Télécharger cet article au format PDF
Les écrivains ont beaucoup écrit sur les peintres. Et certaines œuvres d’art, commentées depuis des siècles, semblent être inépuisables.
J’en prendrai pour exemple LES MÉNINES de VELASQUEZ et m’arrêterai à l’analyse de Michel FOUCAULT, qui sert d’introduction à son œuvre célèbre, « LES MOTS ET LES CHOSES ».
Un court rappel biographique :
Né à Séville d’une famille noble d’origine portugaise, VELASQUEZ étudie les Lettres mais manifeste une passion pour la peinture que ses parents acceptent. Il a deux maîtres, Herrera, original mais violent, qu’il quittera bientôt et Pacheco, plus traditionnel mais bon, dont il épousera la fille plus tard. Ses talents sont reconnus : il est introduit à la cour où, d’abord peintre du roi Philippe IV parmi d’autres, il se distingue bientôt et devient le premier, ce qui l’amènera à faire beaucoup de portraits de la famille royale. RUBENS vient à Madrid, où il reste six mois ; ils deviennent amis, et il lui conseille d’aller à Rome. Le roi l’y envoie et le charge aussi d’acheter des œuvres d’art, ce qui aide à sa découverte des grands Italiens de l’époque. Il y retournera plus tard en 1650-51, et là il s’y attardera contre la volonté de son roi. Il rapporte des tableaux de maîtres (TITIEN, Le TINTORET…), et y peint, en particulier, le fameux portrait du pape Clément X. Il y apprend beaucoup mais garde son style personnel.
En 1666, quand il peint LES MENINES, il est en pleine maturité.
Le roi lui donne de lourdes charges supplémentaires : C’est lui que organisera la réception, dans une ville frontière, de Louis XIV lorsqu’il viendra en 1660 rencontrer l’Infante Marie-Thérèse, sa future femme. Epuisé par ce travail il contracte une maladie infectieuse en rentrant chez lui et meurt peu après, en 1661.
Michel FOUCAULT se livre à une longue analyse consacrée à la structure très particulière du tableau, plus qu’à ses qualités proprement picturales.
Il commence par le peintre.
A gauche, celui-ci a quitté sa place, se déplaçant vers la droite. Le geste suspendu. Que fait-il ? Ou il nous regarde, ou il sollicite notre regard. Nous sommes liés, en quelque sorte, à la représentation du tableau.
Mais c’est peut-être une illusion. Le geste du pinceau suspendu semble indiquer qu’il étudie son modèle pour décider du prochain geste : mais quel modèle ? Où est-il ? On ne voit ni ce qu’il peint sur la toile ni le motif qu’il peint.
Mais lui, il est bien visible et attire l’attention sur l’immense toile dont il émerge.
La lumière qui vient de droite éclaire le peintre et particulièrement le bord de la toile qui vient, claire, vers nous. Vers l’espace virtuel où nous sommes avec le modèle.
Le peintre peut voir deux choses qui nous sont invisibles : l’image peinte sur son châssis justement, et le motif qu’il peint. Celui-ci ne peut se trouver qu’à la place du spectateur, dans la direction du regard du peintre.
Et la petite fille nous regarde, comme le peintre. Un des deux nains aussi, ainsi que l’homme vêtu de noir du fond. Mais ce n’est peut-être pas nous qu’ils regardent.
Remarquez maintenant le mur du fond. Il est couvert de tableaux (copies de tableaux réels qu’on a identifiés) peu éclairés, mais parmi eux, on voit un élément assez petit, étrangement éclairé, comme d’une lumière intérieure et avec un encadrement plus large, comme s’il voulait attirer l’attention. Si c’était un tableau il serait comme les autres, sombre. Ce doit être un miroir, mais si c’est un miroir, que reflète-t-il ? On y voit deux silhouettes, le reflet dans le miroir de deux personnes.
FOUCAULT remarque que ce miroir ne reflète rien de ce qui se trouve dans salle : « …le miroir ne dit rien de ce qui a déjà été dit », cependant sa position centrale lui permettrait de refléter, par exemple, une partie du tableau, ou le peintre. Or il ne fait rien voir de ce que le tableau représente, il va chercher au-delà du tableau, dans l’invisible, il traverse tout ce qui pourrait être vu et « restitue la visibilité à ce qui demeure hors de tout regard.» donc à ce qui n’est pas vu.
