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Articles littéraires et philosophiques

Stefan Zweig – Le plus public des écrivains, le plus secret des hommes publics

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stefan-zweigSTEFAN ZWEIG, pour la complexité de son caractère et ses dispositions extrêmes et parfois contradictoires, me semble damer le pion à tous les créateurs que j’ai présentés jusqu’ici.
Je ne résiste pas, malgré les difficultés, à la tentation de l’analyser. D’ailleurs, curieusement, malgré l’intérêt du personnage, je ne vois pas qu’on ait tenté de le faire. Sans doute parce que, si l’avenir psychologique d’un être humain se décide durant les toutes premières années de sa vie, nous ne savons rien ou presque de sa petite enfance. Elevé dans la nursery, à l’écart des activités de ses parents, il est fait par ses rapports avec des employées : nourrice et gouvernantes. Or de cela, on n’écrit rien.
Mais il est si intéressant, si énigmatique parfois, que je vais essayer de relever les traits caractéristiques de sa personnalité et de jeter un peu de lumière sur leur étiologie possible.

Ces traits, les voici.

Extraverti, convivial, sociable, il se lie très facilement, prend contact, jeune, avec les écrivains éminents. Avec audace, il n’hésite pas à les contacter le premier : Verhaeren, Romain Rolland, Freud et tant d’autres.
Et à peine sorti du lycée, il proposait ses poèmes aux journaux ! Ses poèmes ! Ce que d’habitude un jeune cache le plus soigneusement car il sent qu’il y exprime ce qu’il a de plus intime ! Alors qu’on dit que même célèbre il doutait de la valeur de ses œuvres ! Là encore, il montre une grande audace.
Plus tard, il fait des conférences, parle en public parfois presque en improvisant ; il fait une conférence en portugais alors qu’il ne maitrisait pas cette langue.
Il n’hésite pas à frapper à toutes les portes pour aider des amis et des personnes qui le lui demandent.
Non seulement il n’était pas timide mais il était particulièrement ouvert aux autres et audacieux.
Il a un besoin impératif de contacts humains. Il doit, toute sa vie, entretenir des rapports suivis avec de vrais amis.
D’une part, des amis éminents, surtout des écrivains, que j’ai évoqués plus haut. D’autre part, des jeunes amis, écrivains en herbe, qu’il aide souvent.
A certains moments il se montre suractif : il a une vite sociale très intense. Il invite des célébrités, fait de grandes réceptions chez lui. Il voyage d’une ville à l’autre, à l’étranger, multiplie les conférences et les rencontres.
Mais à d’autres moments, il devient timide, introverti et se retire du monde. Il ne supporte plus les autres : quelquefois, même au cours d’une réception organisée par lui-même ou au cours d’un concert, il quitte tout le monde et se retire.
Donald PRATER dit qu’il a horreur des feux de la rampe, alors qu’il est très souvent en représentation ! Et c’est vrai aussi.
Il subit des crises de dépression avec retraits dans la solitude. La maison qu’il achète sur le Kapuzinerberg lui assure une retraite idéale. Mais, où qu’il vive, il s’aménage un refuge où il se retire périodiquement.
PRATER évoque plusieurs fois sa timidité. Bizarre chez une personne aussi tournée vers les autres, aussi conviviale, mondaine, qui invitait, organisait des réceptions avec les grands de ce monde, qui voyageait partout. Mais cela se manifestait sans doute dans les crises de dépression ou à leur approche.
Et pendant sa période d’érémitisme, il écrit. Rien d’étonnant à ce qu’un écrivain s’isole pour écrire. Ce qui l’est, c’est que ses périodes de création semblent correspondre avec des périodes de dépression.
Il est très généreux : riche, il est toujours prêt à aider des amis, des écrivains et des compatriotes en difficulté. Au point qu’il était trop sollicité, voire exploité.
Généreux pour payer et aussi pour faire des démarches en leur faveur.
Il montre une extrême et constante modestie même lorsqu’il est célèbre et adulé. Il doute de la valeur de ses écrits, se considère comme inférieur aux écrivains qu’il admire, souvent ses propres amis. On peut parler d’un sentiment d’infériorité permanent.
Il éprouve un besoin impératif de voyager. Il a fait d’innombrables voyages, proches et lointains, et à son époque, ce n’était pas aussi facile qu’aujourd’hui. Besoin périodique de s’évader, d’aller voir ailleurs. Il se dépêche de partir après la perquisition des nazis chez lui par crainte de ne plus pouvoir quitter l’Autriche.
Mais il doit, d’une manière tout aussi impérative, revenir dans son pays. Il a été très affecté lorsque, pendant la guerre de 40, au Brésil, il ne voyait plus la possibilité de le faire.
Il manifeste une boulimie de connaissances en ce qui concerne ce qui est humain. Il pourrait dire : « Rien de ce qui est humain ne doit m’être étranger ».
Besoin qui s’exprime de trois manières.
Par une documentation démente qui apparaît particulièrement dans ses biographies : sur la personne, sur l’époque, sur le milieu.
Par un désir de tout voir, de tout connaître, quand il visite des pays étrangers, et il voudrait connaître tous les pays.
Et par un désir de posséder le passé dans ce qu’il en reste : il collectionne les archives, les autographes, les souvenirs d’écrivains et de compositeurs.
Mais ce gentleman bien élevé manifeste un machisme sans vergogne vis-à-vis des femmes réelles.
« Des femmes réelles », car il y a deux sortes de femmes : les réelles et les imaginaires.
Les premières, les réelles, pour le service, les secondes, les imaginaires, pour la création littéraire. Ces dernières ne sont pas les plus mal servies : on s’intéresse à elles pour leur personne !
Et parmi les réelles, les servantes, encore deux sortes. Ses femmes légitimes pour l’organisation de la vie : Friderike, et ensuite, Lotte, mais à un moindre degré car elle était souffrante, et donc pas assez bonne pour le service. Et pour le plaisir, les maîtresses, qui se succèdent.
Sa femme, Friderike, assure en effet toute l’organisation de la vie matérielle, et même plus, tout ce qui l’ennuie, tout ce qu’il ne peut faire à cause de sa vie errante, comme la réception du courrier, certaines démarches administratives. Par exemple, c’est Friderike qui se démène pour qu’il puisse rester en Suisse pendant la guerre de 14 en toute légalité. Elle organise aussi ses somptueuses réceptions.
Elle s’occupera de l’aménagement et de la vente (difficile) de la maison incommode, sur la colline, près de Salzbourg.
Elle doit assurer tout ce qui ne l’intéresse pas, lui, mais qui est nécessaire, surtout pour un écrivain célèbre.
Mais il critique son indépendance !
Lui qui aidait tout le monde, en divorçant au mauvais moment il l’empêche d’acquérir la nationalité anglaise.
Comme femme légitime, elle est plus disponible et plus obligée pour le service mais il ne semble pas lui avoir donné beaucoup de plaisir sur le plan sexuel.
De la vie de famille, il ne veut que les commodités, pas les charges.
Il n’a pas du tout l’esprit de famille : il se félicite que lui et son frère n’aient pas d’enfants.  Il tolère les filles de Friderike, mais elles ne doivent pas le déranger. Il n’aime pas qu’elles accompagnent leur mère en voyage. PRATER parle même de sentiments antifamiliaux. Il n’apprécie les relations familiales que pour les commodités.
Par ailleurs, il va même jusqu’au sadisme en racontant à Friderike ses aventures avec d’autres femmes.
Friderike est une femme multifonctions : factotum et confidente.
Étrange, cette exploitation éhontée d’une femme de grande qualité par un homme galant, sensible et bien élevé !
D’après Donald PRATER, il a fait un seul sacrifice pour elle en 25 ans ! A un certain moment, il quitte Paris pour la suivre.  Nous y reviendrons.
A propos de LOTTE, il se plaint que bien qu’il ait choisi une femme qui le soutienne, c’est lui qui doit la ménager car elle souffre d’asthme. Et il ne le fait pas toujours : en Amérique du Sud, il la surmène et dit …que cela lui fait du bien !

