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Articles littéraires et philosophiques

Gustave Flaubert, enfant de remplacement

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gustave-flaubertGustave Flaubert, une mine d’or pour la psychologie ! Je m’étonne qu’aucun psychanalyste n’ait étudié systématiquement un si beau cas.
En fait, on a analysé, de différents points de vue, pas seulement littéraires, certaines œuvres, comme « Saint Julien l’hospitalier », tellement ce récit quasi onirique révèle son auteur, mais, à ma connaissance, on n’a pas étudié celui-ci, d’un point de vue psychanalytique, à travers toutes ses œuvres et sa vie.
Je prendrai la liberté, bien que non spécialiste, d’utiliser ici les concepts de la psychanalyse. Il me semble pouvoir ainsi jeter une lumière sur le caractère de Flaubert, sur des faits importants de sa vie ainsi que sur ses choix artistiques : la cohérence de l’explication est son seul mérite.

En fait, et c’est connu, Jean-Paul SARTRE a fait une étude quasi-psychanalytique, (en fait sous l’égide de la psychanalyse existentialiste) et pour tout le monde semble-t-il, avec les 3000 pages de « L’idiot de la famille » !
C’est à partir de lui que je me situerai. Je m’appuierai sur deux biographies : celle de Michel WINOCK : « Flaubert » et celle de Pierre-Marc DE BIASI : « Gustave Flaubert : une manière spéciale de vivre ».
Flaubert est si « énorme », si bourré de particularités bizarres et de contradictions, que SARTRE devait chercher une clef et il a cru la trouver : c’est ingénieux et cohérent. Mais c’est insuffisant, et à force de l’être, cela en devient faux. Il a trouvé la clef dans la remarque du père faite à l’enfant qui avait du mal à apprendre à lire. Son père l’aurait taxé d’« idiot de la famille » et Flaubert aurait assumé, se serait choisi « l’idiot de la famille » : refus de la vie bourgeoise, de la profession bourgeoise, de la bienséance bourgeoise, refus de gagner sa vie, de se marier. Il se fera, volontairement, le raté, le hors-la-loi, de la famille. En quelque sorte un mal-aimé qui aurait changé de trottoir !
Cela paraît vrai à cause de la fascination de Flaubert pour la bêtise, qu’il introjecte et rejette à la fois, cette bêtise qui est sienne puisque c’est lui, l’idiot.

Mais SARTRE ne remonte pas aux sources.

Si le jugement du père est si important, c’est qu’il renforce une disposition d’esprit préexistante. En effet, à sept-huit ans, les jeux sont faits : un enfant réagit à un traumatisme avec ce qu’il est déjà, avec ce que l’a fait son passé, avec ses forces et ses faiblesses.
C’est là que nous devons chercher. On s’arrête au traumatisme cité parce qu’on n’en voit pas d’autre chez ce bel enfant qui a grandi dans une bonne famille et dans les meilleures conditions.
Je reprendrai donc les choses à zéro.
Gustave est encore plus intéressant que ses livres. Il est fait de contradictions à un point rare !

On pourrait dire, même post-mortem : en effet quel auteur moderne est aussi célèbre en ayant publié si peu ? Tout le monde connaît Flaubert et « Madame Bovary », il est presque l’émule d’Homère, de Dante, il est aussi connu du grand public, même sans être lu, que Shakespeare ou V. Hugo.

Il est en effet pétri de contradictions.

C’est un colosse aux pieds d’argile : un gaillard faible, qui souffre de crises nerveuses débilitantes.
Au lycée, très bon élève mais perturbateur : il se fait renvoyer malgré son excellence.
Un ermite et un mondain, un ascète et un jouisseur.
Un sédentaire et un grand voyageur qui engage des voyages périlleux, surtout pour un malade.
Il vit de grandes amours sans relations sexuelles, et satisfait ses besoins sexuels au bordel sans amour.
Il mène une vie bourgeoise tout en haïssant les bourgeois, critique l’ambition des bourgeois de devenir riches mais profite de la richesse de ses parents. Il méprise le travail rémunérateur mais profite de celui de son père.
Il fustige les bourgeois et les puissants mais les fréquente assidûment, par exemple, le Salon de la princesse Mathilde, les cafés littéraires, avec des bourgeois aussi bourgeois que lui.
Il hait les êtres humains au pluriel mais les adore au singulier : il cultive de grandes amours et amitiés tout sa vie, montre un dévouement extrême aux amis et amies, aux femmes de sa famille.
Spontanément, il écrit d’abondance, mais promeut un idéal de sobriété et de rigueur.
L’écriture facile devient à un moment et pour certains écrits extrêmement pénible.
Il écrit tôt mais publie tard.
Il écrit énormément mais publie peu.
Il choisit l’art contre la vie, l’écriture contre l’action. Mais d’autre part, il vit très activement, s’amuse à Paris et se démène pour aider ses amis.
Lyrique, il promeut une littérature quasi scientifique, qui fera d’ailleurs son originalité et sa gloire.
Avec un goût marqué pour le fantastique, l’épique, il fait profession de foi pour la description du commun, du trivial et entreprend un roman réaliste en haine du réalisme.
D’ailleurs ses personnages lui répugnent : il éprouve donc une attraction et une répulsion pour le même objet.
Contre le parti-pris d’observation objective, froide, distanciée, scientifique, il dit : « Madame Bovary, c’est moi ».
Une autre contradiction majeure : il dénonce partout la bêtise mais est fasciné par elle.
Par ailleurs, bon vivant, il est dégoûté de la vie et hanté par la mort. Grand rieur et désespéré.
Le grotesque dans ses écrits côtoie le grand, le noble : tout est ambivalent.
C’est un positiviste athée mais aussi un mystique avoué : en effet, un drôle d’athée qui a été obsédé toute sa vie adulte par l’histoire rocambolesque de deux saints.
Il avait tout pour être heureux. Au départ, en effet, tout était en sa faveur : bons parents, une sœur qu’il aimait, une bonne situation sociale et économique, des études satisfaisantes jusqu’à la crise, de bons amis. Mais il n’était pas heureux puisque depuis enfant déjà il détestait la vie.

En outre, il présente des traits particuliers remarquables.

L’écriture est sa drogue, depuis l’âge de 10 ans et il avait déjà décidé d’être écrivain. Récits, lettres, notes sont quasi compulsifs durant toute sa vie.
Il exècre la modernité et adore les histoires anciennes ou fantastiques.
Il se déteste et ne se croit pas aimé, alors qu’il l’est, par sa famille et ses amis qui font tout pour lui.
Avant d’entreprendre un ouvrage, il montre une détermination quasi-maniaque dans la recherche exhaustive de documentation. Il consulte livres, archives, spécialistes, va voir les lieux concernés. Même détermination poussée à l’excès dans certaines actions en faveur de ses amis. Nous le verrons plus loin à propos de son ami Bouilhet.
Dès l’âge de 10 ans, il contracte des amitiés très fortes, quasi vitales pour lui.
Il montre une indulgence excessive envers les femmes de sa famille et ses amis.
L’art est pour lui un sacerdoce, il n’aspire pas à la célébrité, semble même la craindre et la fuir.
Il vit en célibataire toute sa vie, avec sa mère.
On constate une absence totale de jalousie envers ses frère et sœur et envers ses amis ; il admire ceux-ci, les met en avant, les aide même s’ils sont des concurrents.
Dès ses premiers écrits, il est hanté par la mort. WINOCK s’étonne de sa désespérance : il se demande si c’est l’air du temps. Mais cette disposition est trop constante et puissante pour être une attitude.
Il est incohérent dans ses positions politiques, ce qui en montre leur origine affective et non intellectuelle.
Il adore les chevaux. Pierre-Marc DE BIASI, en trouve 5000 dans ses œuvres !

En conclusion, c’est un tissu de contradictions, pas loin d’une personnalité double, presque un schizophrène et il a des traits particuliers très remarquables.
C’est donc une personne hors normes dont on aimerait élucider le secret.
J’essaierai de le faire, comme je l’ai annoncé, à l’aide des conceptions de la psychanalyse. Les conditions d’apparition du génie ont été en effet largement étudiées et nous offrent des instruments utiles.

A l’origine de la création, donc du génie, il y a un paradis, mais un paradis perdu, à la suite de ce qu’on appelle au sens large un «deuil ». Je cite André GREEN : « L’écriture présuppose une plaie et une perte, une blessure et un deuil, dont l’œuvre sera la transformation visant à les recouvrir par la positivité fictive de l’œuvre. Grattons cette surface et nous retrouvons, derrière la négation de l’angoisse, l’angoisse, derrière la dénégation du deuil, le deuil. » (« La Déliaison »)
L’artiste recrée ce paradis perdu, non seulement pour le retrouver mais aussi pour garder sa santé d’esprit.
La source, bien plus précoce que celle que détecte SARTRE, est dans les premiers rapports avec la famille. C’est donc ce que je tâcherai de préciser : les rapports avec la mère, avec le père et avec les frères et sœurs, et avec les amis, vu leur importance dans son cas particulier.

