Articles littéraires et philosophiques

Van Gogh et Artaud

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Van Gogh, « le suicidé de la société » : c’est ainsi qu’Artaud présente le peintre dans un écrit qu’il a publié  en 1947 à l’occasion d’une exposition consacrée à Van GOGH, à l’Orangerie.

ARTAUD veut y montrer que Van Gogh a été réduit à la folie et au suicide par l’incompréhension de la société et la bêtise des médecins qui ne cherchent qu’à faire rentrer les génies dans le rang. Il accuse même le docteur Gachet de l’avoir envoyé au suicide !

Ecrit fulgurant avec des jugements pertinents sur la peinture de Van Gogh, quelques élucubrations sur le génie, des diatribes qui fustigent les médecins et les psychiatres jusqu’à l’absurde, quelques considérations surréalistes sur l’univers, la vie et la conscience et quelques propos déments (glossolalie).

Ce qui nous retiendra c’est le suicidé de la société.

ARTAUD a-t-il raison ?

Un rappel biographique et une analyse psychologique me permettront de donner une réponse. J’appuierai l’analyse sur plusieurs sources : un livre de Charles MAURON intitulé « Van Gogh », mais aussi  sur des études postérieures car si MAURON éclaire le « comment » était VAN GOGH, il ne dit pas le « pourquoi » il était ainsi.

 

PREMIERE PARTIE

RAPPEL BIOGRAPHIQUE.

Fils de pasteur, né en 1853 à Groot-Zundert (Pays Bas), Vincent Van Gogh porte les prénoms d’un frère mort, né juste une  année avant lui. Une sœur naît deux ans après, puis encore deux ans plus tard, Theo, puis deux autres enfants.

La période des galeries. A 16 ans, après des études moyennes mais où il a appris le français, l’anglais et l’allemand, il est engagé à la galerie Goupil et Cie fondée par un de ses oncles à la Haye, puis à Bruxelles, puis à Londres. Il est consciencieux mais néanmoins il mécontente les clients et ne donne pas satisfaction : échec professionnel. A Londres, il tombe amoureux d’une jeune fille déjà fiancée. Désespoir. Echec sentimental.

La vocation religieuse : il se réfugie dans le mysticisme.  Il retourne à  Londres et devient instituteur dans un quartier ouvrier. Puis décide de faire des études de théologie approuvées par ses parents, mais  il échoue. Puis il va évangéliser les mineurs du Borinage. Il vit comme les pauvres, plus pauvre que les pauvres, en fait trop, ses supérieurs le congédient. Echec aussi.

La peinture. En 1880, à 27 ans, il se décide pour l’art. Il revient à la maison : graves querelles avec le père. Il va suivre des cours dans un atelier à la Haye (82-83). A partir  de ce moment il sera pris en charge par Théo qui travaillait à la galerie Goupil et Cie à Paris. Il étudie la peinture aussi à Anvers et à Amsterdam.

Pendant un temps, à la Haye, il vit avec une prostituée  enceinte, avec deux enfants. Puis il la quitte et va dans la Drenthe. Il y dessine beaucoup et peint des paysages et des gens humbles. Vit en solitaire, pauvrement. Tableaux aux couleurs tristes.

Il va à Nuenen où vit maintenant sa famille : il a un petit atelier à la maison. Il peint beaucoup de paysages toujours aux couleurs brunâtres. C’est l’époque des tisserands et des mangeurs de pommes de terre.

Il tombe amoureux d’une cousine. Échec, atmosphère irrespirable à la maison, querelles avec le père, il vient à Paris où se trouve Théo, mais sans le prévenir.

Période d’effervescence où il se lie avec de nombreux peintres mais finit la plupart du temps par se brouiller avec ses amis. Il découvre la peinture impressionniste. Sa palette s’éclaire et s’enrichit.

