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Articles littéraires et philosophiques

Kant, « supporter » de l’art contemporain ?

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emmanuel-kant

Le beau est la qualité qui distingue un objet d’art d’un objet utilitaire, même si celui-ci peut avoir des qualités esthétiques. Plus exclusivement encore depuis que l’art est entré dans les musées et ne sert plus qu’à être contemplé.
Cependant ce BEAU est impossible à définir. Les philosophes s’y sont usé la matière grise et la meilleure définition, il me semble, qu’ils aient trouvée est celle d’Emmanuel KANT.
Les Anciens Grecs avaient essayé de lui donner un contenu : il liait le beau à l’harmonie des proportions, la « règle d’or » en est l’expression, mais c’est insuffisant et limitatif. KANT définit le beau comme : « ce qui plaît universellement sans concept ». « sans concept » : en fait, il ne se définit pas, il s’éprouve.

Mais voilà : puisque le beau est ce qui plaît, si une de ces monstruosités dénuées de sens de l’art contemporain plaît, elle doit être dite belle !
Le beau reste donc l’attribut d’une œuvre dite d’art, même lorsqu’il s’agit de détritus aménagés, de machine à faire de la merde. (Tout je monde connaît, pas même besoin de mentionner le nom de l’auteur !). Et même si le but de l’artiste n’est que de faire du jamais vu et du transgressif.
On pourra se demander si cela plaît réellement.  On peut le supposer puisque c’est le seul art subventionné par l’état et qui fait courir les foules.
Et d’ailleurs le transgressif séduit les transgresseurs en puissance qui y trouvent l’expression de leurs désirs secrets. (Voir CHASSEGUET-SMIRGEL dans « LA SUBLIMATION Les sentiers de la créations » J’y reviendrai). Donc les monstruosités de l’art contemporain doivent être dites « belles » ! CQFD

Emmanuel KANT s’est pris les pieds dans le tapis, je me demande ce qu’il en aurait pensé. Mais il n’a pas connu Duchamp ou Buren pour voir l’insuffisance de sa conception.
Il faut donc aujourd’hui trouver d’autres voies pour définir le BEAU !

Il y en a. C’est peut-être la psychanalyse qui nous donnera la clef.
Les désirs inconscients interdits de satisfaction s’expriment à travers les œuvres d’art par un processus de sublimation et de symbolisation. Il y a tout un travail mental, déguisement et élaboration, pour être admis à la conscience.
Lorsque Freud a inventé la psychanalyse, certains ont compris que l’œuvre d’art a sa source dans l’inconscient : les Surréalistes.
Mais ils ont voulu faire l’économie des processus de sublimation et aller chercher l’inspiration à sa source, ils ont voulu atteindre directement le trésor : d’où l’écriture automatique, qui prétendait exprimer les richesses de l’inconscient.
Echec, naturellement ! L’inconscient ne parle pas quand on le sollicite, il triche. Les « défenses du moi », qui empêchent l’accès à la conscience des désirs interdits, sont à l’œuvre. Les bribes de pensée et d’images décousues qui surgissent sont dénuées de sens et sans intérêt.
Et de fait, l’écriture automatique n’a produit aucun chef d’œuvre, ni même, il me semble, aucune œuvre littéraire qui se lise encore.
Une certaine vague artistique contemporaine a voulu cependant faire encore mieux en inventant la transgression.
Puisque les interdits empêchent la richesse intérieure d’accéder à la conscience, à bas les interdits ! Mais ces interdits-là ne se laissent pas abattre, on ne viole que les interdits conscients : ceux-ci ont certes un rapport avec les inconscients, puisque la société les impose au très jeune enfant qui les introjecte, mais ils n’en sont pas le double accessible. Donc échec. Les interdits restent quelque part, on n’accède pas plus à l’inconscient par la transgression que par l’écriture automatique.
Cependant un résultat apparent : on montre ce qu’il n’était pas permis de montrer…et l’on croit avoir trouvé l’or perdu. Et en tout cas on s’assure la notoriété !

Mais on arrive à ceci, si bien décrit par Julia Kristeva
Dans « Le Génie Féminin 2. Mélanie Klein », Julia KRISTEVA écrit en effet :
« Regardez les objets de l’imaginaire moderne, les expositions ou autres installations sorties des fabriques du « post coïtum animal triste » : n’est-ce pas le bazar des « objets internes », faits de seins, de lait, de fèces et d’urine, sur lesquels flottent les mots et les images de quelques phantasmes bien méchants et bien défensifs, schizo-parano-maniaques quand ils ne sont pas plus simplement dépressifs ?   UNE INVERSION DU PROCESSUS DE SYMBOLISATION. »

Processus de symbolisation, l’œuvre de la sublimation : cette alchimie mystérieuse opérée par le grand artiste qui donne non des produits bruts mais des produits hautement élaborés. L’art n’est pas le résultat d’une régression, mais celui d’un bond en avant pour reconstruire un objet paradisiaque perdu et ce faisant, se reconstruire soi-même. L’artiste reconstruit, se reconstruit et se comble.
Naturellement l’œuvre porte la marque du drame initial car l’être humain tend aussi à reproduire, élaboré, celui-ci.  Selon ce besoin humain que Freud a découvert : revivre et corriger symboliquement le traumatisme vécu précocement enfoui dans l’inconscient. (Se rappeler l’enfant à la bobine, qui joue à perdre et à retrouver sa mère trop souvent absente, en lançant la bobine loin de lui puis en la ramenant vers lui).
Nous avons vu que Kant est en défaut quand il définit l’art par le plaisir esthétique, mais ce plaisir existe-t-il réellement en face de ces monstruosités de l’art contemporain ?