Regardons d’abord du côté de sa mère.

Il faut rappeler quelques généralités.
Au début de la vie, le paradis, c’est une bonne mère aimante qui nourrit le narcissisme primaire du bébé et le rend capable de s’aimer et d’aimer les autres : le paradis de la période fusionnelle durant les tout premiers mois de la vie.
Ce paradis est partiellement perdu quand l’enfant découvre que sa mère est une autre et qu’elle appartient au père (éventuellement qu’il a des frères et sœurs avec qui il doit partager l’amour de sa mère). Il doit renoncer à l’amour quasi incestueux qu’il lui portait d’où frustration, colère, haine. Des sentiments ambivalents, contradictoires, qui coexistent dans l’inconscient.
C’est difficile à vivre parce que la haine inconsciente menace la « bonne mère » de destruction et suscite de la culpabilité. Une solution consiste à projeter les sentiments négatifs sur des objets extérieurs pour éviter le danger de détruire le « bon objet ».
Cependant l’amour pour la bonne mère est, lui-aussi, projeté sur des objets extérieurs parce que le petit enfant cherche à retrouver sa mère quand il la perd partiellement en la partageant avec d’autres. Projeté à l’extérieur déjà très tôt sur le « doudou » quand la mère est absente, il l’est plus tard souvent sur la nature, sur tel ou tel jouet, sur un mets préféré, ou sur une autre personne, substitut de la mère.
Amour et haine sont donc projetés, mais pour des raisons différentes, sur des objets extérieurs : l’amour, pour retrouver la mère qui s’éloigne, la haine, pour protéger la « bonne mère » intérieure de la destruction. Ce sont les choses ou êtres qu’on aime et ceux qu’on déteste. Par exemple, il est moins dangereux de détester les araignées que sa mère, car l’enfant, en la haïssant, croit la détruire et la perdre.

Qu’en est-il de Flaubert ?
Comment était sa mère ?

D’après SARTRE, elle aurait voulu une fille et n’aimait pas Gustave. C’est contesté. WINOCK la dit « d’esprit libre et affectueuse ». Et le lien de son fils avec elle est très fort : quand il est absent il lui écrit constamment, elle a financé son grand voyage malgré la peur qu’elle éprouvait à le voir partir, il est désespéré de la quitter (départ dramatique, dit l’auteur) et il choisira de vivre avec elle.
D’ailleurs, ayant perdu trois enfants avant Gustave, elle devait le choyer particulièrement, trop peut-être par peur de le perdre On peut penser à la trop bonne mère de WINICOTT, qui ne favorise pas le nécessaire détachement de l’enfant à l’éveil de la conscience.
Donc c’était une bonne mère, peut-être même une trop bonne mère.

Mais comment cette mère a-t-elle pu être génératrice d’un « deuil » : voilà le côté négatif. Où est donc la faille ?
Je la vois ici : cette mère, à son insu, est porteuse de mort. Elle-même orpheline deux fois, elle a perdu trois enfants juste avant Gustave, trois enfants non mort-nés mais qu’elle a vus grandir, qu’elle a aimés : Arthur est mort à trois ans, Caroline à un an et demi. Elle demande peut-être à son fils, à son insu, de remplacer des morts. Elle met la mort en lui (il a été hanté par la mort), elle le dépossède de lui-même en lui demandant d’être un autre, même, dans son cas, plusieurs autres. Comme Van Gogh, Françoise Sagan, Romain Gary, il est un enfant de remplacement.

Pour combler la mesure, il est né chétif, on s’attendait à ce qu’il meure et on avait déjà préparé une place dans le tombeau familial ! L’image que lui renvoyait sa mère était celle d’un mort en sursis.

L’enfant de remplacement désire ardemment répondre au vœu de sa mère pour être aimé d’elle : il veut être ces enfants qu’elle pleure mais il se sent impuissant à l’être et donc coupable, surtout si sa mère est une bonne mère.
Il se dévalorise soi-même à cause de l’incapacité à répondre à la demande de sa mère. Quand un enfant perd toute illusion sur la nature humaine, on doit se poser des questions : comment un enfant de 9 ans, protégé dans une bonne famille, peut-il connaître la nature humaine ? En fait, il se projette sur elle. Ce qu’il méprise et hait, c’est soi-même.
Mais il éprouve aussi de la rancune, voire de la haine, parce qu’il se sent dévalorisé, dépossédé de lui-même, réaction agressive qui accroît encore la culpabilité envers une mère aimante.

La belle formule de WINOCK convient parfaitement : « A peine né il fut de plein pied avec la mort ».

La mort en effet hante déjà les premiers écrits de Flaubert enfant.
Beaucoup pensent que Gustave portait la mort en lui parce qu’il avait grandi presque dans l’hôpital dirigé par son père, mais WINOCK remarque qu’on a peut-être exagéré l’empreinte de l’hôpital sur sa fascination pour la mort. En effet, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, d’autant plus qu’on ne fait pas fréquenter l’hôpital ni voir les morts à un bébé ni à un jeune enfant. D’ailleurs son frère Achille, dans le même milieu, n’a pas subi le même sort.
La présence quotidienne de l’hôpital peut conforter une certaine disposition morbide mais sans doute pas la créer.

Voilà donc le paradis vécu et le paradis perdu de Gustave, et l’ambivalence dangereuse des sentiments vis-à-vis de sa mère qui en résulte.
Gustave est un mort en sursis qui a le droit de vivre s’il ressuscite ses frères et sœur.
Il les ressuscite et les tient en vie de toutes les manières possible, à bout de bras ; nous verrons comment. Mais cela ne fait pas le poids et c’est toujours à recommencer.
Cette ambivalence est dangereuse en effet car l’imago maternelle haïe est agressée et menace de destruction la bonne image maternelle.

Il semble réagir de plusieurs manières.
Il projette la « bonne mère » sur des éléments extérieurs pour la retrouver et en jouir.
Et la « mauvaise mère » sera, elle, projetée sur d’autres éléments qu’il pourra détester sans mauvaise conscience.
Toute sa vie, il semblera à la recherche d’un secret, son propre secret.
Enfin, il refoulera complètement les sentiments hostiles vis-à-vis de sa mère.
Quant à lui-même, il se haïra.

Je reprends ces différents points afin de les illustrer par des faits.

Il projette la « bonne mère » sur des éléments extérieurs.
Sur l’ailleurs et sur le passé.
L’ailleurs, ce sont les éléments exotiques, loin de la réalité quotidienne. C’est l’Orient par exemple : voyez avec quel acharnement il a préparé un voyage difficile de plusieurs mois qui représentait un immense effort. Et plus tard, avec le prétexte de « Salammbô », « Un nouveau voyage en Afrique à cheval devenait impérieux », dit DE BIASI.
Le passé, ce sont les récits historiques, les histoires fabuleuses. On peut comprendre facilement le processus psychologique. Il est enchanté par les histoires que lui lit sans arrêt Julie, la domestique malade, toute une année et celles que lui lira ensuite un voisin. Or Julie relaie et représente sa mère, qui s’occupait moins de l’enfant grandissant, et à ce moment-là, avait à prendre soin d’une nouvelle venue, Caroline.
Dans les voyages en Orient et les histoires fantastiques il retrouve en quelque sorte le paradis maternel perdu.

Il projette aussi le « bon objet » sur les chevaux qui tiennent une grande place dans ses œuvres. Gustave les associe au paradis maternel retrouvé. Il écrit une fois : «Le paradis en ce moment se trouve sur le dos des chevaux, dans le fouillement des livres ou entre les deux seins d’une femme.»

Adulte, il projette ce « bon objet » sur des femmes aimées : Louise Collet, Juliet, Georges Sand, et toutes ses amies épistolaires. Ce qui est normal mais…
Il évite les relations sexuelles avec les femmes dont il est amoureux : il a des conflits avec Louise Collet à cause de cela. Pour ne pas aller la rejoindre, il évoque la santé fragile de sa mère et la sienne, en outre il ne la recevra jamais à Croisset (comme s’il craignait que la proximité confirme l’assimilation inconsciente entre la mère et l’amante). S’il ne peut éviter les relations sexuelles, il est anéanti des jours après leur rencontre ! Il lui écrit : « Tu es bien la seule femme que j’aie aimée et que j’ai eue. Jusqu’alors j’allais calmer sur d’autres les désirs donnés par d’autres. »

Son amour pour Juliet, la gouvernante de sa nièce, pourrait bien avoir été platonique. On peut, en passant, remarquer l’assonance avec le nom de Julie, la première source de bonheur après sa mère.