Puis il réalise son rêve d’aller dans le Midi. Il s’installe à Arles. Il veut fonder une communauté d’artistes avec Gauguin qui  le rejoint. On connaît l’histoire de l’oreille coupée et la suite : GAUGUIN le quitte.  Soumis à des crises de folie, il va de lui-même à l’hôpital psychiatrique de Saint Rémi. Il y fait plusieurs séjours. Puis il ne supporte plus Arles.  En fait il a décroché depuis que son frère s’est fiancé, marié, et a fondé une famille, bien que celui-ci continue de l’entretenir.

Théo le ramène  et  l’installe à Auvers-sur-Oise, sous la protection du Dr Gachet. En 1890, à 37 ans, il se suicide. En 10 ans il a peint un nombre impressionnant de tableaux. A Auvers, 80 en deux mois seulement !

 

BILAN ET CONCLUSION

Il change tout le temps et n’est bien nulle part. Errances au début, en ce qui concerne les  vocations et les lieux, plusieurs amours qui échouent, pas marié, pas d’enfants, incapacité à subvenir à ses besoins, (il a vécu en effet à la charge de son frère toute sa vie de  peintre), échec  professionnel,. Il échoue finalement dans un hôpital psychiatrique, puis se suicide.

Et quand il a choisi d’être peintre, il a peint comme un drogué, compulsivement, sans répit, reprenant souvent les mêmes sujets.

Non, il n’est pas  le suicidé de la société, même si sa peinture n’a pas été comprise.

Les conditions sociales lui étaient très favorables : bonne famille, bonne éducation et, bien que d’une famille de pasteurs, il a la chance d’avoir des oncles galeristes qui lui fournissaient une entrée facile dans le monde du travail et dans le monde artistique. Il aurait pu s’assurer une vie professionnelle et la peinture.

En outre,  il a eu pour amis les meilleurs peintres de son temps, les Impressionnistes, Toulouse-Lautrec, Signac, Seurat, Gauguin… Et il a toujours désiré faire partie d’une communauté, religieuse ou artistique. Il aurait pu le faire, mais il a toujours bousillé ses amitiés : il voulait que les autres s’identifient à lui, fassent comme lui. Il a voulu l’union avec d’autres en produisant lui-même l’échec de l’union. Finalement, électron libre, il se trouve isolé, ce qui ne favorise pas la réussite.

En outre, il a peint seulement 10 ans. (Il a mis 11 ans à trouver ses marques). Y a t il beaucoup d’artistes qui sont reconnus après 10 ans ?  Pas même 10 ans, si on enlève les deux années d’étude : il a commencé à peindre à l’huile en 1882, donc 8 ans.

Comme sur ses portraits il paraît assez vieux depuis le début, on oublie qu’il n’a vécu que 37 ans et a eu une carrière si courte.

Mais il était dépressif, autodestructeur, bourré de culpabilité, il saccageait toutes ses chances, s’interdisait la réussite et le bonheur, et cela bien avant que la société ne s’occupe de l’artiste, en bien ou en mal.

Alors, non, pas le suicidé de la société !

Je crois que ces constatations suffisent pour donner tort à Artaud

Mais est-ce qu’on n’a pas envie de savoir pourquoi cet échec dans la vie qui le conduit à la folie et au suicide,  d’autant plus que tout lui était favorable ?

 

DEUXIÈME PARTIE

En fait, nous avons à faire à  un psychotique potentiel, (qui, notez-le, est défendu  par  un psychotique à plein temps, ARTAUD).

Il n’est pas le suicidé de la société, il est le suicidé de sa famille.

Une bonne famille cependant,  mais un mauvais départ. Comme je l’ai dit, il naît un an après un premier enfant mort-né  et on lui donne les prénoms de ce frère. Et tôt il voit sa tombe à l’entrée du cimetière chaque fois qu’il va à l’église, avec son propre nom dessus.

On lui demande de remplacer un mort.

  • Pourquoi ?
  • Quel en est l’effet sur l’enfant ?