A côté des femmes utiles, nous avons mentionné les maîtresses, pour le plaisir. En effet il a eu de nombreuses aventures avec des femmes, mariées parfois, mais aussi des femmes légères. En tout cas, des femmes disponibles, mais surtout sans danger de passion.
Quant aux femmes imaginaires, celles de ses œuvres, il éprouve une fascination pour leurs passions amoureuses, alors qu’il les refuse dans la vie.
Ces passions sont des amours tragiques. Citons, entre autres : « Lettre d’une inconnue », « Le voyage dans le passé », « La pitié dangereuse ».
Si l’auteur exprime à son insu son fond secret, voire inconscient, curieusement il le fait vivre par l’autre sexe. Très intéressant.
Il y a donc un dédoublement entre l’homme et l’écrivain : ce qu’il écrit n’a rien à voir avec ce qu’il vit. D’ailleurs, il était embarrassé quand des lectrices s’émouvaient des belles passions tragiques qu’il avait dû vivre !
Et je termine sur ce qui est peut-être le plus important, en tout cas le plus singulier.
Bien qu’il ait une position politique qui ne se démentira jamais, il est incapable de s’engager dans une action.
Sa position est constante : il se veut citoyen européen, voire citoyen du monde. Erasme est son héros, son frère, son double. Ici je dois m’étendre un peu.
Erasme, citoyen du monde parfait : il est fils de personne car enfant illégitime d’un prêtre, ses parents sont morts jeunes, il échappe à sa famille qui le met au couvent, il s’exprime dans la langue universelle de l’époque, le latin, se libère de la tutelle du couvent, même des obligations de la prêtrise, proscrit la haine, refuse d’être lié à quoi que ce soit : le vrai frère spirituel de Zweig !
Pour revenir à celui-ci, il est incapable de haïr, il a même une phobie de la haine : il refuse donc tout engagement car engagement signifie hostilité et lutte.
Il ne militera jamais et sera embarrassé et négatif quand on le poussera à prendre position officiellement. Mais c’est malgré lui et il s’en voudra.

Voilà donc, il me semble, les traits dominants de sa personnalité.
Ils sont trop intéressants pour ne pas tenter une explication. Je l’exposerai sous trois rubriques :
Ses relations avec ses semblables, en général,
Ses relations particulières avec les femmes,
Ses relations particulières avec les hommes.

Ses relations avec ses semblables sont gouvernées principalement par la cyclothymie ou maniaco-dépression.
Celle-ci est bien connue mais on aimerait en savoir l’origine.
La tendance à la dépression est fréquente chez les écrivains et autres créateurs, et les suicides ne sont pas rares : la mélancolie bien connue du poète est le joli nom pour la dépression. Ce qui indiquerait bien que les créateurs souffrent un drame intérieur (le « deuil » évoqué par le psychanalyste Andrée GREEN). Ils conservent leur santé mentale lorsqu’ils peuvent créer et se recréer.
Mais ils ne sont pas tous des bipolaires caractérisés. Il s’agit ici d’une véritable pathologie.
Il faut remarquer en effet que Zweig a eu toutes les chances dans sa vie. Fils d’une bonne famille riche, il a, en outre, gagné lui-même de l’argent très tôt grâce à ses succès littéraires.
Bonne éducation : de la culture et plusieurs langues qui faciliteront ses rapports à l’étranger. Il a la chance d’échapper à la succession de son père pour gérer l’entreprise : son frère assurera. Bel homme, du succès très jeune. Amitiés avec les plus grands. Possibilité de voyager à son gré. Très bien reçu partout grâce à sa célébrité.
Il s’assure la femme idéale :  intelligente, cultivée et organisatrice, elle gère tout ce qui l’ennuie sans être encombrante. Autant de maîtresses qu’il veut, avec l’acceptation de sa femme.
Même pendant les guerres, s’il rencontre, certes, des difficultés, il échappe à tous les dangers sans perdre son honneur.
Et un succès mondial qui ne se dément jamais.
Donc, toutes les conditions du bonheur. Cependant il souffrira périodiquement de dépressions et il finira par se suicider.
Suicide qui est une démission, malgré la préparation et la mise en scène qui lui donnent du panache. Il se suicide au moment où il craint de ne plus pouvoir rentrer au bercail, cependant c’est aussi le moment où l’entrée en guerre des Etats-Unis pouvait légitimement lui redonner espoir.

Pour tenter d’expliquer sa bipolarité, il convient de rappeler les conditions qui en général, la font apparaitre.
La bipolarité est une disposition pathologique qui, d’après Mélanie Klein, peut être générée durant la période qu’elle appelle précisément « maniaco-dépressive », vers 7-8 mois.
Cette période advient après la période schizoïde, les premiers mois de la vie où le bébé encore inconscient vit dans l’instant. Il est complètement heureux quand il est comblé par sa mère, complètent malheureux et destructeur de l’image maternelle et de soi-même (car il ne fait qu’un avec elle) quand il est privé.
Avec l’éveil de la conscience, l’enfant commence à reconnaître sa mère, à comprendre que la « bonne » et la « mauvaise » mères sont une seule et même personne. Et lorsque dans sa rage il la détruit, il a peur ensuite de l’avoir perdue et essaie de la « réparer ». C’est l’origine de la culpabilité et du repentir, source de notre conscience morale, qui conduisent au désir de réparer.
D’ordinaire, la vraie mère est présente, elle confirme alors la réussite de l’enfant : il ne l’a pas détruite dans sa rage, il est rassuré puisqu’il la retrouve. Mais si un traumatisme advient dans cette période cruciale, par exemple, la mort, la disparition de la mère, qui confirme son « crime », l’enfant opère une régression partielle vers le stade antérieur et une certaine forme de schizoïdie s’installe : des périodes de dépression et d’excitation maniaque se succèdent.
C’est ce que l’on constate chez Stefan Zweig : des périodes de retrait et de marasme succédant à des périodes de vie survoltée. S’il n’est jamais arrivé à des manifestations qui exigent des soins psychiatriques, c’est peut-être simplement parce que, n’ayant pas de soucis d’argent, il pouvait choisir sa vie, vie mondaine ou érémitisme. Et le retrait dans la solitude le mettait, semble-t-il, dans les conditions idéales pour récupérer.