Et, bien sûr, sa relation avec George Sand l’a été.

Il préfère en effet les amours platoniques : le tabou de l’inceste pèse sur les représentantes de la mère. A un tel point qu’il ne peut se marier avec une femme qu’il aime, et qu’il satisfait ses besoins sexuels au bordel.
Et l’amour épistolaire lui convient parfaitement : il tient à distance la femme de chair, imparfaite d’un côté, et dangereuse de l’autre dans sa proximité, car l’attrait existe de son côté à lui, mais refoulé parce qu’interdit. (On peut comparer avec Kafka qui n’a jamais pu se marier mais a écrit des centaines de lettres à ses amies).
La femme aimée doit rester une icône en quelque sorte : « Loin des yeux, loin du cœur » n’existe pas pour lui. C’est même « Loin des yeux, près du cœur », puisqu’il dit pouvoir rester dix ans séparé et aimer tout autant !
Les lettres, en outre, sont une réassurance perpétuelle car cet amour est menacé, puisque, d’une certaine manière, interdit, mais il est aussi vital.

Ce divorce complet entre l’amour et la satisfaction sexuelle montre qu’il a raté son Œdipe. Nous y viendrons à propos du Père. (Cette résolution de l’Œdipe qui consiste à s’identifier au père et plus tard à être capable de retrouver la mère dans une femme étrangère délivrée du tabou de l’inceste.)

Nous pouvons remarquer en passant que ce divorce entre amour et sexe n’est pas rare chez le commun des mortels. Au XIXe siècle, les bourgeois allaient au bordel pour avoir du plaisir et faisaient leur « devoir » conjugal (quel beau mot !) avec leur épouse afin d’avoir une progéniture. Et l’interdit de l’union sexuelle avec l’objet d’amour est le pain béni de la littérature haut de gamme, sous les figures célèbres d’Orphée et Eurydice, de Tristan et Iseult, Roméo et Juliette. Les grandes amours sont condamnées parce qu’elles symbolisent l’amour interdit pour la mère : on meurt dans ces passions célèbres, pour éviter l’inceste.

Il retrouve aussi « le bon objet » tutélaire dans le « nid » maternel que représente Croisset. Solitude dans une maison familiale – mais pas celle de son enfance trop marquée par le père et l’hôpital- et dans une nature douce, clémente, dans la Normandie de sa mère. Et il vivait en outre dans la compagnie de celle-ci.

Ce « bon objet » est aussi projeté dans le monde mystérieux de l’au-delà : il a en effet une tendance invétérée au mysticisme, en contradiction totale avec le rejet des prêtres, de l’église, de l’institution religieuse. Le mysticisme c’est le côté féminin, les institutions c’est le côté masculin, imposé. La mère, c’est l’amour, le père, c’est la loi. Pour lui, chaque dogme est répulsif mais l’esprit humain, le sentiment qui les a inventés est le plus naturel et le plus poétique.

L’esprit religieux donne un sens à l’homme, cherche une origine. Le mystère des origines est le sien : qui suis- je ? Moi-même ou ceux que je dois ressusciter, voire incarner ? « La tentation de Saint Antoine » l’a fasciné, jeune, comme tableau, puis a été un thème récurrent dans son écriture, et il a fini par en faire une œuvre achevée : cela mériterait d’être étudié à part. Et Saint Julien l’hospitalier, vu sur un vitrail, l’a obsédé aussi toute sa vie. Ces deux saints ont été finalement, l’objet d’œuvres achevées, œuvres qu’on pourrait dire « folles » et qui sont une mine d’or pour la psychanalyse de leur auteur.

Il projette aussi ce « bon objet » sur la nature : il dit qu’il en devient « effréné ». Lors du voyage dans le midi, après son succès au baccalauréat, il ressent une extase panthéiste devant la Méditerranée. Plus tard, lorsqu’il est heureux de ce qu’il a écrit après beaucoup de travail, il redouble ce bonheur en allant prendre un bain de nature. Il a ressenti la même exaltation devant les paysages orientaux.

Enfin, et surtout, il retrouve « le bon objet », en le récréant dans une œuvre d’art, en l’occurrence, dans une œuvre littéraire.
Cette addiction à l’écriture est très précoce : elle se manifeste dès l’âge de 9 ans. Il oppose l’écriture à la vie, comme un paradis à un enfer. L’écriture est le seul « réenchantement », dit-il, donc le paradis retrouvé.

La création, c’est le salut : il est en effet nécessaire de reconstruire sans cesse une image tutélaire menacée de destruction par la haine et qui représente et redonne en quelque sorte un paradis perdu. La création est une nécessité pour conserver la santé mentale, et une jouissance parce qu’elle est le symbole de la mère paradisiaque primitive perdue et retrouvée. Il faut bien voir cette double fonction : reconstruire l’imago maternelle endommagée, menacée de destruction par la haine, et se redonner un paradis perdu.
A remarquer qu’il lit à répétition à haute voix ce qu’il écrit : cherche-t-il à retrouver l’émotion éprouvée quand Julie lui racontait des histoires ?

Mais en recréant l’image tutélaire menacée, ne crée-t-il pas aussi un être à part entière. En tout cas c’est ce qu’il dit lui-même. Il veut faire un être complet, un sujet autonome, une unité organique. Comme Dieu a fait l’univers, ni plus ni moins ! Est-ce que cela n’est pas refaire un vivant, et pourquoi pas, ressusciter un mort ? Cette idée est antérieure à « Madame Bovary », donc répond à un besoin profond et permanent, non encore à une esthétique littéraire.
Toutes les composantes du récit doivent être liées secrètement et enchâssées les unes dans les autres. On change un mot, tout s’écroule.

Adulte, il projette le bon objet dans le style : l’idéal devient la Beauté, l’Art pur. Nous verrons à propos du père dans quelles circonstances, car c’est un idéal tardif qui se précise et s’affirme dans « Madame Bovary ». Au-dessus de l’observation exacte du trivial, il y a la perfection du style.

Voyons maintenant où il projette le « mauvais objet ».

Il le projette sur des entités contemporaines, les bourgeois, les institutions sociales, religieuses, en général sur son temps : aucune empathie vis-à-vis du monde qui l’entoure. Son rapport au monde est la dérision. Un antidote au désespoir car ce rire n’est pas gai : « Je suis plus bouffon que gai » disait-il.

Il le projette aussi sur la vie. Cette vie qui pour lui est grevée par la mort. Depuis jeune, il était pessimiste et la détestait, (peut-être parce que ce n’était pas sa vie mais celle d’autres êtres qu’il devait remplacer ?). WINOCK montre à satiété cette détestation et se demande si c’est l’air du temps qui en est cause. Sûrement pas : un sentiment si persistent et qui se déclare déjà chez un enfant qui vit dans des conditions optimales doit avoir des causes personnelles et profondes.
Cet enfant est un mort en sursis qui a le droit de vivre s’il ressuscite ses frères et sœur.

Il renforce en outre ses défenses contre la haine destructrice, semble-t-il, en la refoulant dans une large mesure.
En effet il est excessivement dévoué à sa mère, même si elle n’était pas toujours facile surtout dans sa vieillesse. En effet : en 1847, Mme Flaubert fait aussi des crises (elle est veuve) « un quotidien spectacle saturé par l’évocation des morts», entrecoupé de crises de nerfs. Quand ils dînent ensemble elle soupire en pensant aux places vides » dit Pierre-Marc DE BIASI.
Ce dévouement excessif est une défense contre des vœux de mort inconscients, et aussi une punition qu’il s’inflige. Etre dévoué est certainement une preuve d’amour, l’être excessivement vient de la culpabilité ou de la peur que la haine détruise la personne aimée : d’ailleurs il est persuadé que sa mère mourra s’il n’est pas à ses côtés.

Il semble être à la recherche d’un secret : en effet, comment interpréter sa véritable boulimie de documentation. Il consulte les livres, les spécialistes, va voir les lieux lorsqu’il projette d’écrire. On croirait qu’il craint de manquer quelque chose, et il manque d’ailleurs toujours quelque chose, car c’est son propre secret qu’il cherche à pénétrer. DE BIASI parle de « pulsion encyclopédique ».
(A noter que cette recherche de secret, fondée sur la pulsion de voyeur du pervers polymorphe que nous sommes tous au début de la vie est aussi à l’origine des vocations scientifiques et que ce qu’on trouve n’a rien à voir avec ce qu’on cherche inconsciemment).