Le pourquoi est du côté des parents

Le besoin de réparer la perte d’un enfant mort vient de la culpabilité inconsciente des parents qui se croient responsables. (On remarque la même culpabilité, injustifiée, à la naissance d’enfants anormaux).

D’où vient cette culpabilité ? Certainement pas d’une faute  réelle.

Elle a pour origine les sentiments hostiles vis à vis des frères et sœurs que nous éprouvons  dans la petite enfance : « Les cadavres dans notre placard »  nous en avons tous. En effet quand l’enfant voit naître un frère ou une sœur il est jaloux, il croit perdre l’amour de sa mère qui donne, forcément,  tous ses soins au bébé,  et il croit être remplacé. Il se sent abandonné. Il éprouve des sentiments meurtriers et dans ses fantasmes sadiques il détruit le frère, la mère, en imagination, mais  aussitôt  éprouve  des remords   et   refoule sa  haine.  Ces  sentiments  d’enfant – haine  refoulée,  remords  et culpabilité-  restent  quelque part  dans notre inconscient. (Notons  que  la  culpabilité ne vient pas d’un sentiment moral conscient comme  nous l’éprouvons, adultes, mais de la peur – peur panique- d’avoir détruit ses protecteurs, la peur de l’abandon. La culpabilité vient d’abord d’une faute à effacer parce qu’elle est un danger).

Mais à l’âge adulte, l’arrivée d’un enfant est un bienfait. Elle rassure notre inconscient : non, nous n’avons pas tué nos frères et sœurs.
Qu’arrive-t-il alors si l’adulte perd cet enfant ? Il l’identifie inconsciemment à ces « cadavres dans son placard » de sorte qu’au chagrin de la perte s’ajoute cette  culpabilité ancienne. La mère surtout se sent coupable, elle veut donc réparer, annihiler cette faute : c’est  ainsi  qu’elle  demande  inconsciemment  au  second  enfant  d’être  le premier pour qu’il ne soit pas mort. (Demande  absurde, mais au niveau de l’inconscient il n’y a ni avant ni après, ni rapports logiques)                                                                  

Le geste de donner au second le nom du premier est l’expression de ce désir inconscient.

Cette culpabilité qui nous vient de l’enfance peut, en outre, être aggravée par la croyance religieuse (famille de pasteurs) : en effet le mariage est un événement béni de Dieu. La naissance du premier enfant aussi, et sa perte est vue comme une punition divine, ce qui aggrave encore la culpabilité et le désir de réparer, d’annuler cette première mort. Encore une raison pour demander au second enfant D’ÊTRE LE PREMIER, magiquement.

Quel en est l’effet sur l’enfant de remplacement ?

  • La mère qui a perdu un enfant reporte sur le second des soins exagérés  par peur qu’il ne meure aussi et parce qu’il est devenu le précieux garant de son innocence.

Or on sait que l’excès d’amour maternel rend difficile  à l’enfant de se détacher d’elle, processus nécessaire pour devenir adulte psychiquement (une mère doit être « suffisamment » bonne,  selon le terme de  Winnicott).   Avec une trop bonne mère, il garde  une  nostalgie   de  l’étape  fusionnelle, il conserve inconsciemment cet attachement à caractère incestueux qui caractérise la première période de la vie relationnelle et qui est le paradis que nous devons perdre – mais en douceur- pour devenir adultes.

(Charles MAURON attribue la pathologie de Van Gogh à ceci : trop choyé il n’aurait pas supporté la venue du second enfant ; mais depuis les années 50 où son livre a été écrit, on a beaucoup étudié le problème des « enfants de remplacement », j’appuie donc mon analyse sur des études ultérieures à celle de MAURON car la simple jalousie n’explique pas une telle pathologie.)

Je continue donc :

  • La mère dépossède de lui-même l’enfant de remplacement, par la demande inconsciente qui lui est faite d’être un autre que lui-même, un autre parfait, et un autre qui est mort. Donc :

D’une part, elle le comble, même trop.

