Articles littéraires et philosophiques

Magda Szabó : La Porte

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L’auteure décrit une expérience étonnante, détonante même, qu’elle ne comprend pas ! Garantie d’authenticité !

L’introduction du roman est un rêve butoir, rêve d’échec de l’auteure, sans rapport apparent avec le récit : elle est en danger devant une porte qu’elle ne parvient pas à ouvrir. Reprise du même rêve en conclusion. A ce stade, le sens est un mystère pour nous. On verra sa raison d’être à la fin.
Ensuite, tout le roman sera l’histoire d’une femme de ménage : EMERENCE.
Celle-ci a des comportements surprenants, opposés à ceux que l’on considère comme normaux chez une employée de maison et même chez chacun d’entre nous.
Elle jauge ses maîtres potentiels. Comme le dit l’auteure, c’est elle qui demande des références à ses futurs patrons. Emerence “s’enrôla“, dit-elle.
La maîtresse n’a pas de nom, seule le « maître » existe, a une identité. Dans ce genre de relation, d’habitude, ce sont les rapports avec la femme qui dominent car c’est elle qui organise la vie quotidienne.  En conséquence, l’auteure ne convoque pas Emerence quand elle a des invités car elle est gênée de n’être jamais nommée.
Mais de toute manière aucun des deux, ni maître ni maîtresse, ne commande.
Car, servante-maîtresse, elle impose ses conditions, d’abord ses rythmes de travail, même incommodes pour ses maîtres. Travail parfait, mais à ses heures. Dérangeante parfois. Elle décide de tout. Elle est même la vraie maitresse du chien de ses patrons. Elle réussit un chef-d’œuvre de dépendance indépendante
Elle ne supporte ni qu’on lui donne un ordre, même légitime, ni même qu’on lui demande un service. Elle n’obéit jamais directement, mais fait cependant ce qu’on souhaite, à condition d’en prendre elle-même l’initiative et de choisir la manière. Un exemple : lorsque sa maîtresse lui demande de venir un après-midi pour recevoir un colis, elle refuse grossièrement. Mais elle fait le poireau devant la porte sans le dire pour attendre ce colis (qu’elle rangera dans un placard, ce qui retardera sa découverte), et elle apporte un plat de choix à ses maîtres, comme une sorte de réparation.
Elle vit dans une maison fermée où personne n’entre jamais : elle reçoit son neveu régulièrement mais devant sa porte. Une partie de son appartement est close même à elle puisqu’elle a cloué des planches pour isoler une pièce.
Elle ne révèle rien d’elle-même, mais reçoit les confidences de tout son entourage. En particulier, elle ne dévoile jamais ses sentiments.

Mais la plus introvertie a un métier d’extravertie. Femme secrète, elle assume en effet un second travail: celui de concierge. La loge d’une concierge est, comme on le sait, presque un lieu public : toutes les nouvelles passent par elle, mais elle est exposée aussi à tous les contacts humains. Curieux métier pour une femme qui ne révèle rien d’elle-même : elle sait tout des autres qui semblent se confier volontiers, mais eux ne savent rien d’elle. Elle a des relations avec beaucoup de monde, mais à ses termes. En outre, on a l’impression qu’elle n’est pas la concierge seulement d’un immeuble mais de tout le quartier !
Elle est brusque, parfois insultante, même avec ses maîtres, mais ne semble pas avoir d’ennemis alors que sa manière de parler aux gens, de les invectiver parfois, devrait les dresser contre elle. Par exemple, dans l’histoire du chat accusé à tort ou à raison d’avoir tué les oiseaux d’un voisin, tout le monde est en sa faveur contre l’oiseleur, alors que personne n’a de relations vraiment personnelles avec elle puisqu’elle ne livre rien.
Elle s’excuse parfois mais avec une dignité, « une absence d’humilité et de remords » dit l’auteure, qui donnent à celle-ci l’impression qu’elle se moque d’elle.
Elle fait beaucoup de cadeaux même à ses maîtres et, par prédilection, des plats pour les malades. Et elle les impose ainsi que le sort qu’on doit leur faire : elle en reste la maitresse. L’épisode du chien à l’oreille cassée est exemplaire : elle quitte ses maîtres parce qu’ils n’ont pas aimé ce cadeau et l’ont discrètement caché. Puis l’auteure fait amende honorable, ressort le chien. Emerence sourit, comme heureuse, prend le chien et le jette à terre. Malgré sa concession en revenant travailler chez eux, elle se montre encore la maîtresse : ce qui comptait c’était qu’on lui obéisse.
Elle refuse par contre avec colère les cadeaux qu’on veut lui faire, mais peut cependant en exiger à ses conditions.

