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Articles littéraires et philosophiques

Voltaire: Traité sur la tolérance

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VOLTAIRE introduit son plaidoyer en faveur de la tolérance par un rapport sur l’affaire Calas pour dénoncer les méfaits du fanatisme. 

Voltaire en 1718L’affaire Calas est la condamnation à mort, en 1762, d’un père de famille protestant accusé d’avoir assassiné son fils qui allait se convertir au catholicisme.

VOLTAIRE annonce la couleur dès le départ : « Le meurtre de Calas commis dans Toulouse avec le glaive de la justice… ».

Puis il fait « son » exposé de l’affaire. Partiel et partial.

Partiel : le but n’est pas d’exposer in extenso l’affaire : c’est une introduction à une réflexion sur l’intolérance.

Partial : il choisit le pire. Il met l’accent sur la cruauté du traitement des suspects, sur la partialité des juges, sur la pression de la foule intolérante.

(Note: on lui en a fait récemment grief. Je signalerai seulement ceci pour sa défense). 

Partiel, heureusement ! Un exposé in extenso aurait lassé le lecteur qui n’aurait pas franchi la porte pour aller à l’essentiel !

Partial, car son choix est polémique, mais il s’appuie sur des faits indiscutables qui conduisent à la même conclusion. En effet :

  • ou bien la justice a condamné injustement Calas sous l’effet de l’intolérance ambiante (la réhabilitation à laquelle elle sera obligée le prouvera). Il remarque en outre judicieusement que les juges n’ont qu’à changer leurs paroles pour le réhabiliter, mais que Calas, lui, ne retrouvera pas la vie.
  • ou bien, si la justice a eu raison, le père ayant tué son fils qui voulait se convertir au catholicisme, c’est encore l’intolérance qui a été l’origine d’un meurtre.
    De toute manière l’intolérance est meurtrière, CQFD.

Mais pour comprendre la position de VOLTAIRE il faut poser clairement le problème de la tolérance.

Il y a en effet deux sortes de tolérances.

L’une dirait : « Je possède la vérité mais je respecte les illusions des autres ». Tolérance sur fond de vérité établie. Condescendance : c’est ce que le mot tolérance véhicule comme connotation. Dogmatisme généreux.

L’autre dirait : « J’ai mes convictions, mais je sais qu’aucune vérité absolue ne nous est acquise, je respecte donc celles des autres, (je ne me contente pas de les tolérer, avec ce que cela a de condescendant). Ce serait la position de Montaigne, sur fond de scepticisme.

Où se place VOLTAIRE ? Des deux côtés ! Il joue sur les deux tableaux, d’où la complexité de son plaidoyer.

Il dit « Nous sommes sûrs de la vérité du dogme catholique mais nous devons tout de même être tolérants »

Mais il pense « Nous ne sommes sûrs de rien, donc nous devons être tolérants. »

En filigrane circule le « Nous ne sommes pas sûrs » : c’est succulent et acrobatique à cause du double langage qui circule dans tout le texte.

Je précise, ce qui me permet en même temps de poser les bases de sa démonstration.

  1. Position officielle affirmée :

Notre religion d’état est la vraie (position dogmatique) mais on gagne à être tolérant :

  • c’est plus humain : cela permet d’éviter les souffrances inutiles,
  • c’est sans danger si les hérétiques respectent les lois de l’état comme tout citoyen.
  • c’est avantageux, car on conserve des populations laborieuses qui, persécutées, émigreraient.
  • c’est chrétien, car le Christ a prêché l’amour et VOLTAIRE cite « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ».
  1. Position officieuse qui circule en sous-main :

Nos opinions religieuses sont différentes et incertaines, même si chacun croit posséder la vérité (position sceptique). Elles sont en effet :

  • différentes dans l’espace : variété des religions et des croyances à travers le monde,
  • incertaines si on les examine dans le temps : beaucoup d’idées d’hier nous paraissent fausses voire ridicules aujourd’hui.