D’autre part,  elle le dépossède

Résultats :

Ambivalence envers la mère : amour et haine.

Il l’aime : souvenir du paradis maternel de l’époque fusionnelle  et désir de retour au sein maternel

Il la hait : puisque c’est l’autre qu’elle aime : par jalousie, il la détruit mentalement parce qu’elle préfère l’autre, parce qu’il n’est rien.

Ambivalence qui a elle-même pour résultats :

  • un désir lancinant du paradis perdu, du retour à l’étape fusionnelle
  • une nécessité de reconstruire cette « bonne mère » parce que sa destruction, son absence, menace l’enfant de mort : complexe d’abandon
  • une culpabilité à tous les étages
  1. culpabilité pour la destruction de la mère, destruction qui le met en danger : il y a d’abord, dans la culpabilité, le désir de réparer un dégât et la peur de ne pouvoir le faire,
  2. culpabilité pour la déception  qu’il inflige à  sa mère car il veut toujours   être ce que désire sa mère pour être aimé d’elle, et il ne le peut pas, surtout dans une famille croyante  où l’enfant mort est souvent comparé à un petit ange, le sommet de la perfection. Le petit vivant, lui, est grondé et imparfait et ne fera jamais le poids, il ne sera jamais égal au petit ange.
  3. culpabilité à cause de la haine du rival qu’il peut même croire avoir détruit lui-même par jalousie pour prendre sa place (même si c’est absurde puisque l’enfant mort est né avant)

J’ajouterai que cette injonction à remplacer un mort fait de lui un  être habité par la mort : en effet il a la mort en lui en s’identifiant  à l’enfant mort qu’on lui enjoint de remplacer et dont il porte le nom. De sorte qu’il devra se recréer lui-même en quelque sorte pour deux raisons : parce que la mère détruite le menace de destruction et parce qu’il s’identifie à un mort qu’il faut ressusciter.

Donc d’une part il reconstruit la mère à la fois pour survivre et pour retrouver un paradis perdu et se reconstruit lui-même pour survivre. Et comme l’inconscient ne change pas, c’est un peu le rocher de Sisyphe : c’est toujours à recommencer.

Et d’autre part, il se punit, effet de la culpabilité, cette multi-culpabilité.

La première fonction est souvent assurée par la création artistique (quand on a un don et que les circonstances s’y prêtent)

La seconde, la punition, est souvent assurée  par l’échec dans la vie : Le sujet n’a pas droit au bonheur. C’est un autopunitif.

Nous retrouvons tout VAN GOGH

Quelles ont été les voies de salut pour lui ?

  • La vie de sacrifice : il fait la part belle à l’autopunition. Il se punit par l’échec et répare  la mère attaquée par le sacrifice consenti : la mère est  symbolisée par les misérables qu’il aide et qu’il choisit comme objet d’amour : ces actes correspondent  à sa période religieuse et oblative : il se dévoue, se sacrifie à l’excès. Cela fait partie des « mécanismes de restauration »
  •  Puis la peinture,  qui remplacera complètement la vie de sacrifice, ce qui signifie qu’elle a la même fonction psychique, que c’est aussi un « mécanisme de restauration ».

Mais plus efficace, (d’ailleurs le premier a échoué).

Quelle est la fonction de la création artistique ?

Elle répare  la mère en la recréant symboliquement,  ce qui soulage la culpabilité. Et il reste une œuvre, témoin de cette réparation.

Et il se redonne en même temps une mère paradisiaque. C’est un choix plus gratifiant que l’oblativité. L’oblativité,   c’est   encore davantage   le  rocher  de   Sisyphe,  toujours à recommencer : il ne reste rien du dévouement de Vincent aux pauvres, la mère paradisiaque ne lui est pas redonnée. Mais dans la peinture, il se redonne la mère  détruite dans ses fantasmes et il en sort un bel objet, une œuvre  qui demeure :L’âme  évoque  le bon objet, le recompose, le ressuscite et, l’ayant capté et fixé, jouit de sa possession, s’en repaît. » dit MAURON Ce « mécanisme de restauration » est donc plus positif puisque créateur de quelque  chose  qui  demeure.  D’ailleurs Vincent  a échoué  dans la première voie, dans la seconde, il a (presque) réussi. C’était plus gratifiant puisqu’en même temps il « répare » et jouit de la réparation. La création est salvatrice. Charles MAURON dit: L’art est un “moyen de lutte contre une vieille et terrible angoisse d’abandon.” P 122.