Donc elle domine en les refusant : recevoir un cadeau c’est devenir redevable. Elle domine en les exigeant parfois. Elle domine en les imposant à ses termes puisqu’elle garde la haute main sur le traitement qu’on leur réserve.
Elle a une vocation à aider les malades, les malheureux.
Mais elle refuse qu’on l’aide elle-même : très malade, elle travaille dans la neige, ne veut aucune aide. L’auteure l’invite à venir chez elle pour la soigner. Elle refuse avec colère. (Notons que ceux qui donnent, d’habitude, s’attendent à recevoir la même chose en cas de malheur : ici encore elle agit à contre-courant).
Elle est dite vieille -remarquons que jusqu’à la fin on ne révèle pas son âge-mais fait un travail quasi surhumain et, en plus, celui de concierge qu’elle semble pratiquer presque la nuit. Elle balaie la neige devant onze maisons, sert plusieurs personnes, cuisine des mets pour les malades, pour faire des cadeaux. Elle semble ne jamais dormir réellement. D’ailleurs, elle n’a pas même de lit !
Croyante ? d’une certaine manière, mais à ses termes. Elle travaille le dimanche, ne va pas à l’église. Brouillée depuis l’incident de la robe du soir. En effet, pendant la guerre, des Suédois ont fait des dons :  l’église les distribue. Emerence est au fond. On ne la connaît pas car elle ne vient pas à l’église. Finalement, on lui donne ce qui reste : une robe du soir. Elle la jette à terre avec fureur et depuis ce jour elle est contre la religion. Cependant, peut-être croyante, mais même Dieu ne doit pas la contraindre : elle se fait une interprétation très personnelle de l’Evangile. Jésus est un trublion mêlé à des affaires louches, je dirais presque que sa mère est bien débarrassée quand on le crucifie, il est respectable seulement parce que charpentier comme Joseph, son père.

Elle ne respecte en effet que les travailleurs manuels, méprise les intellectuels, les médecins surtout, ses maîtres font un métier de fainéants, elle les voit comme des parasites. Intelligente, elle refuse toute lecture.
Audacieuse, courageuse : personne ne peut l’intimider, mais elle est terrorisée par l’orage.
Amitié fidèle mais jamais assurée, ni assumée. Certaines actions semblent la révéler, mais elle ne la dévoile jamais, au contraire, quand on pourrait y croire, elle la dément par sa conduite. Comme si l’avoir montrée donnait prise sur elle.
L’amitié est donc parfois révélée puis déniée par le comportement, mais elle peut être aussi perverse.
Révélée puis déniée : quand l’auteure croit qu’elle est devenue son amie, elle la déçoit, elle redevient comme une étrangère. Par exemple, au moment où le mari de sa patronne est à l’hôpital entre la vie et la mort, Emerence passe la nuit avec elle, qui est désespérée, et elle lui raconte sa propre vie : cadeau exceptionnel car elle ne se raconte jamais. Ce fut efficace puisque l’auteure s’endormit tranquillement et recouvra sa sérénité. Démonstration d’amitié, mais le lendemain, Emerence montre une parfaite indifférence qui la dément et frustre l’auteure qui y croyait vraiment.
Cette amitié peut se révéler parfois perverse. Emerence aide Polett à se suicider. Il semble qu’une vraie amie aurait tenté de la dissuader. Pas du tout : avec le plus grand sang-froid, elle l’assiste dans l’organisation de sa mort.  Un autre exemple : elle choisit le Jour de Rameaux pour déstabiliser l’auteure : elle se trouve comme par hasard sur son chemin vers l’Eglise et lui dit des paroles qui troublent son recueillement.
Comment interpréter cette amitié ?  Ambivalence des sentiments: amour et haine en même temps ? Amour avec un élément de sadisme? Il y a eu un autre moment d’aveu, mais on peut le considérer comme une exception, un moment de faiblesse. À la fin, quand Emerence est à l’hôpital, elle prend la main de sa maîtresse et la met même dans sa bouche, -geste de bébé, il faut le noter- mais ici, on peut voir plutôt une régression accidentelle dans un moment de faiblesse. Car les jours suivants, lorsque l’auteure vient la voir, elle se voile le visage, signal de non-recevoir. Elle ne révèle donc pas ses sentiments, ou si elle semble le faire, elle entretient le doute, comme pour rester maîtresse de la situation.
Amour passionné des animaux : elle a recueilli neuf chats. Mais elle est cruelle avec le chien quand il n’obéit pas : elle doit pouvoir le dominer comme son entourage humain. Là aussi, à certains moments, elle paraît sadique.
Econome, elle amasse de l’argent pour faire un tombeau somptueux à sa famille, mais est indifférence à l’argent. Une fois on le lui vole, une autre fois, elle en donne pour une bonne cause :  elle recommence simplement à accumuler sans se plaindre.