Ce miroir reflète ce que les personnages regardent, devant eux. VELASQUEZ rend visible dans le miroir un motif deux fois invisible, invisible dans le tableau, invisible hors du tableau.
Ces deux personnes doivent être en avant du tableau, hors du tableau, dans le champ du regard du peintre : ce sont elles que regardent quatre personnes du tableau et que le peintre est en train de peindre Elles occupent virtuellement ma place, celle du spectateur.
(Son vieux maître, Pacheco, lui disait : « L’image doit sortir du cadre », FOUCAULT remarque que VELASQUEZ applique très bien le conseil).
Au fond, symétriquement au miroir, une porte ouvre sur un espace clair qui, comme la lumière du miroir, ne rayonne pas dans la salle. Un homme s’y trouve que personne ne regarde, comme personne ne regarde le miroir : il fixe l’envers de la scène et n’est pas vu. Enigmatique : il entre et sort à la fois, suspendu entre deux actions.
Le visage de l’enfant est au tiers de la hauteur de la toile, donc c’est le thème principal. Elle est d’ailleurs presque complètement éclairée, même si l’éclairage vient de côté. Pour le signaler plus clairement, la suivante, à genoux, ne regarde qu’elle, éclairée vers elle, « comme un ange saluant la vierge » dit FOUCAULT. A droite, une autre servante est inclinée vers elle, la désignant aussi comme le centre d’intérêt.
Un second groupe, à droite : les nains. Dans les trois couples, la princesse avec sa suivante à gauche, la duègne et le garde, les deux nains, l’un regarde devant, l’autre de côté, à gauche ou à droite.
Le chien, lui, ne regarde personne et ne bouge pas (alors que la position des autres évoque des mouvements suspendus) : un simple objet à regarder qui n’échange pas avec les autres, pas même avec le nain qui lui donne un coup de pied.
Le point central, c’est le miroir qui gouverne toute la mise en scène : l’image la plus irréelle, la plus évanescente (un petit changement de lumière le ferait disparaître), la forme la plus frêle de la réalité ordonne toute la représentation, dit FOUCAULT.
En regardant ce miroir, on regarde la présence que cette image suggère : celle des souverains absents-présents à qui on montre la princesse toute parée. Toute la disposition du tableau est ordonnée à leur regard. On nous montre ce que ces personnages invisibles voient, tout est soumis à leur présence invisible.
Ce centre virtuel est symboliquement souverain puisqu’occupé par le couple royal. Et souverain du tableau puisqu’il l’ordonne. C’est un point idéal puisque nous ne le voyons pas, mais réel aussi puisqu’il organise toute la composition.
Après avoir analysé ainsi les rapports qu’on pourrait dire « abstraits » entre les éléments du tableau, Michel FOUCAULD nomme chaque personnage.
L’analyse que fait FOUCAULT a été appelée mise en abîme. C’est-à-dire qu’il révèle le jeu savant de trompe-l’œil, un jeu de miroirs qui suppose, pour que le tableau prenne un sens, la présence d’une absence. On peut parler de structure imaginaire.
Michel FOUCAULT nous fait découvrir avec élégance cette mise en abîme, mais en fait on a toujours su que le miroir avec le couple royal suggérait sa présence, hors champ, en face des personnages du tableau. Antonio Palomino (peintre et écrivain, d’une génération après VELASQUEZ) dit que le miroir du fond révèle ce que peint le peintre. Il nomme, en outre, chaque personne présente (sauf le garde qui se trouve à côté de la chaperonne).
Mais c’est un tableau dont la complexité a fait couler beaucoup d’encre et qui garde encore son mystère.
Je vais donc me permettre un complément d’analyse en ce qui concerne la composition et les personnages et ensuite quelques réflexions au sujet des énigmes que pose ce tableau.
La composition : étant donné le nombre de personnes, on s’attendrait à voir une toile en largeur. Or, non, toute la moitié supérieure est vide et tous les personnages sont logés dans la moitié du bas.