Donc la tolérance est de rigueur parce qu’au fond nous ne sommes sûrs de rien : on tue souvent pour des idées qui seront démenties demain.

Pourquoi ce double langage ? (un tour de force !)

Voltaire  se place sur un plan politique : il veut être lu et non embastillé, il doit mettre des gants et il sait le faire. Car il s’adresse à un public biaisé et à un pouvoir qu’il ne veut pas heurter. Il flatte particulièrement le roi et se met du côté de la religion dominante, et ceci à répétition (forcément puisqu’il dément sans cesse cette position). Ce qu’il demande de toute manière, c’est la charité chrétienne authentique (voir toutes les évocations du Christ).

 

ANALYSE

A – Défense de la tolérance :

Comment le fait-il ? Par un appel aux faits et par une justification de droit.

  • Appel aux faits
  • Faits historiques anciens qu’il interprète : il montre que les grandes civilisations étaient tolérantes et que seuls les Chrétiens ne le sont pas.

Les Juifs, les Anciens Grecs, les Romains n’étaient pas intolérants.

Les Grecs, (ch. VII) particulièrement, qui dédiaient même un autel au dieu inconnu.

Il cite Socrate, le seul condamné, mais non pour ses opinions religieuses.

Les Romains (ch. VIII)  étaient  tolérants aussi. Il dément que les chrétiens aient été martyrisés pour leur foi : ils l’ont été à cause leur propre sectarisme.

Comme argument, il signale qu’il n’y a pas eu de persécutions religieuses avant les Chrétiens. Les Juifs n’étaient pas  persécutés. Pourquoi les Romains auraient-ils toléré toutes les religions sauf une ?

Et la persécution était relative : on laisse en paix les évêques de Rome, les Chrétiens convertissaient et tenaient des Conciles.

S’il s’agissait de persécutions religieuses, on aurait fait comme les catholiques avec les Vaudois ou les Albigeois : on les aurait tous massacrés. P.49,  passage très fort :

“Je le dis avec horreur, mais avec vérité : c’est nous, les chrétiens, c’est nous qui avons été persécuteurs, bourreaux, assassins ! Et de qui ? De nos frères. “

Même de nombreux Pères de l’Église ont prêché la tolérance. Il leur consacre tout un chapitre.

  • Faits historiques récents.

Pour faire sentir l’horreur des persécutions,  il cite les massacres de la Saint Barthélemy, des Albigeois, des Vaudois.

Pour montrer que la tolérance est sans danger, il signale qu’elle est pratiquée en Angleterre (avec les catholiques !), en Amérique aussi, où l’on tolère les nombreuses sectes.

  • Anecdotes à valeur didactique (avec de belles mises en scène : c’est Voltaire, le grand conteur, qui se manifeste ici)

Pour ridiculiser l’intolérance, il évoque les Jésuites qui calculent les moyens de se débarrasser du plus grand nombre d’hérétiques possible : tuer des hommes devient une affaire de comptabilité.

Pour relativiser nos articles de foi, il évoque de nombreux exemples de miracles ou autres choses ridicules auxquelles on a cru : par exemple, Isaïe et les 42 ours convoqués pour dévorer des enfants qui l’avaient traité de chauve, mais il nous rassure, avec humour : ce sont des miracles rares, dit-il, qu’on ne saurait reproduire.

Il évoque aussi les reliques à l’authenticité douteuse (le nombril du Christ).

Pour rendre évident de quel côté est la sagesse, il raconte (ou invente ?)  l’histoire du mandarin et des 4 chrétiens qui se disputent sur une question de dogme et qu’il finit par envoyer en prison jusqu’à ce qu’ils fassent semblant de se mettre d’accord.

Sous une forme humoristique, il confronte directement les deux attitudes opposées et ridiculise les chrétiens intolérants.