Mais quelle peut être l’origine de la cyclothymie chez Stefan Zweig ?
Nous ne le savons pas puisqu’il a été élevé par des employées dans la nursery.
Mais il est très plausible qu’à la fin de l’allaitement on ait renvoyé la nourrice et qu’on l’ait remplacée par une gouvernante, une éducatrice.
Cela équivaut à la mort d’une mère. Précisément à cette période sensible où l’enfant doit s’adapter à la perte de la mère nourricière qui donnait tout sans rien demander, et subir le sevrage, un autre passage difficile. Il est important que la même personne l’aide à opérer la transition. D’habitude la mère aide et rassure. Mais si la mère paradisiaque des premiers temps (ici la nourrice) disparaît, cela équivaut à sa mort.
C’est une perte particulièrement dangereuse à ce moment-là.
Cette pathologie rend compte de traits de caractère marquants de Zweig : les phases d’excitation et d’hyperactivité alternant avec les phases d’introversion et de retrait.
Mais certains s’opposent à la description de la cyclothymie, et d’autres ne peuvent être expliqués par elle.
Ceux qui s’y opposent sont le sentiment d’infériorité permanent et la grande activité créatrice initiée par les crises de dépression.
Ceux qui lui sont étrangers sont : la constante générosité, l’absence totale de jalousie vis-à-vis de ses pairs et l’interdit de la haine.

Je reprends ceux qui s’y opposent.
Le sentiment d’infériorité, l’excessive modestie malgré le succès s’opposent en effet à certains traits de la cyclothymie.
Dans les phases de manie, le sujet est euphorique, se croit supérieur. Il est hyperactif. Hyperactif, Zweig l’est, dans ces périodes où il court d’une ville à l’autre, fait des conférences, rencontre des personnalités, intervient pour ses amis. Il semble avoir une énergie, une vitalité, inépuisables. Mais il est toujours modeste, pénétré de son insuffisance, malgré ses succès précoces et jamais démentis, et malgré sa popularité.
Les maniaco-dépressifs éprouvent ce sentiment d’infériorité mais exclusivement durant la dépression. Celle-ci est un effet de la culpabilité qui est à l’origine de cette pathologie : la peur d’avoir détruit la « bonne mère » et de l’avoir perdue.
Mais dans les périodes de manie où le sujet croit retrouver le paradis perdu, ce sentiment d’infériorité disparaît. Chez lui, il semble permanent.
Et la grande activité créatrice initiée dans les crises de dépression est aussi étrange, car les cyclothymiques sont inactifs dans ces périodes. Lui, c’est là qu’il devient créateur.
Trait remarquable, car la création demande beaucoup d’énergie, d’autant plus que pour lui elle se doublait souvent d’un travail de documentation considérable, surtout en ce qui concerne les biographies. D’habitude, les écrivains ne sont pas capables de travailler dans ces périodes de marasme.

Parmi les traits étrangers à la cyclothymie pour lesquels une autre explication est requise, j’ai cité son excessive générosité, son dévouement sans bornes à ses amis, à des compatriotes pendant la guerre, à de jeunes écrivains. Il est aussi généreux financièrement que prêt à faire des démarches, à solliciter des puissants en leur faveur.
Il faut ajouter l’absence de jalousie – fait rare chez les artistes-, vis-à-vis de ses pairs, vis-à-vis des grands écrivains qu’il vénère, vis-à-vis des jeunes qu’il aide, en fait, à devenir ses rivaux.
Probablement aussi vis-à-vis de son frère aîné, mais il faut noter qu’aucun biographe ne parle de ses relations avec celui-ci, ni enfant, ni adulte. C’est étrange, mais on ne peut qu’en conclure qu’il n’a pas eu de problèmes ni de conflits importants avec lui.
Et enfin, n’oublions pas l’absence totale de haine, on pourrait dire la phobie de la haine, de la haine en général même chez les autres, sans rapport avec lui-même. Ce refus de toute haine, il le saluait chez Erasme, son double. Refus qui le pousse, lui, on l’a vu, à s’opposer à tout engagement.

De tout ceci, la cyclothymie ne rend pas compte : nous verrons plus clair lorsque nous aurons étudié, dans le cadre de ses relations avec les femmes, sa résolution de l’Œdipe et ses relations particulières avec sa mère.

En ce qui concerne   ses relations avec les femmes, il convient de rappeler les trois catégories de relations : avec les femmes-servantes, en l’occurrence sa femme légitime, avec les maitresses d’un jour, et avec les femmes imaginaires, celles de ses romans et nouvelles.
Les femmes servantes, d’abord : nous avons évoqué FRIDERIKE, sa première femme et à un moindre titre, LOTTE, puisqu’elle n’était pas assez bonne pour le service.
On pourrait expliquer cet usage par ses conditions de vie dans l’enfance puisqu’il a passé ses six premières années dans un monde à part avec des femmes, nourrice puis gouvernantes, en service.
Même s’il doit leur obéir puisqu’elles sont chargées de l’éduquer et donc ont un pouvoir sur lui, elles n’en restent pas moins des employées au service des parents. En outre, elles pourvoient à tout, elles assurent la vie matérielle. On ne lui demande pas d’aider comme dans les familles modestes. Il ne doit obéir et faire des efforts qu’en ce qui concerne son éducation.
On peut donc comprendre qu’il demande la même chose aux femmes de sa vie : s’occuper de tout ce qui est nécessaire à l’entretien de la vie et même ce qui est utile à sa carrière et qui l’ennuie, ou ce qu’il ne peut faire dans certaines circonstance (par exemple, s’occuper de son courrier quand il est absent). Les femmes qui   vivront avec lui seront des employées à part entière. Cela lui paraît normal.
Moins compréhensible est le fait qu’il leur ait accordé peu d’attentions amoureuses. Il les aimait plus comme des amies, des sœurs, des confidentes. Elles n’ont donné, ni reçu, beaucoup de satisfactions érotiques. Il y a divorce entre passion amoureuse et mariage, et même entre érotisme et mariage. Ceci demande une explication.