Et je me demande si par la multitude d’autoportraits (39 !) il ne tente pas de se reconstruire lui-même, de s’assurer qu’il existe.

Mais notons quand même que l’art, lui aussi, échoue partiellement. C’est un leurre en quelque sorte, le meilleur qui soit,  mais un leurre tout de même : en effet, Vincent continue parallèlement à se punir :

  • en se brouillant avec tous ses amis (dont il a grand besoin)
  • en se sentant mal jugé à tort : MAURON dit, p.56 : “Il se sent  regardé comme un  criminel par autrui, alors qu’en fait autrui l’aide beaucoup à vivre.”
  • en s’angoissant d’une réussite au lieu d’en jouir: ” Quand j’ai appris que mes travaux avaient un peu de succès, et quand j’ai lu l’article en question,  j’ai tout de suite eu peur de devoir expier …”  Et il se dénigre lui-même dans sa réponse  à l’auteur de l’article. Qui dit mieux ?
  • il se punit aussi en s’imposant des sacrifices alimentaires inutiles.
  • en acceptant  l’humiliation d’être entretenu toute sa vie par son frère.

En outre, il buvait pas mal d’absinthe, ce qui montre l’échec partiel du paradis retrouvé dans la création.

Et conjointement à la carrière d’artiste, le constant soutien de son frère Théo.

Oui, si VAN GOGH a gardé la tête hors de l’eau pendant une partie de sa vie, et réussi quelque chose, c’est qu’il était soutenu par deux bouées  de sauvetage en même temps:

  • la peinture nous l’avons dit, mais autant
  • l’assistance de Théo, soutien matériel et moral, depuis le moment où il a décidé d’être peintre.

Celui-ci fait plus que de l’entretenir, il vit dans une sorte de symbiose avec Vincent malgré certaines disputes (voir leurs échanges de lettres). Il joue les rôles :

  • de père nourricier. Dédoublement, chez Vincent du moi en un moi social, délégué à Théo, et un moi créateur. Deux fonctions qui coexistent dans le même individu d’habitude. Toutes les relations sociales de Vincent passent en effet par Théo.
  • de mère aimante toujours présente : Théo joue le rôle d’une « bonne mère » rassurante (contre la « mauvaise mère » toujours menaçante), bonne mère qui nourrit et réconforte.
  • de frère rassurant : c’est comme la preuve que Vincent n’a pas tué son petit frère,  mais notons  que Théo, par cette identification au petit frère ressuscité, se trouve menacé de mort du même coup : il faut s’assurer tout le temps qu’il est là. Ce lien n’est pas un amour fraternel normal, c’est une véritable dépendance.

Ce rôle est confirmé, car du moment où Théo s’est fiancé, marié, a fondé une famille, a eu un enfant, donc a cessé, symboliquement, d’être le double salvateur de Vincent, le père-mère-frère, Vincent est tombé dans la psychose et a dû être périodiquement interné. Cependant Théo continuait de pourvoir à ses besoins : donc matériellement les conditions n’avaient en rien changé. C’est un facteur psychologique qui l’a fait décrocher.

Et Arles a cessé d’être son refuge. Théo a essayé Auvers : rapprochement géographique et soutien d’un  médecin, mais c’était voué à l’échec. Vincent a perdu une de ses béquilles et c’était bien une béquille morale, si j’ose dire, puisque matériellement rien n’avait changé.