Last but not least, elle a un rapport très singulier à la nourriture qui a une grande importance dans ses rapports humains.
Elle offre et sacrifie beaucoup de bons plats confectionnés par elle. Ils sont bien préparés, offerts avec apparat dans de la vaisselle de luxe, mais aussi parfois étrangement détruits. Le but de ces plats offerts semble double : soit ce sont des cadeaux, soit des signes de réparation.
Mais leur sens profond, c’est toujours une démonstration de puissance, de supériorité : en effet, elle oblige les autres envers elle, elle montre qu’à l’égal des riches elle peut offrir des cadeaux de qualité, mais en outre, elle s’en sert pour réparer sans s’humilier par des excuses
C’est le côté positif : elle donne généreusement. Mais il y a un côté négatif : elle détruit parfois ces mets avec fureur. C’est ce qu’elle fait lorque sa patronne lui rapporte les plats faits pour le visiteur inconnu qui ne s’était pas présenté : elle les saccage avec colère et les jette dans les toilettes : la pire offense faite à la nourriture. Geste important pour une besogneuse qui n’est pas riche et fait tout elle-même. En outre, geste qui a un caractère meurtrier : quand elle détruit ce qu’elle avait fait avec amour pour son visiteur, elle tue symboliquement ce visiteur défaillant. Mais c’est aussi suicidaire : elle se punit en détruisant le produit d’un dur travail.
Donc la nourriture à une grande importance pour elle, une valeur symbolique.
Elle est le vecteur de son amitié non exprimée puisqu’elle ne la déclare jamais, et de ses haines, puisqu’en la détruisant, elle « tue » symboliquement ceux qui la déçoivent. Dans ce cas, peut-être aussi vecteur de l’autopunition car elle sacrifie ses richesses et son travail.

Voilà à peu près son comportement.
Avant d’essayer de le comprendre, il est instructif de voir l’impact qu’il a sur les autres, quelle est leur l’attitude envers elle.
Sa conduite est faite pour rebuter, or elle est populaire à l’extrême. Sa brutalité n’empêche pas qu’on l’aime. Et tous, maitres, amis, famille, sont sous sa coupe, lui obéissent et sont attachés à elle. On s’étonne de la fidélité du colonel, par exemple, qui, me semble-t- il, ne reçoit rien et ne lui doit rien.
Les plus faibles sont dans un rapport de dépendance, d’obligés à bienfaitrice.
La personne sur laquelle elle a jeté son dévolu, sa maitresse, est plus que tous dominée de l’intérieur par Emerence. Celle-ci a investi son esprit et sa vie d’une manière incroyable, dans le cadre d’un simple rapport d’employée à patronne.
Emerence l’oblige, comme héritière élue, à faire des acrobaties -mission impossible-, et finalement sa maîtresse est encore criblée de remords : elle croit l’avoir tuée !
L’épisode de la Fête des Mères est exemplaire aussi, en particulier parce que l’auteure y voit le début d’une vraie amitié et accepte quelque chose qui nous paraît invraisemblable. A partir d’un certain moment en effet, chaque année, le jour de la Fête des Mères, Emerence entre, tôt, dans la chambre conjugale, accompagnée du chien déguisé avec une couronne et elle fait la fête à l’auteure. Cadeau plutôt dérangeant. J’y reviendrai lors de l’interprétation de sa conduite.
Ils semblent tous -surtout sa maîtresse- consentants sous sa domination.
Ce personnage nous interpelle et vaut la peine d’être analysé car l’auteure nous décrit une tranche de vie : l’avoir inventé n’aurait aucun intérêt. Essayons donc de l’analyser.
Les caractères dominants peuvent être résumés en trois points :