Le complément érotique, défaillant du côté des femmes légitimes, se réfugie du côté des maîtresses, mais la passion amoureuse, elle, n’a pas droit de cité.
Il préfère les femmes mariées, avec lesquelles on risque moins d’avoir des complications qu’avec des jeunes filles amoureuses. Il y a divorce entre érotisme et amour
Donc, mariage sans passion amoureuse, ni même plaisir sexuel, Plaisir sexuel sans risque de passion amoureuse. Dans la vie réelle, la passion amoureuse n’est nulle part !
Quant aux femmes imaginaires, celles des fictions, la passion amoureuse est leur privilège. Là, elle semble même l’obséder, mais elle se réfugie dans les livres !

Les deux premières relations, les relations vécues, sont liées à la résolution de l’Œdipe. La troisième, avec les héroïnes de ses œuvres, ne pourra être quelque peu éclairée qu’en élucidant aussi les particularités de sa relation à sa mère.

La résolution de l’Œdipe peut avoir échoué pour plusieurs raisons.
Une des premières peut être un trop grand attachement à une nourrice-mère sans doute très dévouée, attachement qui rend plus difficile l’épreuve du sevrage. L’enfant a vécu dans un paradis trop difficile à quitter : rappelons-nous la « bonne mère » de Winnicott qui ne doit pas être trop bonne.
Une autre raison peut-être celle que j’ai évoquée pour expliquer la bipolarité : cette nourrice, déjà trop bonne mère, a pu quitter l’enfant vers l’âge critique de la maniaco-dépression. Ce qui entraîne une régression partielle à la période de relation fusionnelle incestueuse avec la mère. Donc une difficulté particulière à renoncer à celle-ci.
Enfin, on peut supposer une insuffisante présence masculine, présence nécessaire pour que l’enfant s’identifie au père et renonce à sa mère comme objet d’amour exclusif et incestueux. Elevés dans la nursery, les enfants voyaient sans doute trop peu leur père qui restait tout à fait étranger à leurs activités.  L’attachement incestueux à sa nourrice (mère ou pas, peu importe, le bébé n’en sait rien) n’a pas eu à affronter la présence d’un homme, porteur de la Loi : l’interdit de l’inceste.
Cet amour est, certes, refoulé puisque l’enfant est inconscient durant les premiers mois de sa vie (refoulement primaire), mais il n’a pas subi le refoulement secondaire qui apparaît lorsque le petit garçon prend conscience de la présence de son père à qui appartient sa mère.
Il dira lui-même qu’il a refusé de s’identifier au père, à l’homme d’affaires, l’industriel, métier qu’il détestait. Naturellement il ne s’est rien passé de tel. Il « rationalise » après coup, car le jeune enfant s’identifie, ou non, à la divinité paternelle sans le savoir, sans choisir. A deux ans, il n’est pas capable de connaître ni de juger l’activité de son père, un père qui par ailleurs, d’après BONA, était « … bienveillant, doux et modeste ». Il n’a simplement pas eu l’occasion de s’identifier à son père.
Mais cette affirmation illustre en tout cas qu’il a manqué cette identification, élément majeur de la résolution de l’Œdipe.
Ce défaut d’identification signifie que son désir inconscient d’amour garde un caractère incestueux mais est interdit de réalisation.
Désir puissant, et interdit aussi puissant, puisqu’il ne connaitra pas (refusera même de connaître) la passion amoureuse, qui est une transposition sur une femme étrangère de l’amour initial pour la mère.
Par exemple, Flaubert, qui souffrait pour d’autres raison d’un même interdit de l’inceste, était capable de passion, mais sans rapport sexuel. Se rappeler Louise Collet : l’amour devait rester platonique.
C’est plus souvent le cas, mais chez Zweig l’interdit arrive à un degré extrême : l’amour, même platonique, serait déjà un inceste.
Je crois pouvoir expliquer un épisode très significatif de sa relation avec Friderike que j’ai cité plus haut. PRATER évoque le seul sacrifice qu’il ait jamais fait pour elle : il a quitté Paris à un certain moment pour la suivre. Sacrifice ? Non, sauve qui peut !
La relation avec Marcelle, sa maîtresse à ce moment-là, devenait trop intense, même de son côté à lui.  Il a fui la passion amoureuse qui lui est interdite. Friderike l’a protégé de…l’amour.
Il lui racontait d’ailleurs ses aventures, même sa relation plus amoureuse avec Marcelle : attitude assez grossière et inattendue pour un homme si raffiné. Je me demande si ce n’est pas encore, sans qu’il en ait conscience, une réassurance pour lui-même : barrière confirmée entre l’amour (coupable pour la mère) et le sexe. Il se rassure en affirmant devant témoin que ce qu’il fait n’a rien à voir avec de l’amour. Ce pouvait être pour rassurer Friderike, mais en fait, c’était surtout pour se rassurer lui-même.

Une autre conséquence de ce défaut d’identification à un homme : sa personnalité, son idiosyncrasie affective, sont éminemment féminines. Ce qui explique l’expression littéraire si réussie des passions féminines, passions amoureuses qu’il n’a jamais vécues, ni comme homme, ni comme femme naturellement, mais dont il parle comme s’il les connaissait. Mais nous y reviendrons.