Et bien qu’il ait peint frénétiquement (80 tableaux en deux mois), comme pour compenser en s’appuyant sur l’autre béquille, la béquille  artistique, celle-ci n’a pas suffi à conjurer la mort.

Artaud rend le Dr Gachet responsable de son suicide : c’est contestable, mais il a encore une intuition géniale, en se contredisant d’ailleurs.

Il dit: ” Van Gogh s’est condamné parce qu’il avait fini de vivre, et  comme le laissent entrevoir ses lettres à son frère, parce que, devant la naissance d’un fils à son frère il se sentait une bouche de trop à nourrir.”

Cependant Théo continuait d’assurer sa survie. Pourquoi Vincent avait-il « fini de vivre »?

Peut-être aussi parce que l’enfant de remplacement était re-né sous la figure du fils de Théo ? Mission accomplie pour VINCENT.

 

EPILOGUE 

Je réitère donc ma conclusion : non, Vincent n’est pas le « suicidé de la société » il était un suicidé en puissance depuis le début, mais ce n’est pas pour rien qu’on considère comme remarquable ce petit livre d’ARTAUD. Rendons-lui justice.

D’une part il a des formules géniales pour décrire les œuvres de Van Gogh.

D’autre part il voit en lui un prophète.

 

LES FORMULES GÉNIALES

Rappelons que la peinture de Van Gogh est une tentative pour reconstruire « la bonne mère » en même temps qu’une expression de la haine qui la détruit.

Tendresse et agressivité : l’agressivité plus lisible dans les œuvres des premières années : objets triviaux, détériorés, lumière sinistre, paysages tristes avec des couleurs du verdâtre au brun.

Plus tard quand la palette s’éclaire à mesure qu’il s’éloigne du nid familial, l’agressivité reste cependant visible dans le coup de pinceau incisif qui semble déchirer les objets.

Pensons aux ciels étoilés des nuits d’Arles qui au lieu d’évoquer le calme de la nuit évoquent le déchirement, aux cyprès noirs, empâtés, agressivement dressés. Sa peinture est violente.

Eh bien, c’est ce que dit ARTAUD. Je cite

P.41: «C’est de son coup de massue, vraiment de son coup de massue, que Van Gogh ne cesse de frapper toutes les formes de la nature et les objets ».

« Cardés par le clou Van Gogh », « Les paysages montrent leur chair hostile, la hargne de leurs replis éventrés… » 

« …nul jusque là n’avait comme lui fait de la terre ce linge sale, tordu de vin et de sang trempé.»

“Sordide simplicité d’objets, de personnes, de matériaux, d’éléments”

« Des choses de la nature inerte comme en pleines convulsions. »

” C’est ainsi que le ton de la dernière toile…est d’évoquer le timbre abrupt et barbare  du drame élisabéthain  le plus pathétique , passionnel et passionné.”

(Il s’agit des « Corbeaux dans un champ de blé »).

Le drame  élisabéthain, n’est-ce pas la quintessence du drame humain ? Hamlet, Macbeth : amour, haine,  crime, remords, châtiment (avec en contrepoint l’ombre de l’Œdipe). C’est

bien ce qui fait de Shakespeare le plus grand dramaturge.

ARTAUD constate que VAN GOGH, par la peinture, en dit autant que les poètes et écrivains.  Et curieusement, tous les artistes qu’il cite, et qui ont frôlé la folie, ont tous plus de cadavres dans leur placard que le commun des mortels. Nietzsche, Edgar Poe, Kierkegaard, Coleridge,  Edward Melville, Nathaniel Hawthorne , Gérard de Nerval,  Hoffmann. Tous ont perdu, petits, des parents ou des frères et sœurs.

Rappelons que VAN GOGH a un petit frère mort à ses trousses, ARTAUD  lui-même a plusieurs frères et sœurs morts après lui. Est-ce que ce n’est pas une curieuse coïncidence ? Une sorte de fraternité qu’ARTAUD ressent intuitivement.