Habituellement, on considère que c’est une faute de partager le tableau ainsi en deux parties, l’une vide, l’autre très meublée. Velasquez se l’est permis.
Pourquoi ?
S’agissant d’un palais et non d’une chaumière, le plafond est très haut. Mais pour atténuer la rupture du tableau en deux parties hétérogènes, il sait les lier : par les lignes verticales à droite et la fenêtre claire qui traverse presque tout l’espace, par les tableaux du fond qui structurent l’espace intermédiaire entre les personnes et le plafond, et par l’immense toile du peintre avec ce trait de lumière qui jette un pont entre le haut et le bas.
Les personnages.
- Le peintre
C’est par le peintre que commence l’analyse de FOUCAULT : que voit-il ? Que fait-il ? L’auteur évoque longuement ce peintre qui nous sollicite du regard, mais qui, en fait, regarde son modèle présent-absent, confondu avec le spectateur. Ce peintre qui fait le lien entre le miroir et la présence virtuelle des souverains.
Cependant il faut savoir que ce peintre n’existait pas à l’origine. Mais FOUCAULT, qui l’ignorait, commence avec le peintre : en fait, il faut finir avec le peintre.
Et s’il n’y était pas, il n’est pas absolument nécessaire.
C’est Manuela Mena Marquez, la conservatrice du Prado qui a fait cette découverte dans les années 80.
Les rayons X montrent en effet un « repentir » (Velasquez en faisait souvent, même longtemps après la facture d’une œuvre). Il est difficile d’identifier ce qu’il y avait à l’origine. Une table avec des fleurs et un personnage, semble-t-il. Les uns suggèrent Marie-Thérèse, l’infante qui devait épouser Louis XIV quelques années plus tard, et qui avait 18 ans en 1656. D’autres, un jeune homme, aux traits féminins, penché vers la princesse. Bref, il n’y avait pas de peintre.
Auparavant, il n’y avait donc que le miroir avec les souverains pour donner un sens au regard de la petite princesse : ce miroir qui évoquait leur présence pour qu’elle regarde devant elle et qu’on la voie de face.
S’il a introduit ce miroir avec les souverains, ce n’est pas pour montrer ce que le peintre peint : il a mis le peintre pour rendre plus évident ce que la petite regarde. Il donne ainsi plus de « visibilité » à la présence-absence des parents : nous ne pouvons pas ne pas nous demander ce qu’il peint, alors qu’on pouvait ne pas remarquer le miroir avec le couple royal.
Nous ne connaissons pas vraiment l’intention de VELASQUEZ lorsqu’il ajouta ce peintre, mais le résultat est génial.
Si les souverains posent pour un portrait, la raideur, la pose solennelle du couple dans le miroir prend un sens. S’ils étaient simplement en compagnie de leurs enfants, ils devraient avoir des poses plus naturelles, qui devraient se refléter dans le miroir.
La présence du peintre rend donc plus évident ce que la petite regarde devant elle, mais devait-elle regarder devant elle ?
Oui, parce que le sujet du tableau, comme nous le savons, c’est le portrait de l’Infante.
- L’Infante
Le titre initial du tableau était : « Son Altesse l’Impératrice avec ses dames et un nain ».
Il faut remarquer que le tableau a le double statut de peinture de portraits et de scène de vie : il doit présenter des portraits bien visibles, et en même temps les insérer dans une scène animée qui doit paraître naturelle.
Ce sont deux exigences antagonistes : dans un portrait, le sujet regarde vers l’extérieur, hors du tableau : il pose, détaché du contexte. Dans une scène animée, les gens communiquent et s’entreregardent, on pourrait dire qu’ils restent à l’intérieur du tableau. La fillette devrait donc communiquer avec la suivante, à gauche, qui tente d’attirer son attention,
Mais non, elle regarde en face, étrangère à la scène, elle regarde à l’extérieur du tableau. Et c’est la présence supposée des parents qui justifie son geste, son regard vers là où il n’y a rien.
En regardant devant, elle quitte l’intercommunication avec le groupe, elle lui devient étrangère : pour l’y réintégrer, on ajoute à la scène un élément virtuel, un élément avec lequel elle communique : c’est génial.