Il en profite pour citer la maxime même de la sagesse, qui n’est sûrement pas celle des chrétiens intolérants .Ch. XIX p.82 : « Nul ne doit croire qu’il en sait plus que les autres et que la sagesse n’est que dans sa tête » dit Confucius.

Et si l’on veut être toléré, il faut tolérer les autres, conclut le mandarin.

Enfin, pour ridiculiser complètement les conversions  forcées, il invente  la scène tragi-comique entre le mourant et le barbare qui l’oblige à se convertir.

  • Appel au droit : pour fonder théoriquement la valeur de la tolérance, il s’appuie sur un fait de nature : il cite des tendances naturelles des humains (l’amour des enfants pour leurs parents, le droit de jouir des fruits de son travail), qu’il érige en droit humain et il cite, comme une règle issue de la nature : «  Ne fais pas  aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ».

Mais en outre,  il fonde la valeur de la tolérance sur un autre argument : un droit est juste s’il peut être généralisé. Généralisez l’intolérance : vu la diversité des opinions, ce serait un massacre général et les chrétiens seraient les premiers à être massacrés !

Donc l’intolérance est un mal. Il passe sous silence le fait que les catholiques croient être seuls à posséder la vérité et donc seuls à avoir le droit de pratiquer l’intolérance.

 

B – Limites de la tolérance

Mais la tolérance de VOLTAIRE a des limites. La Révolution n’a pas encore passée par là, on n’en est pas encore l’égalité des droits de l’homme.

Il ne faut pas accorder les mêmes droits et les mêmes honneurs aux hérétiques, (p.21). Il justifie l’Angleterre de ne pas le faire pour les catholiques. Remarquons que, sans le dire expressément, il nous fait un clin d’œil pour montrer que quand on change de pays les hérétiques ne sont plus les mêmes : en Angleterre, ce sont les catholiques. (« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » !)

 

COMMENTAIRES

VOLTAIRE nous révèle son érudition qui est immense, ce qui le met très à l’aise, car si on conteste les faits évoqués, il peut nous inviter à lire tout ce qu’il a lu pour pouvoir le contredire. (Dommage que les auteurs n’indiquaient pas leur bibliographie dans ce temps-là).

Au sujet de la tolérance des Romains, par exemple, nous ne connaissons généralement que la version de l’Eglise, qui est une version apologétique. Il nous est difficile de prouver qu’il a tort même si certains sont choqués d’apprendre que les martyrs n’étaient, pour lui, pas des martyrs de la foi.

Une remarque : il y a une limite à sa culture sur un terrain particulier et c’est dommage pour lui et pour nous. S’il avait connu la manière dont les Catholiques espagnols ont imposé la foi à la pointe de l’épée aux peuples amérindiens, et détruit leurs civilisations, (comme font les talibans en détruisant les œuvres d’art antiques) il aurait jubilé !

Il se sert aussi de l’Inquisition mais en imaginant une scène : rien d’historique. Mais il faut se rappeler que ce n’est que très récemment que le Vatican a ouvert les vannes.

 

A propos de la tolérance des Juifs, des Grecs et des Romains

Il attache un prix particulier à montrer que les Juifs étaient tolérants, bien qu’eux aussi croient être les seuls à posséder la vérité, puisque les prescriptions de la Bible sont la voix de Dieu : cependant ils ne tuent pas les autres.

Il faut noter aussi, en faveur de VOLTAIRE, que les Romains ne cherchaient pas à convertir les peuples conquis, ni à interdire leurs religions. Il y avait des temples juifs à Rome, des évêques chrétiens, même à Rome, ce qui suppose des communautés chrétiennes. Ils n’ont pas imposé non plus leur religion aux Egyptiens, aux Gaulois ou aux Angles.

Les Romains adoptaient même les dieux des autres. Fait insigne : ils ont adopté les dieux grecs et au lieu de détruire la culture grecque, comme font souvent les conquérants, ils l’ont adoptée et imitée.