  • Tout doit dépendre de sa volonté : en fait, elle domine tout le monde.
  • Elle donne beaucoup, se sacrifie même, mais à ses conditions, ce qui est naturel puisque tout est soumis à sa volonté.
  • Elle est bonne et méchante, compatissante et cruelle : ses sentiments sont ambivalents.

Le premier point révèle qu’elle appartient au groupe des « pervers narcissiques ». Il nous suffira d’énumérer les caractères de ceux-ci, nous y reconnaîtrons tout de suite Emerence.
Le PN rejette toujours la faute sur les autres. Il n’a jamais tort, ne s’excuse jamais : aucune conscience du caractère pervers de sa conduite. Emerence n’a jamais tort, ne s’excuse jamais, ou en se moquant.
Il réussit à culpabiliser l’autre et à le faire sentir responsable de tout ce qui ne va pas entre eux. La victime entre dans son jeu d’une manière incompréhensible pour l’observateur. L’auteure se culpabilise et fait tout ce que veut Emerence.
Il est enjôleur et réussit à se faire aimer après des scènes qui devraient tuer tout amour normal. Il récupère sa victime après l’avoir annihilée. Emerence insulte sa victime mais cela ne conduit jamais à un renvoi, ni à une rupture.
Il isole sa proie en la coupant de toutes ses relations familiales et amicales. C’est la première caractéristique que tout le monde remarque, car pour les autres, le PN, cache bien son jeu, de manière que ce soit toujours l’autre qui paraisse avoir tort. Chez Emerence, on ne voit pas cela, elle l’isole symboliquement en ne la nommant jamais (le maître seulement est nommé) et peut-être aussi en lui prescrivant un rôle unique. (L’auteure n’ayant pas de relations familiales il n’y a pas lieu de les rompre)
Il n’a aucune empathie. Incapable de se mettre à la place des autres et de ressentir ce qu’ils sentent. Emerence semble indifférente quand on opère « le maître ». Impossible de dire si elle est vraiment capable d’amour : un tel geste apparaît quand elle passe la nuit tragique au chevet de sa maîtresse pendant que son mari est à l’hôpital. Mais juste après, elle déçoit celle-ci qui croyait qu’elles étaient devenues amies. On peut interpréter cette apparente charité comme la domination d’une personne en état de faiblesse qu’elle rend redevable par ce geste. Si elle a des sentiments, elle les cache : on ne peut pas avoir prise sur elle. Un autre exemple est celui de l’aide accordée à Polett lorsqu’elle l’aide froidement à se suicider

Le PN ne veut rien devoir à personne. Emerence ne veut pas de cadeaux, ni d’aide.
Il ne remercie pas. Emerence de même.
Le PN ne reconnaît de supériorité à personne. Emerence méprise les intellectuels, ne respecte que les travailleurs manuels, ses pairs. Elle met la religion à sa mesure : le Christ et St Joseph sont respectables parce qu’ouvriers.  Elle ne reconnait aucune supériorité spirituelle au Christ.
Elle dit que ses trois amies sont des idiotes et traite aussi sa patronne d’idiote.
Le PN met sa victime dans des situations sans issue, pour la soumettre, l’humilier. Emerence impose ses conditions de travail. Pire, elle fixe une tâche impossible à celle qu’elle choisit comme son héritière, puisque celle-ci ne peut la sauver en respectant les conditions fixées. En effet, elle seule a la clef de l’appartement de la vieille femme malade, en danger de mort, qui refuse d’en sortir : elle doit appeler à l’aide et la forcer sous le regard d’autrui : deux choses intolérables. Mais devait-elle la laisser mourir ?