Il a par ailleurs une autre relation au secret, étrange celle-ci, puisque nous avons vu qu’il cherche comme un forcené à le percer : d’un autre côté, on dirait qu’il veut le préserver. Il refuse les préfaces qui expliquent l’œuvre et les intentions de l’auteur. Il veut être consubstantiel à son œuvre : il ne faut jamais révéler le secret de celle-ci. Serait-ce un secret honteux ?

Son rapport, qu’on peut dire dramatique, aux imagos maternelles entraîne une autre conséquence : il ne s’aime pas car il est impuissant à répondre au désir de sa mère.
Comme VAN GOGH ou Romain GARY ou Françoise SAGAN.

L’enfant de remplacement ne s’aime pas parce qu’il est chargé de faire revivre un autre, et qu’il en est incapable. Il se sent dévalorisé, car il n’est pas ce que sa mère voudrait qu’il soit.
C’est donc par un excès de culpabilité qu’il se déteste, même avec de très bons parents. SARTRE pense qu’il ne s’aimait pas parce qu’il n’était pas aimé. Faux : il ne s’aimait pas parce qu’il croyait n’être pas aimé. Et il croyait ne pas l’être parce que, coupable, il ne le méritait pas.
C’est différent des personnes qui ne s’aiment pas parce qu’elles n’ont pas été valorisées par leurs parents : celles-ci, en effet, sont incapables d’aimer (on ne peut donner que ce qu’on a reçu), alors que Flaubert en a à revendre, de l’amour. Nous l’avons vu à propos des femmes aimées et des amies, nous le verrons au sujet de ses amis.

Parlons maintenant des relations conscientes ou inconscientes avec la figure paternelle.

Comme au sujet de la mère je dirai un mot de la relation d’un petit enfant avec son père.
Il doit affronter le problème de l’Œdipe. N’existe d’abord que la dyade mère-enfant, dans une relation fusionnelle, comme nous l’avons dit. Il ne découvre son père qu’après sept-huit mois, s’aperçoit que sa mère est une personne distincte de lui-même et qu’elle appartient à son père et non à lui : renoncement pénible à la relation quasi incestueuse, et tentative d’identification au père, dans les années qui suivent, pour prendre sa place, ce qui fera de lui un homme capable d’aimer une autre femme à l’âge adulte.

Essayons d’élucider les relations de Gustave avec son père.
Ses relations avec l’imago paternelle sont plus complexes encore qu’avec l’imago maternelle car deux évènements surviennent dans sa vie qui produiront des modifications non prévues au départ.
Ces deux évènements majeurs sont : la crise de 1844 et la mort de son père en 1846.

Mais revenons aux origines.
Il semble avoir raté son Œdipe : au lieu de s’identifier à son père, il prend le contrepied : pas de profession, pas de réussite sociale, pas de femme ni d’enfants. Pourquoi ?
Comment était ce père ?
Un homme positif, réussi, un chef dans son métier, supérieur. Je rappelle que SARTRE en fait la clef du problème de Flaubert car il l’aurait taxé « idiot de la famille » lorsqu’il avait du mal à apprendre à lire. Pour lui, ce père le rejetait, ne l’aimait pas, le méprisait.
WINOCK conteste : c’est un bon père qui a tout fait pour son fils. Et Gustave l’admire et le vénère. Il ne s’est jamais plaint de lui.
Pierre-Marc DE BIASI aussi s’inscrit complètement en faux contre SARTRE.

SARTRE ne semble pas tenir compte du fait que ce rejet parental produit des psychotiques, pas des créateurs : pour faire un créateur il faut une force positive : celle qu’a donnée une mère aimante qui valorise son enfant, ainsi qu’un bon père.
Néanmoins WINOCK admet que le courant ne passe pas entre le père et le fils : la communication est difficile. Il y a donc aussi une grande ambivalence des sentiments vis-à-vis du père. Pourquoi ?

Il éprouve des sentiments positifs : de l’amour, du respect, de l’admiration. Il faut noter qu’il accepte de faire des études de droit, il lutte pour réussir : aucune révolte, il veut plaire à son père jusqu’à l’impossible. Il faudra une maladie pour le libérer. Donc ces sentiments positifs, cette injonction à obéir au vœu du père étaient très forts.

Mais les sentiments négatifs sont forts aussi. Il est difficile pour un jeune enfant de s’identifier à un père trop puissant, il s’en sent incapable et se croit inférieur et mal jugé par ce père et il lui en veut. Les pères éminents font rarement des fils à leur niveau. Ces sentiments sont aggravés par la jalousie pour un frère aîné qui, plus âgé de 8 ans, lui est forcément très supérieur. Un sentiment d’impuissance le pousse à la régression, à se réfugier, comme on dit, dans les jupes de sa mère.
Donc souffrance et hostilité refoulée à l’égard du père qui est aggravée, sûrement, parce que l’enfant de remplacement qu’il est se sent coupable de ne pas pouvoir redonner vie aux enfants morts, qui sont aussi ceux du père.

SARTRE fait grand cas de cette parole de son père qui l’aurait traité d’idiot de la famille : c’est possible qu’il ait dit cela une fois ou l’autre (WINOCK n’en fait pas état mais SARTRE ne peut pas l’avoir inventé). Cependant si c’est devenu si important, c’est peut-être parce que le père sans le vouloir a posé une étiquette sur un fait qui a une toute autre origine et une toute autre importance : l’incapacité à répondre au vœu maternel et paternel de ressusciter des morts. Le père a donné un nom sans le savoir à cette impuissance ressentie par l’enfant mais naturellement non identifiée. Ce nom, « l’idiot » est synonyme de « bête» : nous verrons plus tard le statut de la bêtise dans sa tête et dans son œuvre.

J’avancerais volontiers une hypothèse à propos de cette difficulté à apprendre à lire dont Sartre fait si grand cas, difficulté qui n’a probablement aucun rapport avec un défaut d’intelligence. D’ailleurs il a vite rattrapé son retard avant d’entrer au collège et a commencé à écrire des histoires à l’âge de 9 ans (à l’âge où le commun des mortels s’échine sur les rédactions scolaires !)
L’enfant peut avoir craint que, s’il savait lire, Julie ne lui lise plus des histoires merveilleuses. Mais lorsqu’il aura vaincu l’obstacle, il s’apercevra qu’il a ainsi lui-même accès aux belles histoires et il deviendra un boulimique de lecture.

Nous avons remarqué que les fils de pères éminents le deviennent rarement eux-mêmes. Flaubert le deviendra, même plus que son père, mais sur un autre terrain que celui-ci : nous y reviendrons. En tout cas cela montre, contre SARTRE, qu’il a puisé dans l’amour des parents la force de le faire.
D’ailleurs DE BIASI dit qu’il adore son père. Néanmoins, nous l’avons vu : ambivalence des sentiments.
Comment y-a-t-il réagi ?

Notons qu’il n’y a pas, comme c’est le cas pour la mère, de projection aussi primitive du « bon père » sur des éléments du monde extérieurs car il n’y a pas un « bon père » primitif perdu et interdit : le père, en effet, n’existe pas de la même manière que la mère dans la relation de l’enfant durant les tout premiers mois de sa vie. Ce sont donc plutôt les mauvais sentiments, dangereux et interdits, qui seront projetés à l’extérieur.

D’une part, il projette la haine du père sur des ensembles : ses contemporains, les pouvoirs, les bourgeois, la religion instituée (fait de société qu’il faut bien distinguer du mysticisme) ; il « déplace » aussi sa haine sur sa ville, Rouen, où son père est une sommité.

D’autre part, il protège le père de sa haine en la refoulant complètement : en février 1844, en lui donnant des soins, son père le brûle gravement à la main droite qui restera handicapée toute sa vie. Notons-le, c’est la main précieuse de l’écrivain. Or Gustave n’a jamais songé à reprocher cela à son père.
(DE BIASI qui cite ce fait se demande si de la part du père ce n’est pas un « meurtre symbolique par inadvertance » : aurait-il voulu tuer l’écrivain en son fils ? L’auteur pense en effet qu’une telle faute est impensable pour un grand médecin, et il emploie le mot « acte manqué ».)

Pour revenir à Gustave, cette acceptation qui implique un refoulement complet de tout sentiment de haine, de toute agressivité, est à rapprocher du même phénomène noté à propos de sa mère dont il accepte tout, et nous verrons plus loin qu’il aura la même attitude vis-à-vis de ses frère et sœur et de ses amis.

Voyons maintenant les effets des deux évènements majeurs de sa jeunesse : la crise de 1844 et, en 1846, la mort de son père.

Les sentiments positifs et négatifs vis-à-vis du père sont si forts et si conflictuels qu’il faudra une maladie pour résoudre le conflit : cette fameuse crise de 1844 qui a changé sa vie.