Et si Rome avait imposé ses dieux, ce ne seraient pas les prêtres juifs qui auraient jugé Jésus : il n’y aurait eu ni grand prêtre ni temple juif en pays conquis !

A noter aussi que les philosophes, des deux côtés, grec et latin, ne partageaient pas les croyances populaires et que cependant ils n’ont jamais été inquiétés (il a sans doute raison de dire que Socrate n’a pas été condamné pour des raisons religieuses) : Platon, Aristote, Démocrite (athée) Epictète, fonctionnaient complètement en marge de la religion établie. Ils étaient déistes ou athées. Certains cherchaient à établir l’existence d’un Dieu unique, très abstrait, je pourrais dire : aucune philosophie grecque n’inclut le Panthéon grec. De même les Latins. Sénèque n’était-il pas stoïcien ?

Pour Platon, par exemple, l’Idée suprême est source de tous les modèles parfaits de tout ce qui existe. Rien à voir avec Zeus et ses passions.

Pour Aristote, un Dieu formidable ! Puisqu’il est parfait, il n’a pas créé le monde qui est imparfait et ne le connaît pas car cela salirait sa Pensée parfaite ! Rien à voir avec le Panthéon des divinités grecques qui se mêlaient des affaires des hommes.

Bref, personne ne leur demandait de comptes. De même pour les penseurs latins.

Alors que les philosophes du Moyen Age devaient être chrétiens : Anselme, Thomas d’Aquin ont mis la philosophie à la remorque de la foi catholique (en faisant des contorsions). Descartes, qui a réussi à se libérer et à repartir à zéro, en ménageant la chèvre et le chou, malgré tous ses efforts pour être dans  le rang, est interdit de lecture par l’INDEX ! Vous y trouverez d’ailleurs tous les grands noms de la philosophie !

Les Grecs et les Romains n’avaient pas d’INDEX pour leurs écrivains !

Conclusion : si la religion chrétienne avait été persécutée comme religion, elle n’aurait eu aucune chance de devenir la religion d’état de l’Empire romain.

Ce qui nous amène à la question suivante, puisque VOLTAIRE la traite : comment l’est-elle devenue ?

 

Comment elle l’est devenue et pourquoi elle est tombée dans l’intolérance.

VOLTAIRE a bien vu l’origine et de l’hégémonie et de l’intolérance.

Il en rend Constantin responsable, qui a fait du christianisme la religion d’état de l’Empire romain ; Constantin avait bien commencé, mais il a mal fini. Il a commencé par traiter de fous ceux qui disputaient sur des questions insolubles concernant la Trinité puis finalement, au lieu de leur dire « Avez-vous les titres de famille de la famille divine ?» comme le suggère joliment VOLTAIRE, il les a laissé faire, d’une aberration métaphysique, un article de foi.

Deux conséquences :

  • comme le problème de la Trinité est le plus insoluble de tous, la zizanie a continué : les schismes d’Orient en sont la preuve.
  • et comme le pouvoir spirituel s’est acoquiné avec le pouvoir temporel, au mépris de l’injonction du Christ « Rendez à César ce qui est à César», c’est le règne de la force, du pouvoir et de l’argent qui a dominé : VOLTAIRE ne le dit pas aussi précisément, mais indirectement, en justifiant les protestants qui se sont élevés contre les abus de l’église de Rome (ce qui était très osé !).

La religion, alliée à la puissance politique, menace de totalitarisme religieux : à remarquer que les autres schismes, qui sont restés indépendants des pouvoirs temporels, n’ont pas persécuté pour imposer leur dogme. Seul le catholicisme, religion d’état, l’a fait. Avec la puissance, l’Eglise catholique est devenue paranoïaque.

VOLTAIRE cite St Augustin qui était tolérant quand les Chrétiens étaient en minorité et est devenu intolérant quand ils ont tenu le haut du pavé : c’est donc bien le pouvoir qui pervertit.