Les PN sont des prédateurs, des exploiteurs.
Prédatrice, elle l’est : Elle dit elle-même : ” Je n’ai besoin de personne s’il n’est pas entièrement à moi “.
Exploiteuse ?  Non, car elle donne, mène une vie de sacrifice et de travail, ce qui ne rentre pas dans le cadre. Ici nous aurons besoin d’une autre explication. J’y viendrai.

Ce qui confirme le diagnostic PN, c’est le comportement typique de ses victimes.
La victime est toujours sûre d’avoir tort et s’interdit de riposter. L’auteure, sa victime, se laisse traiter comme un enfant obéissant. Un épisode typique. Elle décide un jour qu’elle va dire son fait à Emerence. Mais c’est celle-ci qui lui fait la leçon et elle éclate en sanglots. Elle dit elle-même que quelqu’un qui passerait par-là aurait pu croire qu’un enfant de la maternelle avait reçu une raclée. « J’étais congédiée » dit-elle. Puis Emerence la rappelle : elle revient puis la renvoie chez elle : elle repart.
Elle rêve de lui faire du bien, pendant que le PN continue inlassablement de la rendre folle. N’est-ce pas ce que fait Magda en acceptant la dure tâche de l’héritière ?
Elle a de grandes qualités (les PN choisissent généralement bien leur proie), mais elle doute d’elle-même, a une forte propension à se culpabiliser. On le voit ici « J’ai tué Emerence ». Celle-ci investit sa victime même au-delà de la mort. L’auteure se donne toujours tort et essaie de réparer.
L’envoûtement incompréhensible de la victime est indéniable lorsqu’elle considère que leur vraie amitié a commencé quand Emerence est venue chaque année pour la fête des Mères lui faire un cadeau. J’y reviens donc en l’analysant d’un peu plus près, car c’est typique d’un cadeau de PN.
Elle dérange sans vergogne le matin en entrant dans la chambre conjugale, elle créé une fête qui est une dérision car l’auteure n’a pas d’enfant et même le chien, déguisé d’une manière ridicule, qu’elle a recueilli, est plutôt l’enfant d’Emerence. En outre, si l’auteure n’acceptait pas la visite et le cadeau, Emerence la quitterait comme lorsque le couple n’a pas honoré le chien à l’oreille cassée. Et elle recommence chaque année, même si cela déplaît au mari. La femme, envoûtée accepte et considère que c’est une preuve d’amitié, le mari, non envoûté, est mécontent et les années suivantes, il quitte la chambre cette nuit-là.
Elle a même prise sur le couple en tant que tel car l’acceptation de la femme et le refus du mari risquent de créer un conflit entre eux.
Y a-t-il un cadeau plus vicieux, plus pervers ! Déplacé par la manière, le but, et le fait de l’imposer.
Encore d’autres cadeaux imposés. Emerence prend possession de leur intérieur, ce que nous avons de plus intime après notre propre personne. Elle y apporte des objets ramassés dans les encombrants qui doivent être placés et utilisés comme elle le veut. N’est-ce pas une magnifique possession symbolique de la personne qui l’accepte. Naturellement, comme en ce qui concerne la qualité de son travail, elle choisit des objets qui peuvent avoir de la valeur, et donc témoigner de la sienne propre. Se rappeler que tout ce qu’elle fait, nettoyage ou cuisine, est parfait, confirmant sa supériorité.
Un autre « cadeau » pervers. Le vendredi saint, Magda lui demande de faire des prunes. Elle les laisse là et cuisine un poulet pour le maître, qui, moins religieux, n’est pas mécontent.

La victime semble réellement envoûtée !

“Il n’y a rien à attendre de la fréquentation des pervers narcissiques, on peut seulement espérer d’en sortir indemne. » dit Paul-Claude Racamier (« Les perversions narcissiques »).