Maintenant j’aimerais essayer de répondre à cette question :  pourquoi l’amour-passion qu’il s’interdit dans la vie est-il si présent dans ses œuvres ?
C’est ici, peut-être, qu’il convient de faire entrer en scène ses relations très particulières avec sa mère.
Rappelons que le jeune enfant avant 7-8 mois ne reconnaît pas ses proches : la nourrice est pour le bébé un ensemble de bonnes sensations et non une personne.
Ce qui veut dire que les bonnes sensations venant de la nourrice et celles qui viennent de sa mère se confondent durant les premiers mois.
J’ai déjà supposé qu’il a eu une très bonne nourrice-mère : pour chercher à reconstruire par la création un paradis perdu, il faut d’abord avoir eu un paradis. On le constate chez beaucoup d’artistes : un bonheur initial et un « deuil » de ce bonheur.
Il a donc lui-même reçu beaucoup d’amour, sinon il ne serait pas capable de cette belle énergie positive, socialement bénéfique, qu’il déploie dans les périodes de « manie ».
Mais revenons à sa vraie mère.
Elle aimait ses enfants et le leur montrait, mais ne les élevait pas. Elle venait les cajoler, les embrasser puis s’en allait vers ses activités personnelles qui semblent avoir été des activités mondaines, car Stefan avait gardé le souvenir suivant : il était fasciné par le glissement des robes de soie de sa mère, dit Dominique BONA dans sa biographie.
Quelle image offre-t-elle ? Une promesse d’amour, un rêve, une déception.
Une promesse d’amour puisqu’elle les aimait réellement et leur montrait sa tendresse. Même un maximum d’amour, paradisiaque, sans ombre, puisque, ne les élevant pas, elle n’avait pas l’occasion de les gronder ou de les punir. Elle représentait un paradis.
Un rêve aussi, celui d’un ailleurs merveilleux, inconnu : où allait-elle, si bien parée ?  Dans quel monde enchanté et mystérieux allait cette mère toute aimante qui ne grondait jamais ? Monde d’autant plus enchanté et mystérieux qu’il était chargé de poésie à cause de l’origine de cette mère : elle vient d’ailleurs, d’Italie, issue de parents banquiers, mot mystérieux aussi car son père à lui était un industriel, mais mot prestigieux car elle vantait le nom de sa famille.
Une véritable fée venue d’ailleurs qui partait chaque jour vers un ailleurs qu’il confondait peut-être avec celui dont elle venait, dans la beauté de sa robe froufroutante dont Stefan avait gardé un si vif souvenir.
Tous ces caractères, chez lui, pouvaient donc se mêler avec l’image de paradis fusionnel donnée par la nourrice, car les paradis mystérieux, perdus ou inaccessibles, entrevus durant les toutes premières années, se rejoignent dans l’inconscient du petit enfant.
Mais c’était aussi une déception quotidienne : une belle apparition féérique, certes, mais elle s’en va, ne reste pas avec les enfants :  seulement une promesse d’un bonheur qu’elle ne donne jamais.
L’image de cette mère elle-même, offerte et refusée, désirée et inaccessible, peut fusionner avec l’image maternelle primitive liée à la nourrice, aimée et perdue.
S’il en est ainsi, le traumatisme de la perte de la mère initiale est renouvelé chaque jour : la vraie mère vient donner un peu de paradis puis le retire. Elle peut ne pas revenir, elle peut être perdue comme la nourrice. Un « deuil » suivi d’une menace de « deuil ».
Ce peut être une cause de haine (le traumatisme renouvelé des abandons), mais constamment refoulée car dangereuse puisque cette haine a causé la perte de la « bonne » mère, la nourrice perdue qu’il faut « réparer », recréer même, pour retrouver le paradis et se refaire soi-même. Et les retours de la mère restent une promesse de paradis, même si elle est toujours déçue.

Cette constellation, au cœur de laquelle sont la mère perdue, retrouvée, toujours en danger d’être perdue, et la nourrice perdue, peut expliquer plusieurs traits, très particuliers, de Stefan Zweig.
Son besoin de voyages, d’aller périodiquement voir ailleurs, besoin véritablement compulsif. Il a été pris de panique quand il a vu le moment où il ne pourrait plus quitter l’Autriche et s’est dépêché de partir. Il va chercher la mère paradisiaque dans ces lointains mystérieux qui lui appartiennent.
Mais ses voyages sont un leurre puisqu’ils ne peuvent redonner le paradis perdu, c’est donc toujours à recommencer.

Et cela explique aussi son besoin impératif de revenir au bercail, en Autriche. Est-ce que ceci ne montre pas que c’est bien l’image maternelle qui est en cause ? Car le lieu d’origine, celui où on a passé son enfance, est lié à cette image (la mère-patrie). Il a été tout aussi paniqué à l’idée de ne plus pouvoir revenir au bercail qu’à l’idée de ne plus pouvoir partir. Il se rassure périodiquement en retournant aux sources. La « bonne mère » est toujours là, il ne l’a pas tuée.
Au Brésil, pendant la guerre, il se désespérait à l’idée que la mère patrie était définitivement perdue pour lui : qui sait si ce n’est pas l’impossibilité de ce retour symbolique à la mère qui a été l’une des causes de son suicide ?

Mais surtout, cette fusion entre la nourrice, mère perdue, et sa vraie mère, en danger d’être perdue, expliquerait bien l’interdit de la haine, ce trait dominant de son caractère.
Il craint d’avoir détruit la « bonne mère », nous l’avons dit, amalgame entre sa nourrice et sa mère. Celle-ci, la vraie, part constamment et revient. Ses départs réveillent le traumatisme de la perte de la nourrice ; et la souffrance réveille le désir de « tuer » la mère, mais si ce désir la tuait et qu’elle ne revienne pas, comme la première ? Et là, la panique lui interdit toute forme de haine. Interdit de la haine pour conserver sa mère, puisqu’elle a détruit la première. Il faut se rappeler que la logique ne règne pas dans l’inconscient : ces deux figures maternelles se confondent en une figure menacée, qui porte l’empreinte de la mère perdue et de la mère menacée de perte.
Une des conséquences est cette panique à l’idée de s’engager pour une idéologie, ce qui forcément impliquerait opposition et hostilité. Ce n’est pas un choix volontaire, mais un refus viscéral qu’il se reprochait d’ailleurs.
Je rappelle qu’il a une telle peur de la haine qu’il ne peut pas même supporter l’idée de l’hostilité des autres, comme si elle pouvait réveiller la sienne. Il fait tout pour l’éviter et susciter des sentiments positifs chez son prochain.
Cette horreur de la haine des autres, est fort bien exprimée dans l’œuvre intitulée : « « Une jeunesse gâchée ». Ici, un étudiant se suicide parce que ses maîtres et camarades se moquent de lui à l’Université. Peut-on mieux dire que la haine tue ?
L’action positive pour conjurer la haine est, elle aussi, clairement révélée dans une autre œuvre : « Un homme qu’on n’oublie pas ». Cet homme riche qui, au lieu de mettre son argent à la Caisse d’Epargne, le dépense en dons et aides aux autres : il achète en quelque sorte leur amour, préférant se procurer auprès de son entourage « un avoir d’obligations morales ». Il le dit lui-même ! Mais cet avoir, est-ce autre chose que la reconnaissance et l’amitié ?
C’est lui, cet homme généreux qui agit pour conjurer la haine, la sienne et celle des autres, et susciter l’amour.
Rien n’indiquant des conflits avec son frère, on a le droit de supposer qu’avec lui aussi il a constamment entretenu de bonnes relations. Vu le contexte psychologique, le contraire est quasi impensable.
Cet interdit absolu, qui condamne toute haine et la lui rend insupportable, pourrait expliquer aussi son profond chagrin lorsque, proscrit comme écrivain juif, il ne pouvait plus éditer en allemand chez lui, en Autriche. Cependant il n’en souffrait pas professionnellement : il pouvait éditer en langue allemande en Suisse, dans les pays nordiques. En outre, il était polyglotte lui-même, et ses livres étaient traduits dans toutes les langues. Mais il ne supportait sans doute pas que sa langue maternelle, symbole de la mère, soit polluée par la haine, dans les discours haineux des nazis et dans le fait d’être interdite. Et ceci dans son propre pays, lui-même symbole maternel. La haine, qui lui est interdite, qui a tué la « bonne mère » est liée maintenant à ce qu’il a de plus cher : elle menace ce à quoi il tient le plus : cette langue maternelle qui est celle même de ses œuvres.
Plus qu’un désagrément, cela représente pour lui un véritable danger.
Mais s’il doit refouler ainsi toute hostilité et éviter de susciter celle des autres, cela signifie que cette haine est en lui, destructrice et menaçante, même si elle n’est pas consciente.
De ce fait, elle suscite une immense culpabilité et une sorte de panique.
En bref, il a « tué » sa nourrice, il ne peut pas risquer de « tuer » la mère qui lui reste malgré les frustrations qu’elle lui inflige. Cette culpabilité le porte à se punir : bonheur interdit.
En effet, il s’auto-punit quasi constamment. Il n’a pas le droit d’être heureux même quand tout lui sourit, surtout quand tout lui sourit ! Il se sent inférieur et se déprécie en permanence, comme s’il disait : « Je suis un criminel, je ne vaux rien, je n’ai pas droit au bonheur ». « Privilégié et malheureux de l’être » comme l’écrit si bien BONA. Il disait lui-même qu’il n’était heureux qu’en écrivant, alors qu’il a eu toutes les chances dans sa vie !
Mais regardez dans quelle situation contradictoire il se trouve !
Il mérite qu’on le haïsse pour le punir, mais il a tellement peur de la haine qu’il suscite un amour qu’il ne mérite pas, mais dont il a absolument besoin pour se rassurer ! Alors il s’interdit d’en jouir en étant humble et modeste, en détestant le succès ! Ce sont les ruses de l’inconscient pour satisfaire des besoins contradictoires.