ARTAUD évoque aussi la force brutale et en même temps l’infinie délicatesse  des  « paysages tourbillonnants et pacifiques » (pensez aux paysages de printemps d’Arles : explosion de blancheur, de couleurs tendres mais toujours avec ce coup de pinceau incisif qui lacère la toile.)

On ne pourrait si bien souligner l’ambivalence : amour et haine, tendresse et agressivité.

 

LE PROPHETE.

ARTAUD le considère comme tel  parce qu’il est le premier à employer des objets humbles de la vie courante, même sordides, pour exprimer « le mythe » comme il dit, alors que les autres peintres  se croient obligés :

  • d’idéaliser, comme la peinture académique et même impressionniste
  • ou de déréaliser comme la peinture abstraite ou la peinture surréaliste : VAN  GOGH  dit il, « sans sortir du réel en dit plus que les peintres  modernes qui croient devoir sortir du réel. » P.46

VAN GOGH révèle en effet un monde (le « mythe » comme l’appelle Artaud), en fait son monde intérieur avec ses démons, à travers les objets ou les paysages les plus communs.

Mais plutôt que le mot « prophète », à connotation mystique, je dirais « précurseur ».

Et même précurseur de quelque chose qu’ARTAUD ne pouvait pas connaître (il est mort en 1948).

Précurseur de l’art contemporain.

L’art contemporain refuse de sublimer et veut nous offrir les horreurs de l’inconscient sans déguisement, à l’état pur. La mode aujourd’hui est à la transgression. Les artistes contemporains  montrent des cadavres hideux, la merde, expression directe des monstres qui hantent notre inconscient.

Par exemple : la machine à faire de la merde, le « Cloaca », de Wim Delvoye  et d’autres choses aussi directement sordides sont présentées comme œuvres d’art. Le laid et le dégoûtant, les ordures, ce qu’on jetait ou cachait auparavant, ont droit de cité. Or il y a un lien entre la haine et le sadisme anal : durant la période sadique anale, vers deux ans, l’enfant détruit, dans la colère, en souillant mentalement avec ses excréments. Le tableau qui représente de la merde souille symboliquement la foule-mère. On reproduit carrément la destruction sadique, sur le mode infantile, de la mère.

Quel rapport avec VAN GOGH ? Eh bien, je le vois comme le père de ce déballage.

Il est le premier à jeter sur la toile sans vergogne les horreurs qui le hantent. Le veau nouveau-né semble mort, il est hideux. Les pauvres gens qu’il peint sont laids et blafards comme des morts. Il y a une vache très laide, symbole maternel s’il en est. Des vaches qui tirent des chariots et semblent harassées. Il exorcise la « mauvaise mère » destructrice et détruite, en enlaidissant ses représentations symboliques : les sinistres paysages de Nuenen, les têtes laides des humbles personnages, les couleurs, oserai-je dire, merdiques des tableaux de cette période. Il ne peint que des objets très ordinaires de la vie courante, mais pires qu’ordinaires : laids, détériorés, sombres: vieilles  godasses, fruits douteux, fleurs fanées, « sordides », comme dit ARTAUD, des paysages,  des maisons sinistres… et toujours dans ces couleurs brunâtres, les premières années : il ignore le carmin et le bleu.

Mais cependant  il « sublime » encore.

Il traduit la haine destructrice indirectement par  les couleurs des tableaux des premières années, et plus tard, quand ses couleurs se sont vivifiées, par l’agressivité du coup de pinceau. Il y a encore une distance entre peindre un paysage en brun et peindre ou sculpter une merde, entre lacérer un astre d’un coup de pinceau agressif ou dépecer un cadavre.

N’empêche qu’il a ouvert la voie, c’est peut-être la raison pour laquelle il est si universellement reconnu même si le public ne connait pas le sens de son message.


Œuvres citées :

Antonin ARTAUD : « Van Gogh, le suicidé de la société », K éditions, 1947

Charles MAURON : » Van Gogh », éd. José Corti, 1990