C’est une relation dangereuse dont la victime a peine à se délivrer et n’en sort pas facilement sans dommages.
(Pour la petite histoire, Picasso semble en avoir été un : voir Ariane Stassinopoulos : « Picasso créateur et destructeur »)
On a ici un beau cas extrême de PN. Même dans la situation subalterne qui est la sienne, elle réussit à dominer tout son entourage, ses patrons les premiers : tout se fait à ses conditions. Elle réussit à retourner la position de servante en une position de maitresse.
On peut comprendre son humiliation d’être tirée de sa crasse quand elle était malade : ce n’est qu’en lui cachant la vérité qu’on a pu la sauver pour un temps, à l’hôpital. Lorsqu’elle l’a apprise, elle a fait un geste suicidaire.

Mais en ce qui concerne EMERENCE, le « il n’y a rien à attendre » n’est pas vrai, malgré le tableau si complet d’une PN. Serait-elle quelque chose de plus ?
Les PN exploitent, elle, elle donne, à sa manière impérative certes, mais elle donne : elle est la servante de tous, même de ceux qui ne le demandent pas. A l’excès : travail parfait et excessif pour son âge, dons aux malades et même cadeaux à ses patrons : elle se tue de travail. Ce n’est plus ici le portrait d’une PN. Cette manière oblative de dominer demande absolument une explication.
Elle nous la donne elle-même en racontant son histoire : elle en dit peu, mais c’est assez.
Curieusement, elle révèle quelque chose de son passé à sa maitresse quand celle-ci attend dans l’anxiété le sort de son mari qui est à l’hôpital : comme je l’ai dit, un vrai et exceptionnel cadeau.
Fille d’un père menuisier, d’une mère cultivée. Le père meurt quand elle a trois ans, sa mère pour survivre se remarie avec le chef de leur atelier. Un frère aîné et après elle, deux jumeaux, fille et garçon. A la mort du père, l’aîné est recueilli par les grands-parents. Les trois autres enfants restent avec leur mère. EMERENCE est bonne à l’école, mais on l’en retire tôt pour la faire travailler.
Un jour, elle a alors une dizaine d’années, sa mère la rudoie, elle veut alors rejoindre le frère aîné chez les grands-parents Elle emmène les jumeaux. Surpris par un orage violent, les deux petits sont tués par la foudre, calcinés sous un arbre.
Sa mère accourt. Emerence voit, devant elle, sa mère se jeter dans un puits, de désespoir : scène terrible, hallucinante. Elle aurait pu peut-être la sauver, mais, sidérée, elle reste sans réaction. Un passant la recueille.  Son grand-père la prend mais la fait engager tout de suite comme servante, juste après l’enterrement. Elle a vécu tout cela « pétrifiée », comme dans un rêve. Elle voit ensuite encore les cadavres défigurés dans leurs cercueils.
Adulte, elle fait des économies pour leur construire un tombeau somptueux. Véritable œuvre de réparation.
On apprend aussi, par bribes, qu’elle a sauvé la petite-fille de grands-parents juifs, ses anciens patrons, en faisant croire que c’était sa propre fille, enfant naturelle, à son détriment puisqu’elle ruinait ainsi son honorabilité.

