs au théâtre (DERRIÈRE L’ÉPAULE). Elle compare l’échec au théâtre à l’échec au casino et semble y trouver une joie particulière. C’est bien ici que se voit déjà le masochisme : un certain plaisir à souffrir, à expier.
Et parfois elle ajoute consciemment le plaisir de la menace de mort : c’est ce qu’elle ressent dans la vitesse par ex. et ce dont elle JOUIT : la vitesse est une «ivresse de vie proche de la mort et de l’origine», dit-elle.
Mais comme elle n’éprouve pas de sentiments de culpabilité, elle affirme ne pas être masochiste. Elle dit ne l’avoir jamais été, d’où l’exaltation, l’élan, qui lui font traverser sa vie comme un boulet «…qui aurait survolé le remords, les prises de conscience, les points qu’on gagne…»
Mais elle est bel et bien MASOCHISTE : dans la négligence qu’elle a pour se protéger, dans le goût qu’elle a à se détruire et dans une certaine jouissance de l’échec.
La culpabilité me semble complètement refoulée, mais elle fonctionne à plein temps !
Le divertissement est déjà, avant l’écriture, cette «positivité fictive» (très fictive), négation de l’angoisse, dont parle GREEN à propos de la création, ce faux écran contre la mort qui l’habite.
– LA FIXATION ŒDIPIENNE AU PÈRE :
En effet, elle se détourne de l’ «amour gelé» de la mère, comme le dit LOUVRIER et entretient un lien très fort avec le père. Ce lien est favorisé par l’attitude de celui-ci, qui la gâte, lui permet de le tutoyer et de l’appeler par son prénom, créant ainsi une intimité inhabituelle entre un enfant et son parent.
Il s’ensuit des rapports particuliers avec les hommes.
Rappelons que l’attachement quasi incestueux au père est à un certain moment un processus normal. La fille se détache du lien quasi symbiotique avec la mère quand elle prend conscience de la présence du père à qui appartient la mère. Jalouse de celle-ci, elle veut prendre sa place auprès du père et (vers 2ans) tente de le séduire. Puis l’interdit de l’inceste fait qu’elle refoule ce désir (période de latence) et, adulte, le transfère sur des hommes éligibles.
Dans le cas où des traumatismes le fixent, bloquent son évolution, il reste très fort. L’effet le plus courant (symétriquement à ce qui arrive pour les garçons trop attachés à leur mère) est que la jeune femme a difficilement des relations sexuelles normales, satisfaisantes, avec certains hommes (l’image du père interdit est trop présente), mais peut en avoir avec des garçons loin de l’image paternelle, des plus jeunes, par exemple. Ou bien peut se détourner complètement des hommes et être homosexuelle. Ce qui n’est pas le cas de Françoise : elle mange à tous les râteliers, comme COLETTE.
Elle-même entretient des rapports voués à l’échec avec des hommes «éligibles» comme maris, et des rapports superficiels mais heureux avec des copains ou des plus jeunes (des personnes souvent déjantées comme elle).
Effectivement Françoise rate ses mariages : elle n’était plus amoureuse de Guy Schoeller quand elle l’épouse et elle divorcera bientôt. Puis elle se marie avec Bob parce qu’elle est enceinte et divorce peu après tout en restant avec lui.
Elle a eu par ailleurs beaucoup de liaisons passagères, très jeune. Elle semble même avoir été au bordel où elle aurait rencontré Jean Paul SARTRE.
Le lien œdipien est révélé dès ses premiers romans. Elle y «tue» souvent la mère !
Dans son premier roman d’enfant elle faisait mourir dans un accident ambigu la figure maternelle.
De même dans «BONJOUR TRISTESSE» : elle « tue » symboliquement la mère à répétition pour garder le père. D’abord, le père est veuf, (la mère est donc déjà morte) ensuite apparaît une figure maternelle (Anne, la grande dame qui va épouser son père) : Cécile, la fille amoureuse du père, manigance d’une manière machiavélique l’éviction de cette grande dame (c’est l’essentiel de l’intrigue), elle la tue donc symboliquement ; elle réussit à faire partir Anne (le meurtre symbolique réussit), mieux encore, finalement Anne se tue dans un accident en quittant le père.
– LA RECHERCHE D’UNE PROTECTION MATERNELLE
Androgyne et bisexuelle, elle aura des relations amoureuses stables avec des femmes.
«Corps androgyne, cellule mortifère de Maurice» dit LOUVRIER. Porterait-elle la marque de l’effort pour incarner Maurice Pour plaire à sa mère
Elle aura toujours un peu l’allure d’un adolescent, s’habille n’importe comment : peu de coquetterie.