La culpabilité appartient, certes, au syndrome de la cyclothymie, mais ici il y a vraiment un supplément issu d’une autre source, puisqu’elle tue même l’euphorie de la période maniaque. Elle envahit toute sa conduite.
Cette autre source, nous l’avons vu, ce sont les rapports très ambivalents avec sa mère, haïe, aimée et menacée.
Mais l’interdit de la haine ne suffit pas, il faut plus : développer des qualités positives, ce qu’on appelle des « formations réactionnelles » : par exemple, cette belle générosité, en argent et en interventions, dont nous avons parlé plus haut.

Ici, je me permettrai une remarque à propos de nos qualités morales.
Nos plus belles qualités, comme la générosité, le dévouement, comme l’absence de jalousie, la modestie, l’abnégation, peuvent avoir deux sources.
Il y a une générosité dont on pourrait dire : « C’est du cœur que la bouche parle ». Elle est spontanée, son origine est l’amour qu’on a reçu soi-même dans son enfance. Celui qui a beaucoup reçu est capable de donner beaucoup. Une générosité spontanée qui coule de source, quand rien ne s’y oppose, issue de la pulsion primaire, EROS.
Mais il y a une deuxième source, issue de la culpabilité : c’est une générosité-réparation et une protection. On expie une faute imaginaire en faisant des sacrifices, et on répare symboliquement en accomplissant des actions bénéfiques. La qualité morale est un garde-fou contre cette haine destructrice refoulée mais toujours présente et menaçante dans l’inconscient.
Ces qualités-là, dites « formations réactionnelles » ou « défenses du moi », ont souvent un caractère un peu excessif.
D’où l’on voit que les plus belles qualités morales peuvent avoir des sources douteuses. La modestie de Stefan, la promptitude à aider tout le monde, sa générosité presque excessive en argent et en interventions, peuvent être en partie issues de la culpabilité, non de l’amour spontané du prochain (par exemple, cet amour est assez défaillant en ce qui concerne sa femme).
Mais la source de nos qualités n’enlève rien à leur valeur sociale et morale.
Souvent les plus beaux dévouements, les activités oblatives les plus utiles, ont des sources obscures : ils n’en restent pas moins admirables et ce n’est pas les diminuer qu’essayer d’être lucides. Il est possible que beaucoup de vocations religieuses aient cette source : la culpabilité.

Mais je n’ai pas fini à propos de sa mère. Maintenant nous abordons l’essentiel : la fonction créatrice, l’écriture.
On peut expliquer par ce lien amoureux mais menacé à sa mère, le retour à l’écriture salvatrice lorsqu’il revient vers sa retraite, dans son pays, même s’il y revient durant des périodes de dépression, d’habitude peu propices à la création.
Dans ces périodes, il craint d’avoir détruit la « bonne mère », ce qui provoque sa propre destruction. Or la mère-patrie est un symbole maternel. Ce retour au bercail le rassure : il ne l’a pas « tuée », il ne l’a pas perdue.
Il avait un tel besoin d’un « sein maternel » qu’il a fait acheter par Friderike la maison-refuge sur le Kapuzinerberg, difficile d’accès, où il se réservait son appartement séparé du milieu familial. Et s’il s’installe dans un autre pays, il se ménage une seconde résidence, isolée, où il trouve la paix pour écrire.
Je m’étonnais qu’il puisse être créateur dans ses périodes de dépression.
C’est peut-être différent : il n’écrit pas vraiment dans la dépression car le retour au sein maternel amorce la sortie de la crise, puisqu’il retrouve, symboliquement, vivante, la mère menacée : c’est alors qu’il est capable de reprendre l’œuvre salvatrice en écrivant. Il retrouve une sorte de bonheur, peut-être le seul qu’il connaisse : ne dit-il pas qu’il n’éprouve de bonheur qu’en écrivant ?
C’est dans l’acte d’écrire qu’il recouvre complètement la santé mentale, guérison déjà amorcée par le retour aux sources.
Mais l’acte est plus important que le résultat, il le dit lui-même. Et c’est vrai pour deux raisons.
Il se reconstruit dans l’acte même de créer. Mais l’œuvre accomplie ne suffit pas. Le résultat est un leurre : l’œuvre ne recrée pas réellement, elle ne le fait que pendant l’acte même d’écrire. C’est donc toujours à recommencer : on ne refait pas son inconscient.
En outre, pour lui, le résultat compte peu, gêne même, puisqu’il croit ne pas mériter le succès et que celui-ci le culpabilise.
Ce qui ne veut pas du tout dire que le résultat soit sans importance, que l’acte seul compte. Car cette recréation de la mère et de soi-même, même si elle est éphémère, pour être efficace, doit être approuvée… par la mère !
Pourquoi les artistes courent-ils après le succès, en jouissent-t-ils intensément ? Parce que la foule, le public, symboles maternels, les approuvent. Pourquoi ne se contentent-ils pas d’avoir créé pour être heureux ? Si c’était seulement l’acte créateur qui comptait, il suffirait de continuer à écrire, à composer ou à peindre pour soi-même.
Pour que l’acte de création soit rédempteur, il doit être agréé par un symbole maternel.
Et même notre Stefan, qui souffre du succès qu’il ne mérite pas, en avait besoin : s’il ne l’avait pas rencontré, et très tôt, il se serait peut-être suicidé bien avant. En fait, le succès lui pesait parce qu’il pensait ne pas le mériter, à cause sa culpabilité envahissante. Mais il lui était indispensable, vital, même s’il s’interdisait d’en jouir.