Plus génial encore : elle ne se contente pas de regarder en face, elle semble se détourner de sa suivante, dans un geste de refus, ce qui rétablit un lien avec celle-ci, et donc avec la scène de famille, alors que poser de face ne la liait qu’à l’élément virtuel.
Et puisqu’il s’agit de son portrait, ajoutons que tout est conçu pour la faire remarquer.
Foucault a signalé l’éclairage directif, venant d’une fenêtre à droite, qui l’illumine presque entière. Mais ce n’est pas assez, la princesse est petite (5 ans), et le peintre la met en valeur par une composition savante.
VELASQUEZ ne place pas d’adultes autour d’elle : sa suivante à gauche est à genoux ; à droite, l’autre suivante est penchée et un peu en retrait. Puis il y a des nains, pas plus grands qu’elle. En outre la naine, bien qu’au premier plan, est moins éclairée qu’elle. (A remarquer que le nain penché vers le chien est symétrique par rapport à la suivante de l’Infante).
Au milieu d’adultes, la petite princesse serait noyée, là elle est en vedette, et, nous l’avons vu, entièrement éclairée, alors que les autres ne le sont que partiellement.
Les adultes (ses protecteurs, une duègne et un garde) sont au second plan, donc plus petits à cause de la perspective, ils ne la dominent pas.
Le peintre, en retrait et moins éclairé, ne la domine pas non plus, mais ce qui est remarquable, c’est que sans lui faire ombrage, il attire particulièrement notre regard.
L’autre adulte, Niéto Vélasquez, est petit, au fond. Le couple royal dans son miroir est petit aussi.
La composition est donc très efficace : l’Infante, bien que la plus petite, est parfaitement signalée comme le sujet du tableau.
- Le couple royal
Je le rappelle à cause de son importance mais tout a été dit sur lui : virtuel, il articule tout le tableau, il est « le roi » de tout, en tout cas sur le plan de l’organisation picturale.
(Remarquons aussi, en passant, la finesse et l’expressivité des mains : une magnifique guirlande !)
Les énigmes de ce tableau et leur interprétation
Certaines particularités me semblent encore soulever des questions et invitent à des interprétations variées.
Le décor nous interpelle : nous voyons un tableau dans le tableau avec un peintre en train de peindre, alors que ce n’est pas le sujet. Mais beaucoup d’autres attributs sont aussi relatifs à la peinture. La toile est surdimensionnée, en outre, son bord lumineux attire l’attention.
La salle est tapissée de tableaux, de tableaux identifiables avec de grands noms (il pourrait y avoir des meubles, des ornements divers). On est chez le peintre, plus que dans un palais royal.
Le miroir avec le couple royal occupe lui-même la place d’un tableau, il est parmi les tableaux, comme s’il nous annonçait la place future du portrait des souverains.
On pourrait dire que si le roi et la reine absents-présents organisent toute la composition, ils sont des invités dans un royaume qui ne leur appartient pas !
Ce qui en dit long sur le rôle et la mise en valeur du peintre: Il investit toute la toile par l’intermédiaire de ce qui appartient à son monde.
Et VELASQUEZ n’a pas remplacé les motifs précédents par un peintre à des fins seulement esthétiques (nous inviter à nous interroger sur ce qu’il peint et confirmer ainsi le regard de la petite princesse) car ce peintre porte un nom : c’est VELASQUEZ lui-même. Ce n’est pas seulement un élément utile pour l’économie du tableau, c’est un « sujet », un homme célèbre qui fait, lui aussi, dans ce tableau, l’objet d’un portrait.
L’immensité de la toile peut avoir une double valeur symbolique : elle magnifie le couple royal, exprime la grandeur de la royauté, mais aussi le génie du peintre, de ce peintre-là.
Ce sont les peintres -les artistes en général- qui permettent à ces mortels que sont les rois de transcender le temps, et c’est VELASQUEZ qui donne l’éternité à ce couple royal particulier.
Même si le couple royal absent-présent organise tout le tableau, c’est l’artiste qui est le vrai roi : les autres sont chez lui. Seuls les artistes, peintres ou sculpteurs, à cette époque, pouvaient donner un visage aux souverains, qui les fasse échapper à la fuite du temps et à l’oubli : ils les faisaient entrer dans l’éternité. (Le visage de Saint Louis a été emporté avec le temps parce que personne ne l’a peint !).