On peut sans grand risque en tirer qu’elle est culpabilisée jusqu’à l’os et passe sa vie à se punir et à réparer : d’où le mode oblatif de sa domination, mode oblatif, il faut le dire, par lequel elle assure encore mieux sa domination de PN sur les autres puisqu’elle se fait admirer et aimer.
Les jeunes enfants se croient la cause des malheurs familiaux et se culpabilisent : ils peuvent s’interdire la réussite et le bonheur ou plus positivement « réparer » par des conduites oblatives.
Elle a eu tout le paquet : père mort quand elle a trois ans, premier traumatisme culpabilisant.  Mais surtout, elle a « tué » ses frère et sœur et sa mère car c’est elle qui a pris l’initiative de quitter la maison. Elle fuyait la vie dure et le travail forcé. C’était déjà une faute contre la mère. Criminelle sur tous les terrains.
En conséquence, elle se punit et elle répare.
Elle se punit : elle fera à l’excès toute sa vie le travail forcé subalterne, le travail de servante qu’elle a voulu fuir, geste qui a coûté la vie à sa mère et ses frère et sœur. Vieille, elle travaille sans répit, et beaucoup de ses travaux ne lui rapportent rien. En outre, -et c’est ici aussi qu’on voit l’autopunition-  elle donne ses économies pour une bonne cause pendant la guerre, puis on la vole, et elle recommence simplement à s’échiner et accumuler.
Elle compromet toute attitude qui pourrait être gratifiante : déni d’une amitié qui s’installait entre sa maitresse et elle. Je l’ai attribuée à la haine qui habite les PN, incapables d’aimer vraiment, et au refus d’être dans la dépendance de quelqu’un, mais il est possible que ce trait soit surdéterminé. Elle n’a pas le droit d’être aimée, elle, la criminelle, alors elle détruit dans l’œuf tout ce qui peut être gratifiant.
Elle a eu un compagnon, une loque, et elle s’occupait d’un autre malheureux qu’elle a dû enterrer elle-même. Choix « masochiste » de ses hommes, qui a un caractère punitif tout en lui assurant la supériorité.
En outre, elle répare. Elle se sacrifie toute sa vie pour construire à sa famille détruite par elle un tombeau royal. Elle sauve un enfant juif, elle qui n’a pas pu sauver ses frère et sœur. Elle sanglote pour la première fois lorsque cet enfant, une fille, adulte, est attendue et ne vient pas (se rappeler tout le décorum pour la recevoir chez ses patrons) : c’est comme si elle avait échoué à la sauver. Mais la haine et la colère l’emportent et elle détruit symboliquement sa visiteuse en détruisant tous les plats préparés : ici c’est la PN mortifère, à qui quelque chose échappe, qui se manifeste.
Elle recueille les animaux errants : neuf chats chez elle. Elle s’occupe du chien de ses patrons qui sera autant le sien.
Ces sauvetages sont des actes symboliques qui tentent de faire revivre ses victimes.
J’ai quelque peu démoli la sainte Emerence : même les qualités que je lui reconnais sont des qualités qu’on peut dire « de rattrapage ».
Ici, je me permettrai une remarque à propos de nos qualités morales.
Nos plus belles qualités, comme la générosité, le dévouement, comme l’absence de jalousie, la modestie, l’abnégation, peuvent avoir deux sources.
Il y a une générosité dont on pourrait dire : « C’est de l’abondance du cœur que la bouche parle ». Elle est spontanée, son origine est l’amour qu’on a reçu soi-même dans son enfance. Celui qui a beaucoup reçu (pas trop néanmoins, se rappeler la « suffisamment bonne mère » de Winnicott) est capable de donner beaucoup : c’est une générosité spontanée qui coule de source quand rien ne s’y oppose, générosité issue de la pulsion primaire, EROS. Elle semble manquer chez les PN.
Mais il y a une deuxième source, venant de la culpabilité : c’est une générosité-réparation et une protection. On expie une faute imaginaire (les crimes que s’attribuent les jeunes enfants ne sont pas réels) en faisant des sacrifices, et on répare symboliquement en accomplissant des actions généreuses.
Ces qualités-là, « formations réactionnelles » ont souvent un caractère excessif et rigide.
D’où l’on voit que les plus belles qualités morales peuvent avoir des sources douteuses. L’oblativité d’Emerence semble être issue de la culpabilité, non de l’amour spontané du prochain, ce qui manque justement à une PN.
Mais la source de nos qualités n’enlève rien à leur valeur sociale et morale :  souvent les plus beaux dévouements, les plus utiles, ont des sources obscures, ils n’en restent pas moins admirables et très utiles socialement et ce n’est pas les diminuer qu’essayer d’être lucides. Il est possible que beaucoup de vocations religieuses aient cette source : la culpabilité.
Bref, Emérence doit sa complexité et sa singularité à cette conjugaison quasi impossible mais fort bien dominée par elle d’une PN et d’une personne profondément culpabilisée qui se sacrifie pour se punir et répare.
Bel exemple de maîtrise des contraires, mélange détonnant où la qualité réelle, le positif -en l’occurrence, l’oblativité- est au service du défaut, la perversion narcissique, puisqu’elle prête main forte à celle-ci, en assurant la domination sur les autres personnes. Cette Emerence est une figure quasi emblématique admirable.
Cela en fait un personnage aux dimensions d’une héroïne de tragédie antique, ce qui est très bien ressenti par l’auteure qui, périodiquement, évoque la tragédie grecque.