La relation à sa mère permet de comprendre aussi pourquoi les amours malheureuses sont le thème récurrent de ses fictions.
Ces amours ont un lien avec l’amour refoulé à caractère incestueux pour la mère (la nourrice-mère et sa vraie mère). Cet amour refoulé, très fort et privé totalement d’expression dans la vie puisqu’interdit, doit trouver un exutoire : c’est la fiction. Une fiction qui plonge ses racines dans les désirs interdits mais rendus acceptables, déculpabilisés par la sublimation qu’opère la création artistique.
Cependant, même cet amour de fiction reste tellement touché par l’interdit qu’il ne peut le faire vivre par un homme, et qu’il est voué à l’échec. Je reviens sur ces deux points.
Il ne peut le faire vivre par un homme, comme lui, ce serait peut-être encore trop proche d’une réalisation coupable : il le transfère dans des êtres féminins, plus à distance de lui-même.
Cependant, pas tellement à distance, puisque d’une manière rusée il retrouve l’expression de soi-même : n’est-il pas lui-même très « femme » par l’identification au monde féminin de sa petite enfance ? C’est encore une des ruses de l’inconscient : c’est lui et ce n’est pas lui !
Second point : les grandes passions évoquées, même attribuées à des femmes, sont vouées à l’échec. Voyons quelques exemples.
« Le voyage dans le passé » : les amoureux, séparés assez vite par le destin, se retrouvent, des années plus tard, libres de s’aimer, mais ne font rien. La préface du traducteur dit que cela peut signifier que la passion ne dure pas éternellement. Peut-être, mais cela me paraît un peu banal. Je penserais plutôt qu’une sorte d’interdit paralyse les amants.
Il faut remarquer dans ce roman, en outre, que l’amante est la femme du patron du jeune homme, plus mûre que lui, susceptible d’avoir des enfants : donc une figure maternelle. Passion plus révélatrice du désir profond de l’auteur, mais aussi plus radicalement condamnée.
Dans la « Lettre d’une inconnue », l’interdit de l’inceste qui plane sur l’aventure amoureuse est plus subtilement exprimé : les protagonistes ont des relations sexuelles mais la barrière invisible est dans le fait que l’homme ne sait pas qu’elle est amoureuse et que pour lui la relation est de celles qu’on peut avoir avec une prostituée. Son amour à elle, secret, est en outre condamné, puni de plusieurs manières : l’enfant qu’elle a eu de lui à son insu vient de mourir et elle dit écrire cette lettre au moment de mourir elle-même. On ne fait pas mieux dans la punition !
Dans « La pitié dangereuse », la jeune fille amoureuse n’est pas payée de retour, on a seulement pitié d’elle et finalement elle se suicide.
L’amour-passion, amour interdit dans sa vie, ne peut trouver son expression que dans l’écriture, mais là encore, elle n’échappe pas à la censure. Cet amour ne peut qu’échouer tragiquement. Tout grand amour est un inceste !

Nous avons étudié ses relations avec les femmes. C’est le point nodal de toute son idiosyncrasie affective. Mais étant donné l’importance des amis pour lui, nous sommes amenés à évoquer leur rôle et à nous poser la question de son identité sexuelle.

Dans le cadre de ses relations avec les hommes on peut en effet se demander : était-il homosexuel ? Question pertinente car le terrain était propice.
Je rappelle que son évolution vers la maturité sexuelle a été en effet deux fois compromise.
D’abord parce qu’il semble avoir opéré une régression durant la phase maniaco-dépressive, régression qui a entravé le développement affectif normal, donc vers la maturité sexuelle, vers la résolution de l’Œdipe. Régression qui fait désirer le retour à la période fusionnelle, désir d’un amour touché par le tabou de l’inceste, donc interdit. Nous avons vu qu’il est effectivement interdit d’amour.
Si Zweig fuit la possibilité d’une telle chose dans ses relations féminines, c’est qu’elle est un danger permanent. Il semble que toute passion pour lui soit proche d’un inceste.
Evolution compromise une seconde fois parce qu’il s’est identifié à des femmes, dans la nursery, durant ses premières années : son idiosyncrasie affective a, en effet, un caractère dominant féminin. Comme nous l’avons dit, son père ne semble pas avoir été assez présent :  les enfants vivaient en effet dans un monde de femmes.
La question de l’homosexualité a été posée pour Flaubert, elle peut l’être pour lui aussi. Et plus encore, à cause de la qualité particulière et encore plus limitée de ses rapports amoureux avec les femmes : Flaubert pouvait aimer passionnément mais platoniquement. Cet amour existait mais divorcé de la sexualité. Zweig n’a tout simplement pas le droit d’aimer, même platoniquement.
Cependant il n’était pas homosexuel, mais peut-être un homosexuel refoulé. Homosexualité dont la dimension proprement sexuelle est refoulée et sublimée, transformée en quelque chose de supérieur : l’amitié.
Il a eu en effet de nombreuses et constantes amitiés masculines, qui semblaient vitales pour lui.
D’une part, avec des hommes célèbres généralement plus âgés que lui, qu’il admirait et jugeait supérieurs : Verhaeren, Romain Roland, Jules Romains, Richard Strauss, Rilke et bien d’autres. Il allait souvent voir ses amis, au prix de longs voyages. Il entretenait une correspondance suivie avec certains. Ils lui étaient indispensables et il leur était très fidèle.
D’autre part, avec de jeunes écrivains qu’il aidait généreusement, rivaux potentiels cependant.
Il avait donc un besoin permanent d’amis masculins : il disait préférer, comme amis, les hommes aux femmes.
Voyons quelles significations peuvent avoir ces liens.
Les grands hommes dont l’amitié lui a été si nécessaire durant toute sa vie peuvent être vus comme des objets d’amour sublimés, satisfaisant ainsi une homosexualité latente. De cette homosexualité, on peut trouver une expression discrète dans une œuvre : « La confusion des sentiments » (1927). L’histoire de ce professeur d’Université, amoureux silencieux et souffrant d’un de ses étudiants.
Curieusement le « je » qui raconte est le jeune homme, objet de cet amour, mais le sujet principal, c’est l’histoire du professeur : le devenir et l’expression de son amour pour le jeune homme.
Peut-être Zweig a-t-il été lui aussi, soit jeune amoureux silencieux d’un de ses amis éminents, ou bien, plus âgé, amoureux silencieux d’un de ces jeunes écrivains qu’il aidait ?
Mais ces amis peuvent être aussi, en ce qui concerne les écrivains célèbres, des modèles masculins pour étayer un psychisme toujours menacé d’effondrement.
Les héros des BIOGRAPHIES semblaient avoir la même fonction : il s’identifiait à ERASME, comme nous l’avons vu.
Il semble se reconstruire dans la résurrection des grands hommes.
Mais, chose curieuse, il a écrit beaucoup de biographies en choisissant de préférence des grands vaincus de la vie : à quelqu’un qui lui proposait d’écrire celle d’un grand nom brésilien, il a refusé, disant qu’il préférait les héros vaincus. Il est lui-même toujours un vaincu en puissance !
En ce qui concerne les jeunes écrivains, son empressement à fréquenter et à soutenir des rivaux potentiels, peut être surdéterminé. Car aider ses rivaux n’est pas naturel. Serait-ce une défense du « moi » contre le désir de les tuer ? Tuer qui ?  Ce qu’ils représentent : son frère.
Je ferai l’hypothèse qu’il a refoulé une jalousie fraternelle dangereuse parce qu’elle menaçait de mort son frère. De même que la haine menaçait de mort sa nourrice-mère. Haïr ou être jaloux est dangereux et prohibé, je l’ai montré abondamment.
Il protège son frère de la haine liée à la jalousie fraternelle par une formation réactionnelle, manifestée par des actions positives en faveur de ses jeunes amis.  Il les aide à publier, les promeut, parfois les soutient financièrement. Ces actions bénéfiques maintiennent en vie ce frère constamment menacé de destruction par sa haine (comme sa mère, comme lui-même).
Nous avons déjà noté que ses relatons fraternelles sont sans histoire.
Cependant rappelons que les bonnes relations fraternelles ne vont pas de soi : tous les petits enfants sont jaloux et élaborent leur jalousie, bien ou mal.
Et plus tard, les conditions ne favorisaient pas d’emblée la bonne entente : Stefan ne voulait rien avoir à faire avec la profession de son père qui était aussi celle de son frère et il devait cependant avoir des relations suivies avec ce frère qui tenait les cordons de la bourse. Cela aurait pu être l’occasion de conflits. Or, rien n’indique de telles choses.
En conclusion, avoir des amis est naturel, mais c’est l’importance qu’il leur accorde et l’absence totale de jalousie qui le sont moins, et le fait qu’ils soient nombreux et indispensables.
Ils le sont, pour renforcer son moi toujours en voie de destruction, pour maintenir en vie un frère menacé par sa haine et, peut-être, pour satisfaire, en les sublimant, des désirs homosexuels.