Gustave étudie le droit, fait des efforts réels pour y parvenir, échoue la seconde année, se remet sérieusement au travail, en renonçant à la débauche de l’année précédente, et au retour d’un petit voyage avec son frère pour voir une maison de vacances en construction, il subit sa première crise : il tombe foudroyé par ce qu’on a appelé une « congestion du cerveau ».
Il est soigné par son père, qui, après quelque temps le considère comme guéri et il retourne à Paris. La crise a manqué son but. Il en fait une deuxième, plus grave, lors d’un petit séjour en famille, sous les yeux mêmes de ses parents. Il ne retournera plus à Paris pour ses études. Le but est atteint.

Il subira d’autres crises, plus tard : il devient pâle, s’allonge, est pris de convulsions, de trépidations puis tombe dans un sommeil profond.
Ce sont des crises à caractère épileptiforme, qu’on a considérées comme une maladie. En fait, SARTRE l’a bien vu, il s’agit plutôt d’une « névrose hystérico-neurasthénique », qu’il faut admettre d’origine psychologique.
« Impossible d’obéir, impossible de refuser l’obéissance. » dit très bien SARTRE.

Cela ressemble aux névroses de guerre : un soldat consciencieux est tiraillé entre la volonté de faire son devoir et la peur de mourir : seule issue, la névrose dite « de guerre ». On l’évacue. Il échappe sans avoir à prendre une décision impossible : son corps l’a prise pour lui et il est absous.
Gustave a pris le même chemin.
SARTRE a très bien vu le problème insoluble, mais il simplifie les choses en ne voyant que le côté négatif de la relation au père, or il faut aussi expliquer l’impossibilité « de refuser l’obéissance ». 

Beaucoup de jeunes refusent de faire ce que leurs parents veulent. Il ne le peut pas : pourquoi ? A cause de l’ambivalence des sentiments. Même si nous ne pouvions pas en discerner les sources, cette crise la rend évidente.
L’amour le porte à plaire à son père : il s’efforce de faire études de droit.
La haine rejette la profession bourgeoise, les études exigées le rebutent.
Impossible de dissocier amour et haine en les projetant sur des objets différents puisqu’ils concernent le même objet : la profession. Alors impasse : issue par la maladie, la névrose. Il n’est plus responsable de son choix. Son corps, comme celui du soldat que j’ai évoqué, a résolu le problème.
Cette crise montre en tout cas que l’amour pour son père était aussi fort que la haine. Il « tue le père », peut-être, mais à reculons.

Ce choix involontaire a beaucoup d’avantages.
Il conserve l’amour d’un père médecin qui sera toute sollicitude pour ce fils malade.
En outre, ce n’est pas une maladie qu’on guérirait, mais une infirmité à vie qui l’exonère de toute obligation et lui garantit la sollicitude de tous. Cela lui permettra même de vitupérer les bourgeois et de vivre une vie bourgeoise en profitant d’eux en toute bonne conscience puisque, malade, il ne travaillera jamais. Une maladie sur mesures !

Mais on pourrait dire encore beaucoup de choses sur le sens et les avantages de cette crise. Elle est « surdéterminée » c’est-à-dire qu’elle remplit d’autres fonctions.
C’est un beau retour symbolique à la mère puisqu’il pourra se consacrer à l’écriture, activité liée à l’image de paradis maternel.
Et c’est aussi un retour réel à sa mère puisqu’il vivra avec elle : la mère vigilante de son enfance ne le quittera plus. Il aura le bénéfice de toute la sollicitude d’une mère pour un fils malade. Il régresse en quelque sorte à l’état fusionnel heureux du premier paradis maternel.
Ici on peut dire, avec SARTRE qu’il « tue » symboliquement le père puisqu’il retourne à l’état fusionnel d’avant l’émergence de la figure paternelle.

Peut-être pourrais-je ajouter, en poussant un peu, qu’il s’identifie à ses frères morts qu’il ressuscite en quelque sorte à chaque crise puisqu’il meurt et renaît en quelque sorte chaque fois !

En même temps, il se réconcilie avec le bon père et affirme la toute-puissance de celui-ci en devenant son malade choyé, mais en même temps il le « tue » en se libérant de ses exigences.

Cependant chaque chose a son prix !
On peut, comme SARTRE, voir cette crise libératrice comme un meurtre symbolique du père, auquel il échappe ainsi. Mais ce meurtre n’est pas sans susciter une vague de culpabilité. En effet, par cette maladie, il se comble mais se punit aussi.
Il se punira en effet : il lui devient très difficile d’écrire. Un martyre parfois.
Cela a commencé lors de son récit de voyage en Bretagne. Ce n’est pas lié à l’idéal stylistique qu’il s’imposera plus tard avec « Madame Bovary ». Il semble que ce soit un simple blocage. Maxime du Camp disait que c’était la maladie qui avait provoqué cette difficulté. WINOCK le conteste et je pense qu’il a raison.
La maladie l’ayant exonéré des études qu’il détestait, son choix contre la volonté de son père suscite une grande culpabilité envers celui-ci. Il se donne le droit de lui désobéir mais cela a un prix.

Libre d’écrire et de publier, il lui faudra cependant encore des années pour être capable de le faire, disons plutôt pour s’autoriser à le faire. Il est difficile d’y voir autre chose que de la culpabilité, une sorte d’interdit paralysant qui détermine ces deux contraintes : difficulté à écrire, difficulté à publier. Écrire et publier, c’est s’accorder un statut public, comme son père, symboliquement, c’est prendre sa place, c’est le tuer une seconde fois.

Par ailleurs il continue aussi d’écrire d’abondance et facilement. Il semble y avoir deux sortes d’écriture : celle, forcée, de sa création littéraire et une autre, qui sort « de ses entrailles » comme il dit, qui vient toute seule : celle des lettres et des carnets.
La difficulté à écrire semble donc toucher les écrits qu’il compte publier, c’est-à-dire les œuvres achevées, celles qui lui accorderont un statut social, pas les autres.
Il a des rapports très compliqués et conflictuels avec la réussite comme si, coupable, il ne s’accordait pas le droit d’en jouir, d’avoir une place dans la société, achèvement qui, rappelons-le, est sur le terrain du père.
Par contre, il conseille à son ami Bouilhet de se démener pour trouver le succès, exactement le contraire de ce qu’il fait. Il assume même la promotion de cet ami avec enthousiasme.
Ce qui montre que son choix personnel n’est pas d’ordre rationnel.

Il souffre aussi d’une impuissance sexuelle qui durera deux ans : faiblesse ou continence volontaire ? se demande WINOCK. Question intéressante : cet « épuisement de la libido », comme il l’appelle, a sûrement une signification.
«Mon désir est trop universel, trop permanent et trop intense pour que j’aie des désirs » dit Flaubert. Quelle phrase ! Ce n’est pas un manque mais plutôt un trop-plein et un changement de direction. Reflux vers l’amour « océanique » initial, incestueux, source de toute inspiration qui, à cause du tabou de l’inceste, exclut la relation sexuelle ?

WINOCK ajoute que Flaubert refuse de tomber sous l’empire des sens car l’art est toujours une sublimation. Il emploie un terme de la psychanalyse devenu banal et il ne saurait pas si bien dire. Peut-être Flaubert a-t-il reçu la permission d’écrire, c’est-à-dire de réaliser un désir interdit de retour au paradis maternel, mais alors, il doit alors s’interdire l’inceste autrement, par l’abstention de relations sexuelles.
On ne voit pas là chez Flaubert une faiblesse due à la maladie, mais plutôt le changement de direction d’une source vive. L’art est la recherche et la restitution d’un paradis perdu et la reconstruction d’une imago maternelle menacée de destruction. Il plonge dans une zone attirante, et interdite, et la transsubstantie en une œuvre d’art.

Voyons maintenant le second drame : la mort de son père deux ans plus tard.
Cette mort le tétanise pendant un certain temps parce qu’elle le culpabilise : la mère le voit presque comme déshumanisé, dit WINOCK. La libération a un prix : le retour à la mère est à la fois autorisé par la mort du père (le père de l’âge œdipien qui interdisait l’amour incestueux) et interdit parce que le retour au sein maternel est une régression sur laquelle pèse le tabou de l’inceste. Permis et interdit, encore une impasse qui paralyse.
On peut se demander si la facilité avec laquelle il accepte, malgré l’immense déception, le verdict négatif de ses amis lorsqu’il leur lit, en grande cérémonie, « La tentation de Saint Antoine », œuvre achevée qu’il espérait sans doute publier, ne montre pas quelque chose qui ressemble à l’acceptation d’un châtiment mérité : il se livrait en effet à un plaisir interdit.