En outre, VELASQUEZ porte sur lui les clefs de toutes les pièces du palais : n’est-ce pas encore un symbole de sa puissance ?
Svetlana ALPERS, une critique d’art, voit dans la place faite au peintre dans cette œuvre une sorte de revendication : VELASQUEZ réclamerait un statut plus élevé pour les artistes.
Sans arriver à ces considérations pratiques, on peut voir dans cette importance accordée à l’artiste – brillamment affirmée sans nuire au sujet principal du tableau, le portrait de l’Infante- une démonstration légitime du pouvoir de l’artiste : sa valeur et sa puissance, comme maître de la pérennité royale.
Un autre personnage, qui n’est pas plus le sujet du tableau que le peintre, pose question, par le traitement particulier dont il est l’objet : Le chambellan, Niéto VELASQUEZ, un second Velasquez, encadré de lumière.
FOUCAULT a relevé son caractère mystérieux : entre-t-il ? sort-il ? Une action suspendue, énigmatique…
Alors que les autres personnages communiquent entre eux, personne ne le regarde, mais il domine tout de son regard, il semble surveiller tout le monde. Bien que personnage lointain et secondaire, il attire l’attention par le contraste de couleurs (noir sur un fond très lumineux, plus clair que les autres clairs du tableau), et aussi par le mystère de son action. Le contraste et la netteté sont étranges dans le fond d’un tableau dont le motif principal est au premier plan. Et l’effet est renforcé par la présence de ce portail coloré et si bien détaillé.
Niéto, sur le fond du tableau, est symétrique du couple royal dans le miroir selon l’axe vertical du tableau, mais plus visible que lui. Il est aussi symétrique du peintre si on prend le miroir comme axe. Les deux VELASQUEZ, principaux chambellans, encadrent le couple royal. Celui du fond est deux fois mis en valeur, par sa place et par la lumière, tout en étant un élément secondaire, on pourrait dire inutile, au fond du tableau. Ou c’est une faute, ou cela a un sens : on va créditer VELASQUEZ d’un sens !
J’ai trouvé une interprétation séduisante de Bernard DORIVAL, (historien d’art, 1914-2003) pour cette étrange lumière blanche, lumière qui semble nous indiquer un chemin. Il l’interprète dans une perspective religieuse : Niéto indiquerait le chemin de l’éternité après la mort, dans un espace illuminé, différent de celui de la scène principale qui est une scène terrestre, éphémère.
J’en doute. VELASQUEZ a fait relativement peu de tableaux inspirés par la religion, il ne semble pas que ce soit sa veine.
J’aimerais mieux y voir ceci : ce double de VELASQUEZ qu’est Niéto, un Vélasquez aussi, représente le peintre entrant dans l’éternité après y avoir fait entrer les autres.
J’ajoute que la porte au fond m’intrigue : tant de soin, de précision, dans sa facture, tant d’importance donc : elle est en effet presque en concurrence avec les personnages du premier plan. Serait-elle un passage entre deux univers dont le peintre-chambellan a la clef ? Est-ce que ce premier chambellan, celui de la reine (le double de VELASQUEZ), serait une sorte de Charon, le nocher des Enfers dans la mythologie grecque, qui détient les clefs de l’accès aux champs élyséens, donc à l’éternité glorieuse ? La main sur la poignée de la porte, montre, comme les clefs à la ceinture du peintre, qu’il est le maître de quelque chose : de l’accès à l’éternité, mais non au sens religieux du terme.
La naine vue de face pose problème aussi. Elle est au premier plan, son visage disproportionné est détaillé. Elle attire par sa monstruosité : elle volerait la vedette à la princesse si elle n’était pas un peu moins éclairée ! Elle s’appelle Maribarbola. VELASQUEZ lui donne, curieusement, beaucoup d’importance : c’est un vrai portrait, aussi détaillé que celui de la princesse, et même plus grand, donc plus lisible.