LOUVRIER note qu’elle choisit comme pseudo SAGAN, le prince de Sagan dans PROUST, mais que la princesse existe aussi : homme-femme. Elle choisit SAGAN pour affirmer qu’on peut-être à la fois homme et femme, que son plaisir la pousse vers les deux sens. Elle est FRANÇOISE et MAURICE. Et choisit parfois des noms féminins ambigus dans ses romans : voir «Paule», «Josée».
Bisexuelle, elle aura des relations avec des hommes et des femmes.
Faut-il le ramener à la perverse polymorphe ? Les femmes sont naturellement plus disposées à l’homosexualité parce que, comme pour tous les enfants, leur premier attachement est pour leur mère, mais ce trait ne pose généralement pas de problème : après une possible manifestation durant l’adolescence il fait généralement place à la relation hétérosexuelle. Mais ces tendances infantiles sont peu refoulées chez un enfant gâté à qui on permet tout. Se rappeler COLETTE
Ce qu’il faut remarquer, cependant, c’est que ses relations avec des femmes sont beaucoup plus durables et stables, on dirait presque plus importantes que ses relations avec les hommes.
J’y vois une tentative de recherche d’amour et de protection auprès d’une BONNE MERE. Ce qui paraît étrange pour une fille qui se détourne de sa mère qu’on pourrait appeler traumatisante («l’amour gelé») et qui entretient un fort lien œdipien avec son père.
Je l’explique de cette manière : comme une tentative de régression au stade préœdipien, vers une «Bonne Mère» sans côté négatif, qui peut-être était Julia, qui a élevé tous les enfants Quoirez.
Françoise demande à ces amies non seulement l’amour et le plaisir mais la protection d’une mère : Peggy Roche, ensuite Ingrid Mechoulam, la maternent carrément, comme on fait pour un enfant : se rappeler l’histoire du déménagement organisé par Peggy Roche.
– L’ÉCRITURE
L’écriture a plusieurs rôles (elle est surdéterminée) : 1) ressusciter Maurice 2) se donner à elle-même de l’être, 3) se redonner un paradis maternel perdu.
Françoise est le substitut malheureux d’un être irremplaçable. Un être fictif qui se maintient dans l’être à bout de bras. L’écriture l’y aidera. Là est la «positivité fictive de l’œuvre»)
Elle ressuscite en quelque sorte MAURICE «Pour toi, petit prince MAURICE… entrée fracassante en littérature pour, d’une certaine façon, lui rendre la vie» dit LOUVRIER.
Ses grands rêves : écrire des POÈMES dans un endroit connu, familier, le Lot, la Normandie… et écrire des grands romans comme Stendhal, Proust.
Elle se donner de l’être, le droit de vivre pour elle-même, d’être elle-même : avoir un NOM dans la littérature est un moyen. Elle se crée en créant une œuvre.
Elle se redonne un paradis perdu, but inconscient de tous les créateurs. Retrouver le bonheur originel du lien symbiotique avec la mère (ou son substitut), d’avant l’éveil de la conscience et d’avant l’entrée en scène du mort à remplacer. Rappelons qu’elle a été élevée au début par Julia, « «Bonne Mère» sans doute sans fantôme morbide dans la tête.
Elle associe l’écriture à la solitude (dont elle avait besoin, autant que des amis) et à Cajarc : «…être couchée dans l’herbe d’un pré…». Elle écrit souvent dans des endroits retirés, à la campagne : Cajarc, Normandie : elle retourne donc aux origines, au sein maternel.
Mais l’écriture a ses limites : comme la jouissance qui était suivie de punition ou de menaces de punition.
L’écriture permet de retrouver le paradis perdu. Paradis maternel : celui dont l’enfant a joui avant de savoir (peut-être ici avec une autre femme non marquée par la douleur). Elle est du côté de la Bonne Mère primitive qui a donné le paradis avant les malheurs. LOUVRIER semble ne voir que l’injonction à faire revivre Maurice pour vivre elle-même dans la création littéraire. J’y vois aussi le désir de retrouver le paradis maternel : c’est une constante chez les écrivains. Et ici, l’écriture est souvent liée à la solitude et à la nature (Cajarc, la Normandie) donc au côté maternel.
Élément positif qui tient les morceaux ensemble : la création, qui lui permet d’affirmer son être propre et de survivre psychiquement. (Je crois qu’autrement elle aurait fini psychotique, elle n’était que modérément cyclothymique.)
Mais encore faut-il que cet être propre soit reconnu par les êtres proches, ceux dont elle veut être aimée.
Du côté de sa mère, je n’ai aucune idée comment celle-ci a vécu l’auto-affirmation de sa fille.