J’insiste sur cette culpabilité. La haine refoulée du petit enfant s’accompagne de vœux de mort, or ce vœu se trouve réalisé. Après la mort symbolique, la mort réelle du père !
N’est-ce pas étrange que maintenant qu’il est complètement libre de devenir écrivain, – complètement libre, puisqu’il ne peut même plus sentir la réprobation muette, réelle ou imaginaire, de son père à ses côtés- il ne pourra pas publier encore pendant plusieurs années ? Il est difficile d’y voir autre chose qu’une sorte d’interdit paralysant. Nous avons déjà signalé cette difficulté après la crise libératrice, elle se poursuit maintenant alors qu’en fait il est encore plus libre.

Mais, coupable, il réparera : il « répare » en rendant d’une certaine manière hommage à son père.
Il donnera à sa création un caractère quasi scientifique : il disséquera les traits psychologiques communs, les traits banals, triviaux, comme son père observait les malades quelconques, disséquait les cadavres, cherchant à en tirer des lois généralisables, comme font les savants. Il le dit carrément : ce n’est pas l’exception qu’il cherche mais le commun, le général. Il y a maintenant une exigence quasi-scientifique dans sa vocation d’écrivain, exigence qui était tout à fait étrangère à l’adolescent écrivant d’abondance des récits fantastiques, et qui était amoureux des histoires de violence et de volupté. WINOCK dit : « La littérature prendra de plus en plus les allures de la science ». En complète contradiction avec sa tendance spontanée.
Il parle lui-même d’une œuvre d’anatomie.
Son sujet donc ne lui sort plus des tripes : il réalise une mise à distance : aucune empathie avec ses personnages : l’objectivité du savant.

Oui, mais on ne peut s’empêcher de relever une belle contradiction : « Madame Bovary, c’est moi ! ». Qu’il l’ait vraiment dit ou non, peu importe, car il a dit mieux que cela. Dans une lettre à Louise, il déclare qu’en décrivant la scène où Emma et Rodolphe se rencontrent, à cheval, dans la forêt, il a été l’homme, la femme, les chevaux et la forêt, les paroles qu’ils se disent et tout le paysage. Tout est « moi » dans cette œuvre !
DE BIASI appelle cela des « expériences personnelles cryptées ». Dans Charles, par exemple, il met tout ce qu’il déteste personnellement, même les petites manies, ainsi que dans Homais et Rodolphe.
Dans l’incapacité de Charles à guérir le pied bot, il va jusqu’à crypter un échec de son père à guérir une déformation de la jambe chez une jeune fille, qu’un autre médecin guérira plus tard. Il cryptera plusieurs fois cet échec. Qui sait si, au lieu de cet échec-là, il ne crypte pas, plus indirectement, la brûlure infligée par son père ?

Cependant, en même temps, on ne peut pas le nier, Madame Bovary n’est pas lui. Elle est devant lui, comme les cadavres à disséquer de son père. Mais ce cadavre, n’est-ce pas aussi lui, habité par des morts, dévalorisé parce qu’impuissant à les ressusciter ?
Et le résultat de ces belles contradictions, c’est la création d’un nouveau roman, « Madame Bovary », d’une entité nouvelle, autonome, c’est donc en plus, comme une nouvelle naissance. C’est lui et pas lui : c’est ce nouvel être qu’il doit ressusciter, qui lui est en même temps consubstantiel et qui, cependant est autre. Cet être qui doit avoir « une unité organique », comme le dit DE BIASI. Il n’y a aucune contradiction, je dirais même qu’il y a une logique impeccable, mais à un autre niveau que celui de la raison, dans ce double statut. Ce « frère » qu’il a créé pour rendre les enfants à sa mère, c’est lui et pas lui !

Remarquons par ailleurs que les deux modes de production littéraire opposés coexistent : l’écriture concise et difficile liée à une observation têtue du trivial, tribut payé au père, et l’écriture libre et facile des lettres et d’autres écrits non publiés, que l’on peut lier à l’image maternelle.
Mais parfois il se trouve en difficulté devant deux exigences contradictoires issues de ces deux sources. DE BIASI dit qu’avant de partir pour un voyage de documentation pour préparer « Salammbô », il souffre « d’une contradiction …insurmontable entre l’étude documentaire, précise et rigoureuse, et la vocation onirique de son sujet »

Après son voyage, qui lui a fait l’impression d’un rêve, il brouille les frontières entre Histoire et Nature : « Salammbô » ne sera plus un roman historique : il veut faire revenir à la vie ce qui a disparu depuis longtemps : est-ce que cela ne ressemble pas encore à une résurrection ? Et « Salammbô » l’a séduit parce qu’elle « contenait la formule magique de l’ailleurs » dit DE BIASI. Peut-on mieux dire ?
Mais parfois les deux exigences peuvent compromettre la qualité d’une œuvre. Un critique relève les défauts de « La tentation de Saint Antoine » où l’auteur est tiraillé entre les exigences de rigueur quasi scientifique et l’expression du rêve ; le style en souffre : il est lourd.

Mais si l’artiste crée pour reconstruire la mère endommagée et désirée, si l’écriture est une nécessité et une jouissance, une recherche de paradis perdu, où se trouve la part maternelle dans l’écriture de « Madame Bovary » ou de « L’éducation sentimentale » ? Dans ces créations exigeantes, liées à des impératifs quasi scientifiques qui paient un tribut au père, oui, où est la mère ?

Eh bien, au-dessus et hors du sujet trivial, et de l’observation exacte, il y a L’ART qui est une sorte d’absolu, il y a la BEAUTÉ, la perfection du STYLE. C’est l’image idéale de la mère complètement séparée du tribut payé au père, qui se superpose en quelque sorte et fait que « Madame Bovary » n’est pas un rapport scientifique mais une œuvre d’art. Les deux impératifs s’opposent, dans une magnifique contradiction ! La quadrature du cercle ! Avec de vraies douleurs d’accouchement, il a répondu magistralement aux deux exigences.
Le mot juste, mais aussi la belle phrase où chaque mot doit non seulement être commandé par son exactitude mais aussi par sa musicalité, par sa pertinence dans une phrase qui doit s’entendre comme une phrase musicale, comme un beau vers. Très sensible au son, il déclamait ses phrases à longueur de journée.

Pour résumer : du côté du père, c’est l’objet d’observation et la manière d’observer, du côté de la mère, la manière d’en parler, la perfection du style, style qui n’est pas du tout celui d’un rapport scientifique !
Et c’est cela qui en fait un grand écrivain, quasi unique.

Et en même temps, « Madame Bovary », c’est la naissance d’un nouveau roman, donc, je le rappelle, d’une entité nouvelle, autonome, c’est comme une nouvelle naissance.
Notons que cette « Madame Bovary » qui fait sa gloire, qui est une référence quasi-universelle dans le monde des lettres, est finalement le résultat d’accidents de parcours car l’écriture spontanée de son auteur était radicalement différente : il pourrait bien devoir l’invention d’un nouveau roman à un devoir de réparation envers son père mort.

Mais il paie un autre tribut au père : il déclare ne vouloir publier que quand l’œuvre ne déshonorera pas son nom : mais son nom c’est le nom respecté du père ! Pourquoi se soucierait-il d’honorer sa propre personne qu’il méprise ?
Il s’autorisera cependant, finalement, la réussite, avec réticences (la culpabilité domine toujours) mais il faut le rappeler, sur un terrain complètement étranger à celui de son père : la création littéraire. Il deviendra éminent, comme son père, ce qui montre, encore une fois, contre SARTRE, qu’il a puisé dans l’amour des parents la force de créer.

Après avoir essayé d’élucider les relations avec les deux parents, je reviens ici sur le thème de la bêtise car elle a un rapport avec les figures paternelle et maternelle.
Elle est omniprésente dans son attitude dans sa vie et dans son œuvre. Il la hait et la dénonce partout mais il est fasciné par elle : cette répulsion-attraction pose problème.
D’un côté, en effet, il la projette sur tous les humains, globalement, mais non sur des sujets particuliers élus, et la dénonce constamment et partout.
De l’autre, il l’introjecte : il est l’idiot de la famille. Cette bêtise qu’il dénonce, c’est la sienne.

Ce double statut est parfaitement révélé par cet épisode significatif que cite WINOCK.
Enfant, Gustave crée avec ses amis et sa sœur un personnage qu’ils appellent « le garçon », personnage à double emploi : bourgeois méprisable, et spectateur des bourgeois qui dénonce leur bêtise. Et ce « garçon » avait même une force corporelle formidable. Cela ne vous rappelle-t-il pas quelqu’un ? Et le nom qu’on lui donne : c’est un garçon, comme Gustave. Donc bête et qui dénonce la bêtise.
Il la fait sienne et l’exorcise. Sienne, parce qu’elle est le nom qu’il donne – que son père donne sans le savoir- à quelque chose de bien plus profond, de bien plus vital et de bien plus ancien : l’incapacité où il est de ressusciter les morts, de répondre à l’appel de sa mère. Exorcisée, parce qu’elle lui est insupportable comme sa faute imaginaire.