Ici encore la psychanalyse nous donne une clef : dans l’article de CHASSEGUET-SMIRGEL : « LA SUBLIMATION Les sentiers de la création »,
J’y ai trouvé en effet une réponse à ma question : « Comment se fait-il qu’il y ait de vrais admirateurs et des acheteurs pour les nullités de l’art contemporains ? ». En effet, si l’artiste, lui, trouve son avantage à court-circuiter les chemins de la sublimation, pourquoi y a-t-il un public pour l’encenser ?
C’est que l’art du rien du tout- en format géant souvent – est celui du faux-semblant, celui des pervers.
Le pervers, souvent gâté par une mère séductrice, qui annihile le père, rate son Œdipe : il évite le difficile renoncement à la mère, l’identification au père pour accéder au stade génital. Il évite la menace de castration, il reste fixé au stade prégénital où le pénis fécal tout-puissant domine. Le pervers produit son pénis, merde couverte de papier d’argent et l’impose – doit l’imposer- comme le vrai : « Le pervers (et les structures apparentées) aura, de ce fait, un besoin impérieux d’imposer sa création. Il émerveillera le spectateur, l’auditeur ou le lecteur par ses acrobaties intellectuelles ou verbales, par une virtuosité technique, une ingéniosité et une astuce dans l’expression formelle, qui lui vaudront l’admiration béate qu’autrefois lui prodiguait sa mère, confirmant ainsi son rôle de partenaire sexuel adéquat, et la non-valeur paternelle corrélative. Notre illusionniste cherche ainsi, en illusionnant le public, à préserver sa propre illusion. » p.313
Fascinant parce que cela donne au spectateur le sentiment que la difficile évolution peut être contournée, évitée « et la complétude narcissique », l’abolition de l’écart entre Moi et notre Idéal, accomplie à moindres frais.
(Et l’auteur cite Molière comme un dénonciateur de tous les genres de faux : faux dévot, fausses savantes, faux nobles…, et le Phoenix comme le fantasme du pénis inchâtrable,)
« Celui qui est confronté au « faux » l’est ainsi et en même temps à une réussite particulière dans l’évitement du conflit et de la castration, c’est-à-dire à l’illusion même. » p.314
C’est sans doute cette fausse réussite qui séduit le public. D’autant plus que, sans besoin de génie, à bon marché, elle peut donner l’illusion au spectateur qu’il pourrait en faire autant s’il le voulait.
Comme confirmation de la pertinence de cette explication psychanalytique, je citerai ces faits apparemment contradictoires : le besoin de nouveauté et en même temps l’attachement quasi maniaque au passé.
N’est-ce pas étrange en effet que les hommes soient aussi attachés à la tradition qu’à la nouveauté ?
En effet, on voit avec quel soin on conserve des œuvres même mineures du passé. Il semble que le fait seul d’appartenir au passé leur confère une valeur absolue.  Mais en même temps on exige des artistes qu’ils soient des créateurs et nous offrent toujours du nouveau.
Peut-être cela vient-il du fait qu’à la source de l’art se trouve notre nostalgie du premier paradis de l’enfance, donc du passé, mais que, d’autre part, aucune œuvre d’art ne satisfaisant complètement ce désir de le retrouver, nous sommes condamnés à le recréer sans cesse. Le rocher de Sisyphe !

Il n’en reste pas moins, cher Kant, qu’on ne peut pas définir le BEAU à partir du sentiment qu’il inspire.
C’est dans une relation du sujet à l’objet que l’on a quelque chance de trouver une clef : une œuvre d’art n’est pas un produit faussement brut, issu de l’inconscient mais un produit de réparation, hautement travaillé.
Loin d’être l’expression des bas-fonds, elle est l’aboutissement d’un processus complexe et très élaboré qui vise à reconstruire un objet précieux perdu dans la première enfance, à se reconstruire soi-même et à s’offrir la jouissance sublimée de ses désirs interdits.
L’art dit contemporain, celui qui est à la mode, ne produit souvent que des déchets, des artefacts, des bribes des éléments inconscients qu’il prétend révéler, falsifiées par les défenses du moi.
Peut-être lui doit-on aussi des manipulateurs, des opportunistes. Ceux qui profitent de la tendance inaugurée avec succès par Duchamp (L’objet d’art est ce que l’artiste déclare être tel).  Andy Warhol ne croyait pas à la valeur de son art. Je me demande si Buren croit à la valeur de ses raies : en tout cas il en profite !

L’élaboration d’une œuvre d’art est un jeu sérieux et difficile qui produit une œuvre de salut.