VELASQUEZ aimait, paraît-il, peindre des nains, des bouffons : il peignait avec compassion, dit-on, leurs carences physiques et psychiques. Il en a fait plusieurs excellents portraits, comme celui du nain Sébastien de Morra (1645). Mais est-ce une raison pour mettre un nain, laid de surcroît, presque en concurrence avec le sujet principal ?
Peut-être mettait-il du prix à réhabiliter ces pauvres êtres, à redonner leur dignité d’êtres humains à ces bouffons qui amusaient les princes et leur servaient de repoussoir ?
Un autre point remarquable : il y a beaucoup plus de serviteurs que de personnes éminentes, même si le sujet du tableau est l’Infante.
Un festival de serviteurs !
On a appelé ce tableau « La famille du roi Philippe IV », mais la famille, ce sont eux. La vraie famille se résume à trois personnes dont deux (le couple dans le miroir) ne sont que virtuellement présentes. Alors que les serviteurs – y compris le peintre car c’était son statut à cette époque- sont huit ! Ceux qui organisent la vie des souverains sont autour d’eux, soumis mais indispensables.
Et même si l’Infante est le sujet, il y a trois vrais portraits : le sien, et ceux de deux serviteurs : la naine et le peintre.
Il ne faut pas s’étonner si le titre du tableau change périodiquement : ce fut d’abord « Son altesse l’impératrice, avec ses dames et un nain » en 1666. Puis en 1734, c’est « La famille du roi Philippe IV », et enfin, en 1834, « Le Ménines », le titre qui nous est habituel.
Ce festival de serviteurs veut peut-être montrer que ceux qui sont au service des majestés font aussi la royauté, même si l’histoire les oublie. Leur redonner une dignité égale à celle des rois. Il n’y a pas ici une représentation de personnes royales mais une véritable communauté : les princes, ceux qui les servent et le peintre, celui qui les fait échapper à la fuite du temps et leur donne l’éternité.
Bernard Dorival dit que la suspension du mouvement des personnages fait preuve du temps passé qui est fixé par la peinture. En effet, une scène de vie évoque la fuite du temps en même temps qu’elle la suspend. Mais c’est vrai de toutes les scènes de vie, cela n’a rien de propre à ce tableau.
VELASQUEZ en dit beaucoup plus : il nous dit qui est le démiurge de cette transmutation du temps qui fuit en éternité : il donne l’éternité en montrant qu’il le fait. Revanche de l’artiste, à cette époque, serviteur comme les autres.
Les puissants, malgré leurs prérogatives, n’ont aucune prise sur la fuite du temps : ils passent, mortels comme leurs serviteurs. Et nous les voyons ici ensemble, accédant à l’éternité, transformés en icônes par l’artiste, à ce titre supérieur à tous.
Pour conclure, il y a dans ce tableau un élément présent-absent qui le met en abîme et situe dans un espace à trois dimensions un objet qui par définition n’en a que deux. Cette conception transcende la nature d’un tableau qui, consiste, d’habitude, à mettre à plat la réalité, à la réduire à deux dimensions. Dans la troisième dimension n’est habituellement que le spectateur. Ici le spectateur voisine avec l’élément virtuel qui organise le tableau et initie un jeu de regards fascinant entre ce qui existe et ce qui n’existe pas.
C’est justement ce qui a fasciné FOUCAULT ; mais, comme nous l’avons vu, ce tableau est riche de bien d’autres significations. Il est inépuisable et on le commente encore aujourd’hui ! Comme le dit Daniel Arasse : « Le temps n’épuise pas « les Ménines » il les enrichit ».
Mais puisque j’ai mis l’accent sur le pouvoir du peintre, finalement le vrai roi du tableau, je conclurais volontiers avec ces paroles de Jean-Paul DESGOUTTE : « Où est le pouvoir? dans celui qu’on donne à voir ou dans celui qui donne à voir ? »
Car si le couple royal est l’organisateur de l’économie du tableau, on pourrait peut-être admettre qu’ici le vrai roi, c’est le peintre.
Œuvres citées :
Michel FOUCAULT, « LES MOTS ET LES CHOSES », Gallimard , 1966
Bernard DORIVAL : « A propos des Ménines », l’ŒIL, juin 1994, N° 462, p.36-41
Daniel ARASSE : « On n’y voit rien », Denoël, 2001