D’où ce double statut : elle est lui, l’incapable, et les autres, sur lesquels elle est projetée. Et il est fasciné parce qu’il en scrute le secret.

Souvent, les écrivains se projettent dans leur héros, mais lui, il se projette dans les « minus habens » de ses œuvres. DE BIASI remarque qu’il le fait dans Charles Bovary. Et aussi dans le piètre héros de « L’éducation sentimentale ».

Mais le statut de la bêtise est encore plus compliqué et c’est « Un cœur simple » qui nous le révèle.
Car elle est aussi quelque chose de positif, de mystique, qui nous ramène à nos sources et ceci peut expliquer la fascination qu’elle exerce sur Flaubert. Il est heureux quand il repère une bêtise. Comme s’il ajoutait un papillon à sa collection, dit DE BIASI qui dit encore : adolescent, Gustave a une « passion pour la sottise », et il est convaincu d’attirer les idiots, ses semblables.

C’est donc dans « Un cœur simple » que nous trouverons la clef du mystère.
Félicité est bête (de même que « le demi- siècle de servitude », la servante qui apparaît aux Comices agricoles dans « Madame Bovary ») mais elle est consciente de sa bêtise : c’est une insuffisance attachée à son statut inférieur, une tare, mais aussi une politesse envers sa patronne.
En outre, elle est bête d’une bêtise initiale comme celle des animaux, on pourrait dire « cosmique »

« Félicité est bête parce qu’elle est restée une bête, elle appartient encore à un monde (merveilleux, ou plutôt fabuleux et peut-être idéal) où l’âme se confond avec la sensibilité : un monde où il n’y avait pas encore l’âme, où personne n’avait encore songé à l’inventer ». Je cite DE BIASI.
« Félicité est bête mais cette bêtise, paradoxalement, ne la diminue pas, elle l’exhausse.
Il n’y a dans cette bêtise aucune bassesse, aucun égoïsme, aucune forme d’agression, contre autrui seulement un trop-plein d’amour, un don de soi qui cherche désespérément un être ou un objet à qui se consacrer. C’est une grâce. Bien plus, cette bêtise ne révèle. Que signifie cette assimilation du perroquet et du Paraclet ? »

En effet, vers la fin, Félicité vénère son perroquet empaillé qu’elle prend pour le Paraclet. Le Paraclet, pour Flaubert, c’est l’ESPRIT, mais l’esprit dégradé en perroquet. Le perroquet c’est LE LANGAGE qui corrompt, la maladie de l’esprit.
Est-ce que ce statut heureux d’avant le langage ne nous renvoie pas à l’inconscient paradisiaque des débuts de la vie, à la période de la dyade mère-enfant, statut corrompu au moment de l’accès à la conscience par l’intermédiaire de la parole ?
Chez Gustave, il est en outre corrompu par la mort que sa mère met en lui avec l’accès à la conscience.
Il raconte toute son histoire. Peut-on être plus près de sa vérité ? Rien d’étonnant si on affirme que Félicité, c’est Julie, la bonne, cinquante ans au service de la famille Flaubert.
Au-delà ou en deçà des mots, peut-être pas toujours compris par le petit enfant quand elle lui racontait ou lisait des histoires, il y avait l’enchantement de leur musique et le mystère des contes merveilleux Julie était « bête », de la même bêtise respectueuse que Félicité en face de sa maîtresse. Mais la bêtise était liée au paradis !

Et cela explique ce double statut de la bêtise : c’est un objet désiré et haï.

Notons l’ambiguïté de la parole : elle signifie la perte de l’innocence première mais c’est aussi le seul moyen de retrouver en partie ce bonheur perdu. Perversion, certes, par le langage, de la communion initiale, mais possibilité de la retrouver d’abord dans les belles histoires puis, à la maturité, dans la création littéraire parfaite.
C’est pourquoi la Parole magique de la création littéraire, que nous avons placée du côté de la mère, doit être belle : l’ART absolu doit révéler.
Langue complètement différente du langage ordinaire corrompu par la bêtise commune.

Un détail piquant : le langage trahit donc la pensée et l’art permet de faire front. Flaubert vitupère les moyens de multiplier et de répandre la Bêtise à son époque par le développement de la presse, de l’écrit imprimé : les progrès techniques la rendent envahissante, universelle. C’est une forme de culture qui fait du cliché son objet d’excellence. Que dirait-il aujourd’hui avec les réseaux sociaux ! Et la télévision qui doit toujours parler, à chaud, de tout et sur tout, sans laisser le temps aux têtes pensantes d’élaborer les évènements !

Parlons maintenant des rapports avec ses frère, sœur et amis, qui constituent un chapitre si bien rempli de sa vie.
Les vivants proches, de sa génération, sont d’une grande importance car associés symboliquement aux morts.
Il faut revenir sur le « deuil » dont j’ai parlé à propos de sa mère. Gustave est le remplaçant des frères et sœur morts avant lui que la mère, hantée par la mort, lui demande inconsciemment de faire revivre. Il se l’impose pour conserver l’amour de sa mère, mais est impuissant à le faire et se sent coupable. En outre, il éprouve une autre culpabilité pour la haine destructrice contre cette mère qui lui demande d’être un autre et contre ces frères morts qui lui volent sa vie. Cette haine en effet doit être conjurée car ceux-ci, également aimés, doivent être recréés, protégés, et l’amour de la mère, conservé.

Dans ses relations avec sa sœur et ses amis, comment se comporte-t-il ? Il réagit par la projection, par le refoulement des sentiments hostiles, et par un rite quasi-obsessionnel : la correspondance.

La projection : on peut agir pour ou contre les vivants, mais pas sur des imagos inconscientes. Donc on projette les frères morts sur les frères et sœurs vivants et sur les amis et amies : il faut se rappeler la permanence et l’importance des amis dans sa vie depuis jeune, et aussi le lien étroit avec Caroline, sa sœur : enfant, il l’associait à ses amis quand ils créaient des pièces de théâtre, or c’est rare que les jeunes garçons le fassent : ils montrent même un certain mépris pour les filles. Ses rapports avec son aîné de huit ans, Achille, semblent bons même si plus distants.
WINOCK insiste sur ce besoin d’amis depuis l’âge de neuf ans : tous les enfants en ont, il fallait donc que ce soit particulièrement important pour que l’auteur en parle !
Agé de huit ans, FLAUBERT, écrivait cette phrase étonnante à Ernest Chevalier : « …ami depuis la naissance jusqu’à la mort ». Quelle expression étrange, qui conviendrait justement à un frère ou une sœur qui nous sont liés toute la vie.

Et il a besoin d’amis au pluriel comme si un seul ne le protégeait pas assez de la mort.

Cette projection des frères morts, qui sont aussi lui-même, induit une identification aux amis. Il le dit lui-même sans le savoir. Lorsque Bouilhet meurt en 1869, il dit qu’il lui était « consubstantiel » que son ami voyait dans sa pensée plus clairement que lui-même.
Peut-être dans ses réunions à Paris, se trouve-t-il comme au milieu de frères et sœurs bien vivants (surtout dans les joyeuses réunions entre hommes). Cela peut expliquer en partie ce besoin périodique d’aller dans le monde, besoin inattendu chez un ermite aussi déclaré.

Nous avons évoqué aussi le refoulement des sentiments hostiles : il refoule en effet complètement la jalousie à l’égard des frère et sœur et amis. Elle paraît inexistante vis-à-vis d’Achille et de Caroline et vis-à-vis de ses amis. Si critique pour lui-même, et si peu pour ses amis qui sont souvent des concurrents ! C’est trop beau pour être pris pour argent comptant !
WINOCK insiste sur le grand attachement à sa sœur, reporté ensuite sur sa nièce (mère, sœur, nièce, toutes des Caroline, notons-le !)

On peut remarquer cependant un exutoire mineur pour l’hostilité dans certaines particularités de sa correspondance avec les amis masculins : son vocabulaire est souvent scatologique. C’est une agression anodine. Nous savons tous que c’est le langage privilégié pour exprimer la contrariété, la colère, sans casser les objets ou agresser physiquement nos amis ! Et ce n’est pas l’éducation reçue qui l’y prédisposait !

Enfin, il développe ce qu’on appelle une « formation réactionnelle » en renfort contre la haine ; c’est ce dévouement excessif, parfois aveugle, à ses amis, le même qu’à sa famille.
Il manifeste une indulgence, une acceptation de leurs travers ou de leurs différences qui d’habitude empêchent ou altèrent l’amitié ou l’amour.
Par exemple, vis-à-vis de Caroline, sa nièce : au moment où son mari ruine Gustave, celui-ci n’a jamais un reproche ; il accepte tout d’elle et de son mari même s’ils ne se comportent pas toujours très bien, comme WINOCK le laisse entendre. Il les aide jusqu’au bout, à ses dépens.