Pour conclure, nous pouvons essayer de donner un sens à l’introduction, reprise dans le dernier chapitre, qui nous avait paru énigmatique : ce rêve récurrent où l’auteure, en danger, se voit butter contre une porte qui refuse de s’ouvrir.
Cette porte qu’elle cherche désespérément à ouvrir, c’est peut-être le mystère d’Emerence qui la subjugue, d’une certaine manière gouverne même sa vie. Emerence la hante par le remords, remords mystérieux et injustifié sur lequel elle butte comme sur cette porte qui ne s’ouvre pas.  Je ne sais pas si c’est ce que l’auteur croit nous dire mais cela a un sens : si elle avait compris qu’Emerence était une PN, elle aurait pu se libérer : elle aurait ouvert la porte. Elle reste subjuguée par le mystère de leur relation.
En fait, ce rêve, s’il n’est pas inventé, peut avoir un tout autre sens et avoir été utilisé à cause de l’association d’idée, association poétique, avec la porte d’Emerence en danger de mort qui doit et ne doit pas s’ouvrir. En tout cas, se non è vero, è ben trovato ! Cela encadre parfaitement le mystère d’Emerence.
Nous rencontrons donc le cas étrange d’un auteur qui décrit un long épisode d’envoûtement dont il est et reste dupe.
D’habitude, l’auteur prend la place de Dieu, celui qui voit et comprend. S’il se raconte, c’est avec un certain recul, une certaine objectivité, il prétend dire ce qui s’est réellement passé, il sait par exemple que la passion amoureuse qu’il décrit était fondée sur une illusion.
Ici l’auteure est aveugle, elle n’a aucun recul par rapport à cette expérience. Elle continue à s’illusionner sur le sens des actions d’Emerence et à se culpabiliser.
Aucun insight sur la nature de leur relation, ni sur ce qu’est vraiment Emerence.
Non seulement c’est vécu à travers le roman, mais c’est dit clairement à la fin. Elle considère que la bonté d’Emerence « est innée », alors que la sienne n’est qu’un produit de l’éducation. Absurde. Celle d’Emerence est « secondaire », une formation réactionnelle due à la culpabilité qui la dévore. Emerence est bourrée de haine refoulée. Et ses dons sont gâtés par le sadisme de la PN et le besoin de dominer. Se rappeler le caractère ambigu des cadeaux à ses maitres, cadeaux qu’elle gâte et pervertit systématiquement.
L’auteure reconnait que c’est Emerence qui réglait leur relation, mais elle s’y soumet comme si c’était justifié. Elle avait établi « qu’elle tiendrait le premier rôle dans la vie de ceux qui l’aimaient » :  on ne dit pas mieux ! Et l’auteure accepte de la faire passer même avant son mari.
À la fin, Emerence lui reproche de ne pas avoir acheté de maison pour y mettre les trésors qu’elle lui lèguerait, de ne pas avoir fait d’enfant, d’être incapable d’aimer. On croit rêver.
L’auteure la déifie et dit qu’elle n’avait besoin de personne : « Pure, invulnérable, le meilleur de nous-même, celle que nous aurions aimé être », « …ne demandant rien à personne » Au contraire, on ne peut être plus dépendant qu’elle, une PN démultipliée, qui doit s’asservir tout une cour et s’effondre si elle se montre impuissante devant les autres !
Une petite lueur d’intelligence de la situation, cependant, lorsqu’elle dit : « Années malsaines à tout point de vue ».

Pour finir en deux mots : l’oblativité d’Emerence rachète la PN, mais curieusement elle lui permet aussi de mieux l’affirmer et de donner le change aux âmes de bonne volonté comme se montre notre auteure.