Du côté de son père, malgré leur amour réciproque, malgré le chouchoutage dont elle est l’objet, il ne répond pas à son appel : il ne la «reconnaît» pas.
Il semble que le père, gentil camarade complice, ne lui ait pas accordé la reconnaissance qu’elle attendait de lui et qui lui aurait donné de la substance. Elle se donne cette substance en écrivant. Mais malgré la camaraderie entre eux, quand elle écrit « BONJOUR TRISTESSE », elle est seule avec lui à Paris et il ne sait même pas qu’elle écrit un livre ! En outre il refuse de la voir publier sous son nom. Elle aurait sûrement voulu être QUOIREZ, l’écrivain avec le nom du père, mais c’est le père qui le lui refuse, pour garder son confort. «Le «non» du père est une terrible gifle.» dit LOUVRIER. Enfant gâtée, certes, mais non valorisée pour elle-même. Elle aurait voulu être authentifiée par lui. Il se contente de tout lui passer, de la laisser faire pourvu que cela ne le dérange pas : il lui signifie, au fond, son insignifiance.
Il l’adore et la gâte mais ne la reconnaît pas, ne lui donne pas d’être propre, d’existence personnelle à part entière, ce dont elle a tant besoin.
En outre, elle-même semble faire peser un interdit sur la pleine réalisation de soi par l’écriture.
Elle rêve de produire de grandes œuvres comme PROUST ou STENDAHL et d’écrire des poèmes. Mais elle se heurte à une impossibilité : elle ne peut faire revivre Maurice et n’a pas le droit d’être elle-même et heureuse. Elle ne fera donc que du petit et en est consciente. (On pourrait objecter que sa vie futile ne lui donne pas des ressources d’inspiration pour faire une grande œuvre. Mais PROUST aussi a eu une vie assez futile et cependant en a fait une œuvre majeure, or elle est aussi douée que lui : «BONJOUR TRISTESSE» est génial pour une gamine de 18 ans. Donc l’obstacle est ailleurs)
Elle est violente contre sa propre médiocrité et contre elle-même : bien sûr, elle ne fait pas le poids pour remplacer deux morts qui hantent sa mère. Elle ne peut ni être elle-même à plein temps, ni être l’autre,
Elle ne s’aime pas, nous l’avons dit. Elle ne surestime pas sa valeur d’écrivain.
Donc son œuvre est limitée comme si un interdit l’empêchait de faire mieux, de donner sa mesure.
J’ajouterai un mot sur ses œuvres, où l’on trouve à répétition tout ce qu’elle est.
Toujours des histoires d’amour impossible (l’amour œdipien condamné, les aventures de passage sans importance). Et LA MORT y est presque toujours présente.
Très tôt elle est sûre que la seule chose qu’elle sache «de source totalement sûre» est «qu’un jour la mort surgira».
Dans ses romans – nous l’avons vu dans «BONJOUR TRISTESSE» – elle tue la mère et vit les vicissitudes de son lien impossible au père,
Mort de la mère habitée par la mort, mort de la mère dont elle est jalouse, mort de la mère qui la menace de mort.
Et l’amour vrai est impossible, parce que sur fond œdipien, marqué par l’interdit. Dans «AIMEZ-VOUS BRAHMS», une femme d’âge moyen forme un vrai couple –même si non mariée- avec un homme un peu plus âgé. Il a par ailleurs des passades avec des femmes insignifiantes. Elle-même (à la fois acceptant les fugues de son amant-mari et en souffrant) cède à l’amour fou d’un jeune homme ; mais finalement, elle retourne au premier tout en sachant qu’elle ne peut être heureuse : c’est comme une nécessité intérieure à laquelle elle ne peut échapper mais en même temps une sorte de condamnation.
En conclusion, je pense que cet engouement pour la personne plus que pour ses écrits est justifié.
Notre charmant auteur jouisseur et apparemment un peu superficiel qui a passé sa vie à ne pas vivre vraiment est un personnage tragique.
C’est cette contradiction entre l’enfant gâtée et la remplaçante d’un mort qui fait d’elle un écrivain et une personne fascinante.
Sa vie est une opération de sauvetage : elle a passé la moitié à s’en distraire, l’autre moitié à plonger dans les racines d’un paradis perdu pour survivre.
Mais si on sait lire et décoder ses œuvres, elles sont beaucoup plus riches et profondes que ne le laisse croire une lecture superficielle. Parce que justement elles expriment son drame.
Œuvres citées :
(1) Pascal LOUVRIER : « Sagan, un chagrin immobile », Hugo et Compagnie, 2012
(2) Jean-Pierre LEBRUN : « Un monde sans limite », Eres, 2009
(3) André GREEN : « La déliaison », Paris belles-Lettres 1992,