Il montre, en les rappelant comme modèles, que l’Eglise a violé les enseignements fondamentaux du Christ : « Aimez-vous les uns les autres » et « Ne faites pas à autrui… » . 

(J’ajouterais qu’elle a violé aussi ceux-ci : « Il viendra un temps où on adorera Dieu non plus dans les temples mais en esprit et en vérité. » et « Rendez à César ce qui est à César »).

Bref, on s’est autorisé de son nom pour faire le contraire de ce qu’enseigne le Christ, et en outre, pour justifier les crimes au nom de Dieu, (ce que l’on ne fait pas dans les guerres de conquêtes : on se contente de mettre Dieu de son côté.)

Note à propos de l’église grecque orthodoxe, église d’état, mais très tolérante. Les Grecs sont très attachés à leur religion, elle fait partie de leur identité.

Ils sont orthodoxes parce qu’ils sont grecs : on baptise automatiquement les enfants, on ne se pose pas la question si on croit vraiment ou non. Tout le monde fête Pâques très religieusement. On tient à la religion, sans faire le moindre prosélytisme. L’église orthodoxe s’est séparée de l’église de Rome au moment du grand schisme – toujours sur cette question de la Trinité- et je pense qu’elle est devenue religion d’état après la libération de la Grèce du joug turc au XIXème siècle. Elle a joué un rôle très positif en maintenant la religion et la culture grecques durant les 400 ans de l’occupation turque. Elle entretenait dans les grottes des écoles cachées, elle soutenait en cachette les insoumis. Elle a sauvé l’identité grecque de l’assimilation Ottomane.

 

La position de la philosophie des lumières au sujet de la morale et la religion.

L’évolution de l’humanité dans le cadre de la philosophie des lumières est vue ainsi : la vie en société impose des règles, mais nous avons aussi besoin d’un gendarme intérieur pour les respecter : la religion y pourvoit. Comme le dit VOLTAIRE, ” Les lois veillent sur les crimes connus, et la religion sur les crimes secrets.”

Il voit ainsi l’évolution de l’homme :

  • l’homme débute par les superstitions religieuses
  • avec les progrès de la connaissance et de la raison, les religions s’épurent (mais pour VOLTAIRE, elles restent superstitions à cause de leur irrationalité),
  • quand la raison triomphera, elles deviendront inutiles et tomberont en désuétude : la morale sera fondée sur la raison.

Ce qui n’empêche pas les philosophes des Lumières d’être souvent théistes. VOLTAIRE pense qu’il faut un horloger pour construire et faire marcher l’horloge, donc un dieu créateur ; mais ce dieu ne s’occupe pas des affaires de ces fourmis que nous sommes.

Le problème, c’est qu’avec la religion Dieu nous fournissait les commandements. Sur quoi la raison peut-elle les fonder ?

Eh bien, sur la Nature. Ce que VOLTAIRE appelle le droit naturel.

Pas si facile ! Il fait cela assez cavalièrement.

Au Ch. VI, il dit : « Le droit naturel est celui que la nature indique » : merci !

Et il propose des exemples : l’amour des enfants pour leurs parents, le droit de jouir des fruits de son travail.

Deux choses différentes déjà : le premier est un sentiment, le second est déjà un droit : ce qui est naturel, c’est le plaisir de jouir des fruits de son travail, le droit est de l’ordre de la prescription, de la morale. Il a franchi le pas entre nature et droit.

Et dans la nature, on trouve le bien et le mal : l’amour et la haine, l’avidité, la violence, sinon on n’aurait pas besoin de morale imposée !

Donc le principe selon lequel on choisit le bon dans la nature n’est pas dans la nature !