Il semble que nous ayons jeté une lumière sur les particularités les plus remarquables de notre auteur.
Il en reste une inexpliquée : le besoin de collectionner. Il collectionne en effet avec passion des manuscrits d’écrivains et de musiciens célèbres.
Et, chose curieuse, ici aussi, comme dans la création littéraire, il attache plus d’importance à l’acte qu’au résultat. Lorsque les nazis lui prendront ses collections, il en souffrira peu. Étrange pourtant, chez une personne qui perd une fortune et qui a recherché ces documents avec une telle passion !
On peut rapprocher ce besoin de collectionner de son besoin insatiable de savoir. Quand il préparait une biographie, il devait consulter des tonnes de livres et de documents.
On peut le rapprocher aussi du désir de tout connaître d’un pays quand il le visitait. Dans tous les domaines qui l’intéressaient, il lui était nécessaire que rien ne lui échappe, pourquoi ?
Le besoin de créer constamment, comme nous l’avons vu, est facile à expliquer. En effet, le résultat est éphémère, c’est un leurre : il ne peut satisfaire le désir inconscient de reconstruire l’image maternelle toujours menacée et soi-même. Pour tous les artistes, c’est toujours à recommencer : le rocher de Sisyphe. Mais cette boulimie de documentation, que nous avions déjà rencontrée chez FLAUBERT, ne va pas de soi.
Comme tout ce qui est excessif, on pourrait presque dire « totalitaire » chez lui, cela indique un vide, une menace permanente de perte de soi-même, qu’il doit constamment conjurer, en s’assurant qu’il n’a rien oublié.
Par ailleurs, l’indifférence à la perte comme au devenir de ses œuvres, qui s’explique déjà puisque c’est l’acte de créer qui compte, peut être surdéterminée : il n’a en effet, nous l’avons vu, pas le droit de jouir du succès. La perte le punit et allège sa culpabilité.
Nous avons vu que celle-ci semble être le leitmotiv de sa vie psychique. Et pour quelqu’un qui a été béni des dieux depuis sa naissance, qui a tout réussi très tôt, cette chance imméritée augmente le fardeau de la culpabilité et ne peut que déboucher sur des conduites autopunitives.
Il finira d’ailleurs par s’infliger la punition suprême, qui est aussi une délivrance : le suicide. Il y était prédestiné : Donald PRATER s’étonne qu’il ne se soit pas suicidé plus tôt.
Mais nous avons vu que cet être fragile avait aussi une force immense qu’il déployait dans ses périodes positives, force qui montre qu’il avait reçu beaucoup d’amour dans sa petite enfance.

Pour résumer et conclure, je vois en effet une personne qui a eu une très bonne mère durant la première période de sa vie mais qui l’a perdue à un âge critique, probablement durant la période maniaco-dépressive.
Mais la mère primitive de la période fusionnelle est un mélange de la nourrice et de la vraie mère. La nourrice perdue menace donc aussi la mère de perte, et l’angoisse est entretenue par les départs de cette mère qui promet et ne tient pas, l’angoisse mais aussi l’espoir, puisqu’elle réapparaît.
L’espoir, mais à condition de ne pas la « tuer » comme l’autre. D’où l’interdit de haïr, et toutes les actions généreuses qui font barrage à l’irruption dangereuse de cette haine refoulée, et qui ont souvent un caractère de sacrifice, d’expiation.
En outre, son « moi », constamment en danger, menacé par la haine qui a « tué » la bonne mère » a besoin de soutiens humains, positifs eux aussi comme les bonnes actions : ce sont ces amitiés ferventes qu’il entretient constamment, sans parler des liens avec les grands auteurs du passé.
Et naturellement, il doit recréer à répétition cette image maternelle bénéfique menacée et ceci est le rôle de la création littéraire.
Donc un cyclothymique, culpabilisé jusqu’à l’os et menacé de mort psychique qui multiplie les contacts humains et crée pour se sauver.
Cas très particulier qui lui donne une grande complexité et une grande originalité sur le plan psychologique comme sur le plan de la création littéraire.
Je finirai sur ce détail : pour lui, l’homme est le jouet de la femme. Etrange, pour quelqu’un qui ne fait qu’utiliser les femmes !  Cependant, intuition géniale. Oui il est le jouet de la femme car il semble avoir été fait complètement par les premières femmes de sa vie !


Bibliographie :

Dominique Prater : « Stefan Zweig », Paris, La table ronde 1988
Catherine Sauvat : « Stefan Zweig »,  Paris, Folio biographies 2006
Dominique Bona :   « Stefan Zweig », Paris , Grasset 2010
Stefan Zweig : « Romans, nouvelles et récits », tomes I et II, trad. : Jean-Pierre Lefebvre, 2013