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Articles littéraires et philosophiques

Victor Hugo – « Les Malheureux » (fin)

Aux premiers jours du monde, alors que la nuée,
Surprise, contemplait chaque chose créée,
Alors que sur le globe où le mal avait crû,
Flottait une lueur de l’éden disparu,
Quand tout encor semblait être rempli d’aurore,
Quand sur l’arbre du temps les ans venaient d’éclore,
Sur la terre, où la chair avec l’esprit se fond,

Il se faisait le soir un silence profond,
Et le désert, les bois, l’onde aux vastes rivages,
Et les herbes des champs, et les bêtes sauvages,
Émus, et les rochers, ces ténébreux cachots,
Voyaient, d’un antre obscur couvert d’arbres si hauts
Que nos chênes auprès sembleraient des arbustes,
Sortir deux grands vieillards, nus, sinistres, augustes.
C’étaient Ève aux cheveux blanchis, et son mari,
Le pâle Adam, pensif, par le travail meurtri,
Ayant la vision de Dieu sous sa paupière.
Ils venaient tous les deux s’asseoir sur une pierre,
En présence des monts fauves et soucieux,
Et de l’éternité formidable des cieux.
Leur œil triste rendait la nature farouche ;
Et là, sans qu’il sortît un souffle de leur bouche,
Les mains sur leurs genoux et se tournant le dos,
Accablés comme ceux qui portent des fardeaux,
Sans autre mouvement de vie extérieure
Que de baisser plus bas la tête d’heure en heure,
Dans une stupeur morne et fatale absorbés,
Froids, livides, hagards, ils regardaient, courbés,
Sous l’être illimité sans figure et sans nombre,

L’un, décroître le jour, et l’autre, grandir l’ombre.
Et, tandis que montaient les constellations,
Et que la première onde aux premiers alcyons
Donnait sous l’infini le long baiser nocturne,
Et qu’ainsi que des fleurs tombant à flots d’une urne,
Les astres fourmillants emplissaient le ciel noir,
Ils songeaient, et, rêveurs, sans entendre, sans voir,
Sourds aux rumeurs des mers d’où l’ouragan s’élance,
Toute la nuit, dans l’ombre, ils pleuraient en silence ;
Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genre humain,
Le père sur Abel, la mère sur Caïn.