Sa déduction – faire sortir les règles morales de la nature- est si bien en faillite qu’il saute à pieds joints et nous offre la plus belle (et la moins naturelle) injonction du Christ ! « Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. » (Ch. VI). Les violences de tout genre, l’exploitation de l’autre, les guerres, montrent bien que cela n’a rien de naturel !

C’est en fait un grand problème philosophique : sur quoi fonder le devoir, la morale quand on est athée ou agnostique ? VOLTAIRE a essayé de la fonder complètement sur la nature et il s’est embourbé.

Mais le principe est bon : la morale doit avoir un rapport avec la nature. Prendrai-je un exemple célèbre, un exemple a contrario, pour le montrer ? Celui de MARX.

En lisant Saint Anselme j’ai compris pourquoi le marxisme devait échouer. Saint Anselme dit que tous les biens viennent de Dieu et que personne n’a le droit de se les approprier. Ils appartiennent à tous. D’où les communautés religieuses, où rien n’appartient en propre à personne. Dieu à part, on croirait lire Marx.

Bon, mais c’est prévu pour des candidats à la sainteté, pas pour le commun des mortels, c’est fait pour ceux qui sont prêts à renoncer aux biens matériels et recherchent les biens spirituels.

Mais la morale pour tout le monde doit s’appuyer sur la nature comme le voit bien VOLTAIRE (même s’il l’appuie mal).

Or il y a un instinct fondamental ancré dans la nature de l’animal que nous sommes : le besoin de s’approprier ce qui est nécessaire à la vie. Se l’approprier, puisqu’il sera consommé, donc refusé aux autres. Ce que nous consommons pour survivre, l’autre ne peut l’avoir. En plus, le besoin de sécurité porte à s’assurer ce bien, donc à le posséder même en dehors de l’usage immédiat, et même de l’assurer à sa progéniture.

Marx, le matérialiste, a ignoré un besoin si fondamental.

Il a enlevé le toit -l’aspiration à la spiritualité et au bonheur éternel- (qui permet l’exception des saints) et supprimé le plancher, ou coupé l’herbe sous les pieds, en oubliant l’instinct d’appropriation. Son être humain est dans le vide !

Il légifère, lui, le matérialiste scientifique, pour des purs esprits ! Il a ignoré, contrarié même, le plus fondamental de nos instincts.

Car il prescrit de supprimer la propriété privée, afin de supprimer l’exploitation de l’homme par l’homme : but très louable, certes, mais complètement irréaliste. Bon pour les saints, pas pour le commun des mortels.

Ce manque à reconnaître le besoin le plus fondamental du vivant explique peut-être que le communisme n’ait pu s’installer que par la force, et se maintenir à l’aide de goulags et d’exécutions. Et que finalement, étrangement, presque tous les régimes communistes se sont écroulés massivement. (La Chine, elle, se débrouille en trichant).

Au moins VOLTAIRE, autre philosophe qui veut se passer de Dieu, cherche, lui, à appuyer la morale sur des tendances naturelles : le droit de jouir des fruits de son travail, qu’il cite, se rapprocherait de l’instinct fondamental des vivants, puisque les fruits du travail sont notre subsistance, ce qui est nécessaire à notre survie.

Mais trop soucieux de se passer de Dieu et de fonder le droit complètement sur la nature, il manque de voir que même si la morale doit s’appuyer sur la nature elle la transcende et qu’il faut faire un choix selon des principes que la nature ne nous dicte pas. C’est au fond ce qu’il fait en évoquant l’injonction du Christ : « Ne fais pas aux autres… » mais en croyant rester dans la nature !

L’instinct naturel porte l’homme, avide, à s’approprier par la guerre, la rapine, l’exploitation de l’autre, ce qui est source de violence et de souffrances. Il faut réguler, et cela ne nous est pas donné par la nature, même si VOLTAIRE lui fait dire, d’une manière un peu grandiloquente, “celui qui m’écoute juge toujours bien… ».