Il accepte aussi de George Sand des goûts, des positions totalement opposés aux siens ce qui, logiquement, ne devrait pas permettre une amitié aussi profonde, aussi sereine, aussi durable.
Il fait tout pour honorer ses proches : il se bat pour qu’on élève une statue à son père, il lutte pour que son frère soit nommé à la place du père à la mort de celui-ci.

Autre exemple très éloquent : ses rapports avec celui qui fut son ami pendant des années : Bouilhet. C’est un cas exemplaire, car il meurt. Et par sa mort il rejoint les frères morts qu’il faut faire revivre : est-ce que Gustave ne tente pas de le maintenir en vie, lorsqu’il fait des efforts de fou pour monter son médiocre opéra après sa mort ?
Car il ne s’agit pas seulement de faire accepter cette œuvre, mais d’en organiser complètement l’exécution. Il doit se rendre compte que cet opéra est médiocre (il sera joué 4 fois), lui, si difficile, et cependant il s’impose un devoir absolu de maintenir l’homme en vie par son œuvre ! Cet acharnement post mortem (qu’on pourrait appeler acharnement thérapeutique !) à le publier et faire jouer ses pièces a quelque chose de pathétique certes, mais aussi d’irrationnel. Il veut réaliser l’impossible, ressusciter des morts, et ce devoir le rend aveugle à la qualité de ce qu’il veut maintenir en vie. Cette absurdité hurle de vérité !
En essayant de garder en vie son ami, c’est lui-même qu’il garde en vie puisque, comme il le disait, il lui était « consubstantiel ». DE BIASI dit qu’en vieillissant ils se ressemblaient comme deux frères « comme de vrais jumeaux » : n’est-il pas alors comme un frère ressuscité ? Et voilà qu’il le perd une seconde fois, d’où l’acharnement à le faire revivre à travers ses œuvres.
CLAUDE LEROY écrit un ouvrage intitulé « “Bouilhet, l’ombre de Flaubert »: peut-on mieux exprimer leur rapport : un mort qui est lui et pas lui, qui est comme son ombre ?

D’autre part, il a recours à un rite quasi-obsessionnel pour s’assurer qu’ils sont vivants et se maintenir ainsi lui-même en vie : la correspondance permanente.
Il semble en effet devoir s’assurer de la survie de ses amis en maintenant une correspondance sans interruption, une correspondance inquiète puisqu’il se faisait du souci dès qu’on tardait à lui répondre. Il écrit parfois pour dire qu’il n’a rien à dire mais désire quand même une réponse !
La survie par la correspondance est assurée avec les femmes dont il est amoureux, et avec les amis et amies. Et aussi avec sa sœur et sa mère quand ils sont séparés.
Ajoutons qu’il éprouve une « immense douleur » quand un ami ou une personne aimée meurt. L’expression est répétée par WINOCK au sujet de plusieurs morts. Bien sûr, puisqu’ils sont les garants de sa propre survie.
Ce fut le cas lors de la mort de Caroline, sa sœur bien-aimée, en 1848. Comme la mort de Bouilhet, plus encore, c’est le témoignage de son impuissance non seulement à ressusciter ses frères et sœur morts mais même à les garder en vie.

A cause de son besoin constant d’amitié avec des jeunes gens, WINOCK cite comme possible une tendance à l’homosexualité. Ce besoin d’amitié paraît plutôt une manière de conjurer, magiquement, la mort de ses frères : comme s’il les ressuscitait, les retrouvait dans ses amis et les tenait en vie (nous avons vu la constance de son aide) pour dire à sa mère : les voilà. Rappelons que ces amitiés indispensables ont commencé à neuf ans.
Il a eu tant d’amitiés dévouées, d’amours durables, compulsivement entretenus par des lettres, qu’on peut se demander s’il n’y a pas sans cesse un appel au secours : « Assurez-moi que vous êtes en vie pour que je puisse moi-même vivre ! ». Il entretient un lien perpétuel par-dessus l’absence, traduisons, par-dessus la mort.
Menacé de destruction, il se reconstruit donc sans cesse sur des ruines par des liens d’amour, d’amitié et par la création. La création artistique n’est pas un luxe, un jeu, mais un sauve-qui-peut.

Pour conclure, je ne peux m’empêcher de citer ici une phrase de DE BIASI :

« Si Fl. est devenu l’écrivain que nous connaissons, c’est pour une bonne part sous l’effet d’une triple expérience de la mort : le coma de 1844, en 1846, la disparition de son père et de sa jeune sœur Caroline et en 1848, l’agonie de son ami Alfred le Poittevin. » p. 422

Oui, il est devenu l’écrivain que nous connaissons, c’est-à-dire le Flaubert de la maturité, à la suite des deuils, mais l’écrivain tout court, celui qui écrit depuis l’âge de neuf ans, il l’est devenu parce qu’il est né avec la mort, parce que sa mère l’a chargé inconsciemment d’un fardeau impossible à porter : lui redonner ses enfants disparus.
Il se reconstruit et retrouve le paradis perdu par l’écriture, et la correspondance constante est, parmi toutes les formes d’écriture, la plus importante peut-être de ses bouées de sauvetage.
DE BIASI veut comprendre pourquoi, pour FLAUBERT, écrire était une question de vie et de mort. C’est ce que j’ai essayé d’élucider. Et je conclurai par où j’ai commencé, la belle phrase de Michel WINOCK : « A peine né il fut de plain-pied avec la mort ».

On pourrait me reprocher de faire venir le chef d’œuvre d’en bas, des bas-fonds du psychisme. L’inspiration aime à se voir venir d’en haut, des régions supérieures. C’est une illusion : sa source est dans les tréfonds du psychisme. Peu importe, car ce qui fait l’œuvre de génie, ce n’est pas la source, mais la « sublimation ». L’élaboration qu’opère l’écrivain – l’artiste en général- est ce qui fait le chef-d’œuvre : elle réalise une transfiguration qui justement donne l’illusion d’une source divine.
C’est ce que l’art plastique contemporain veut oublier : le BEAU n’est plus l’idéal de l’art, la sublimation est évitée. La transgression, pour retourner aux sources brutes qui donnent une illusion de richesse, manque le pas. C’est une régression, une involution, qui trouvera vite ses limites. Qui la trouve déjà d’ailleurs, dans la pauvreté de ses produits.


NOTES

NOTE 1 : à propos de « La légende de Julien l’Hospitalier ». Un détail savoureux.
La fin de St Julien est un magnifique inceste déguisé. Julien a fait pénitence pour avoir tué ses parents, puis un jour un vieillard lépreux, symbole paternel mutilé par le crime de son fils, vient le visiter dans sa cahute d’ermite. Il lui demande de le faire entrer, de le nourrir, de le réchauffer en se couchant sur lui. Julien obtempère puis la dégoûtation de ce contact se transforme en extase : odeur délicieuse, paysage idyllique. Ce vieillard paraît conduire vers le Christ qui emporte Julien au paradis.
En fait c’est la mère qui aurait dû être là : ce serait un magnifique retour au paradis maternel. Mais Flaubert pouvait-il finit son récit par un inceste ? Sûrement pas ! Ou bien est-ce plus subtil encore ? Fallait-il se faire pardonner par le père avant d’avoir le droit d’accéder au paradis maternel ?
Cette légende pourrait être décryptée point par point : on y trouverait tout le drame qui hante l’inconscient de Flaubert. On peut la rapprocher du « Verdict » de Kafka, aussi éloquent sur le drame intérieur de celui-ci.

NOTE 2 : à propos d’Achille. Celui-ci semble avoir fait un parcours sans incident, alors que la mort des frères et sœurs qui l’ont suivi doit l’avoir affecté, différemment mais aussi gravement, que son cadet. Chez Achille, comme chez Franz KAFKA, c’est la culpabilité qui doit avoir dominé. Car l’enfant jaloux croit être le meurtrier de ses rivaux. Mais peut-être s’est-il puni, et a-t-il trouvé son équilibre, en choisissant de… réparer les vivants, ce qui est aussi une manière symbolique de faire revivre ses frère et sœur. Le modèle paternel lui a tracé la voie du salut.
En tout cas, cela montre qu’il a eu de bons parents, très aimants et moins durs que le père de Franz KAFKA.


BIBLIOGRAPHIE:

« L’idiot de la famille » – Jean-Paul SARTRE

« Flaubert » – Michel WINOCK

« Gustave Flaubert. Une manière spéciale de vivre » – Pierre-Marc DE BIASI