 

AUTRES REMARQUES SECONDAIRES

Remarquons les audaces : il loue la Réforme qui s’est élevée contre les abus de l’Église : ce qui signifie qu’il stigmatise deux fois les persécutions des protestants : à cause de la cruauté de l’intolérance et parce qu’ils avaient raison contre les abus de l’Église catholique.

Il y a d’autres audaces : par exemple, il critique plusieurs fois et ridiculise les Jésuites. On devrait supprimer leur ordre, dit-il, pour qu’ils deviennent des citoyens. Le seul cas, pour lui, où l’intolérance est permise est contre l’intolérance, contre la leur.

Des audaces d’expression aussi. Ici, un tour de passe-passe formidable : il affirme sa foi en la formule « Hors de l’Eglise, point de salut », mais aussitôt il en dévoile l’absurdité ; en effet les grands sages, Confucius, Socrate, Sénèque… devraient se trouver en enfer ! Et il vous laisse conclure…Une belle contradiction assumée pour dévoiler une absurdité.

Signalons aussi des répétitions : c’est important parce que VOLTAIRE est un styliste, donc il les fait volontairement.

  • Louanges répétées au roi : il le flatte, le met de son côté.
  • Affirmations répétées de sa foi, parfois hautement comiques d’ailleurs : après avoir loué les Romains, qui toléraient les athées et ceux qui disaient qu’il n’y avait rien après la mort, il s’écrie   vertueusement : « Abhorrons ces maximes… pardonnons à ceux qui n’ont pas été éclairés par l’Evangile ! »Il fait semblant de croire à l’Evangile comme seule vérité alors qu’il relativise toutes les croyances humaines !

Autre exemple : il vient d’affirmer que tous les crimes commis en son nom détournent de la religion (ch. X). Mais pas lui ! Au contraire ! Il y a un dieu pour nous consoler de tous les crimes commis en son nom. Les hommes font leur enfer sur terre, il doit y avoir un dieu pour les en consoler. Il dit en quelque sorte : s’il n’y avait pas de dieu on n’en aurait pas besoin car les hommes ne feraient pas leur enfer sur terre en son nom !

  • Évocation des grands massacres : la St Barthélemy, le massacre des Vaudois, des Albigeois. Il évoque plusieurs fois les tueries de femmes enceintes et d’enfants, (qu’on devrait louer si la St Barthélemy était un exploit).
  • Il cite deux fois Henri IV qu’il appelle Henri le Grand (à cause de l’édit de Nantes).
  • Il cite plusieurs fois les démêlés absurdes sur la Trinité qui ont fondé l’intransigeance de la religion catholique.
  • Il attaque plusieurs fois les Jésuites (sa bête noire, on dirait)
  • Il signale deux fois, comme en passant, qu’en Angleterre, ce sont les catholiques qui sont tolérés (et nous laisse tirer la conclusion).
  • Il se tourne plusieurs fois vers la Chine pour des témoignages de tolérance.
  • Il répète les messages d’amour du Christ, très pertinemment évoqués et qui se résument ainsi : la religion de l’amour et du pardon n’autorise pas les persécutions.

Il consacre tout un chapitre pour montrer que même ce qui paraît agressif dans l’Evangile ne l’est pas vraiment.

  • Il évoque 2 fois St Augustin en rappelant chaque fois qu’à la fin lui aussi (le saint !) est devenu intolérant, donc a renié le message d’amour du Christ.

Citons enfin pour finir la drôlerie des mises en scènes : on sent le dramaturge. Se rappeler tout le chapitre sur le mourant et le bourreau et la longue histoire des Chinois et des Jésuites, ainsi que les échanges de lettres des Jésuites pour trouver le moyen de tuer le plus possible d’hérétiques.

Ce récit agréable à lire, adressé au grand public, soulève les problèmes majeurs de l’humanité : la morale et la religion : il inclut tout un monde dans une centaine de pages. Et un monde de questions non résolues.